
Propos recueillis par Marguerite Castel - Pluriséculaire, l’activité aquacole a surtout progressé dans le monde au XXe siècle, montrant aujourd’hui ses limites à la croisée d’enjeux socio-économiques et écologiques. Pour évoluer vers un modèle durable et vertueux, elle devrait d’abord être pensée pour son acceptabilité sociale, de l’échelle, du territoire, de la gouvernance.

et des ressources naturelles,
laboratoire de recherche Amure, UBO.

et des ressources naturelles,
laboratoire de recherche Amure, Ifremer.
Qu’est-ce qui définit une activité aquacole et depuis quand l’aquaculture est-elle pratiquée ?L’aquaculture, c’est la culture d’organismes aquatiques : poissons, mollusques, crustacés et plantes. Elle se pratique dans les rivières, les étangs ou en bord de mer. Elle est spécifique à différentes espèces : les poissons (pisciculture), les coquillages (conchyliculture), les crustacés (crustaticulture, dont la pénéiculture, l’élevage de crevettes), les coraux (coraliculture) ou encore les algues (algoculture).
Techniquement, on parle d’aquaculture lorsqu’il y a une action sur le cycle de vie, sans qu’il soit nécessaire d’en maîtriser la totalité. Nourrir, empoissonner et simplement protéger une espèce contre des prédateurs est un acte aquacole en vue d’améliorer la production.
Les premières formes remontent à plus de 4 000 ans avant notre ère, notamment en Égypte. Le berceau de cette activité reste cependant l’Asie, en particulier la Chine, avec l’élevage avéré de carpes dès 2 000 ans avant notre ère. En Europe, même si quelques fermes ostréicoles existent dans l’Antiquité romaine, c’est au Moyen Âge qu’une aquaculture continentale, c’est-à-dire en eaux douces et saumâtres, se développe pour des raisons religieuses, car les chrétiens devaient manger du poisson frais le vendredi. Sur les autres continents, il n’y a pas vraiment de tradition ancienne aquacole ; en Amérique du Nord, elle n’apparaît qu’au XIX e siècle sous forme récréative, pour satisfaire la pêche sportive en étang. Il y a historiquement très peu d’aquaculture en Amérique du Sud : la colonisation des littoraux par les élevages – de crevettes au Brésil ou de saumons au Chili – ne date que de la seconde moitié du XXe siècle…
La maîtrise de la reproduction artificielle des poissons a révolutionné la pisciculture
au XIXe siècle. Quelles sont les grandes étapes de la révolution aquacole ?
En France, on a d’abord maîtrisé l’ostréiculture aux XIXe et XXe siècles. Mais le grand changement de l’aquaculture se fait en réalité après la Seconde Guerre mondiale, avec la pisciculture moderne. Cet essor vient du Japon, qui met au point les premières techniques d’élevage en cage, pour la sériole et la dorade.
À l’époque, on a encore beaucoup de difficultés à maîtriser le stade de l’élevage larvaire. On sait générer une espèce via la reproduction artificielle, mais on peine à maintenir les larves et les juvéniles, car il leur faut des nourritures spécifiques, ce qui demande beaucoup de recherches. Ce verrou technologique saute dans les années 1960 au Japon, puis en Europe au début des années 1980, avec différentes espèces : le saumon, le bar, la dorade, le maigre. On cible la reproduction des poissons nobles, qui ont une plus forte valeur sur le marché, pour avoir une garantie de revenus. Mais le coût technologique est important : il faut nourrir ces espèces carnivores qui consomment de l’énergie et il faut leur fournir de l’oxygène, dans des élevages qui ont tendance à s’intensifier pour accroître les productions afin de couvrir les coûts.

Outre l’aliment artificiel en granulés, quels sont les progrès majeurs du XXe siècle ?
Il y en a eu énormément, en particulier en génétique, pour accélérer la croissance de certaines espèces. On est en limite de ce que l’on peut faire pour optimiser leur alimentation avec des combinés alimentaires ciblés. C’est même allé trop loin, par exemple en Norvège, pour le saumon : la chair du poisson perd de sa consistance tellement il est gros. La prophylaxie [ensemble des mesures destinées à éviter les maladies et leur développement, ndlr] a également accompagné l’aquaculture intensive ; on a beaucoup vacciné pour prévenir certaines maladies, mais on a aussi dévalorisé le produit.
Depuis les années 1970, l’ensemble de l’ingénierie aquacole a beaucoup évolué : pour l’élevage de la crevette, par exemple, on se basait auparavant sur des captures de juvéniles en milieu naturel. À partir des années 1990, on maîtrise la reproduction et l’élevage larvaire ; les productions explosent, notamment sur les littoraux asiatiques. Sur une année, il est possible de faire deux à trois cycles de production. La crevette pénéide, dite gamba, vaut cher.
Certaines espèces se prêtent à la pisciculture, d’autres non, pourquoi ?
Cela dépend, car les recherches ont porté par défaut sur les espèces de forte valeur initiale. Les développements se sont désintéressés pour beaucoup des espèces de faibles valeurs. Comme cela conduit à une dégradation économique des espèces en élevage à cause de l’augmentation importante des volumes de production, on développe alors de nouvelles espèces. Aujourd’hui, les producteurs de bars et dorades attendent avec impatience la dissémination de l’élevage de sole du Sénégal (Solea senegalensis) à plus grande échelle. On redécouvre également le maigre, qui était pourtant l’une des premières espèces maîtrisées en aquaculture marine. Elle avait été délaissée en raison d’un prix de vente moins attractif pour les producteurs.
Quelles ont été les évolutions des fermes aquacoles en matière de taille des cages et de présence sur littoral ou au large ?
C’est la grande question à laquelle on ne sait répondre. Il faut d’abord se demander pourquoi on fait de l’aquaculture, produire pour qui, et jusqu’où. Ces sujets n’ont jamais vraiment été abordés. Difficile alors de construire une vision de ce que sera le développement aquacole. Pour l’instant, il est pensé uniquement en termes de volumes à produire dans une approche descendante.
Mais il y a eu différents mouvements : face aux impacts environnementaux et aux conflits d’usage avec d’autres activités, on a préconisé le développement d’une activité aquacole offshore. La Commission européenne a financé des projets exploratoires de plateformes offshore
multi-usages intégrant de la production d’énergie, du transport, du tourisme et de l’aquaculture. On en revient un peu face aux coûts, aux investissements importants et aux contraintes du large. Certaines fermes de saumons en Norvège ont franchi le pas (groupe SALMAR, groupe Nordlaks, par exemple), mais elles semblent toujours faire face à des problèmes parasitaires et d’échappées de poissons.
Si le rôle de l’aquaculture est de nourrir le monde et de se transformer en industrie de production de protéines de masse, peut-être que son futur sera à terre, en environnement hyper contrôlé et efficace.

Où en est-on aujourd’hui de la production et du marché ?
La Chine domine le marché mondial. En 2020, sa part dans la production aquacole était de 56,7 % pour les animaux d’origine aquatique et de 59,5 % pour les algues. Actuellement, dix pays produisent près de 90 % de la production mondiale : la Chine, l’Indonésie, l’Inde, le Vietnam, le Bangladesh, les Philippines, la République de Corée, la Norvège, l’Égypte et le Chili.
L’aquaculture marine s’est aussi développée au regard de la baisse et de la stagnation des captures issues de la pêche. En 2022, pour la première fois de l’histoire, la production aquacole mondiale dépassait celle de la pêche et atteignait le niveau sans précédent de 130,9 millions
de tonnes, dont 94,4 millions de tonnes d’animaux aquatiques qui sont quasi exclusivement destinés à la consommation humaine. Soit 51 % de la production totale d’animaux aquatiques.
Cette croissance satisfait une demande mondiale grandissante en aliments aquatiques. Entre 1961 et 2021, la consommation apparente par habitant est passée de 9 à 20,6 kilos (plus de 1,4 % par an en moyenne), quand, dans le même temps, la population mondiale passait de 3,1 à 7,8 milliards d’êtres humains.
Quelles sont les limites du modèle aquacole actuel et quels sont ses impacts négatifs ?
Cette expansion sur un modèle plutôt intensif ne profite pas toujours aux régions et aux populations concernées. Les différents élevages de crevettes qui ont colonisé les littoraux d’Asie tropicale ont bouleversé tous les espaces côtiers avec d’énormes impacts environnementaux. Des zones de mangroves ont été éradiquées, alors qu’elles sont essentielles à l’équilibre des écosystèmes et de la biodiversité. Ce sont des nurseries d’espèces halieutiques, qui servent aussi de freins à l’érosion côtière. Des espaces collectifs ont été privatisés par des capitaux étrangers. L’économie, la vie sociale et l’environnement des sociétés locales ont été ébranlés, avec une irréversibilité de court terme, comme l’impossibilité de cultiver du riz, après introduction d’eaux saumâtres et salées dans une rizière.
Ailleurs, la plupart des problèmes environnementaux sont liés aux rejets de matières organiques qui génèrent beaucoup trop de sédiments : des champs de coraux sont envasés ; les fonds marins de fjords en Norvège deviennent des zones sans oxygène ; les substrats marins des lagunes en Grèce sont très dégradés, etc. On utilise aussi beaucoup de pesticides sur certaines espèces de poissons afin de lutter contre des parasites… pour les consommer ensuite.
En Europe, on cherche des bifurcations aux systèmes de production intensifs ; on veut aller vers des espèces qui ont un plus bas niveau trophique, comme des poissons herbivores, des coquillages… Le facteur limitant, c’est en effet souvent l’alimentation. Nourrir les espèces carnivores a un coût économique et social : au large de l’Afrique, on pêche des sardines pour les transformer en farine destinée aux poissons d’élevage, alors qu’elles pourraient nourrir les populations locales. Mais même pour les poissons herbivores, comme le tilapia ou la perche du Nil, il est aujourd’hui plus intéressant économiquement pour le producteur de les nourrir avec des farines de poisson, car le taux de croissance est alors plus rapide.
Dans les élevages d’ormeaux à terre en Afrique du Sud, il y a une combinaison de culture d’algues et d’oursins avec les ormeaux, dans des compartiments séparés, et cela fonctionne plutôt bien, mais, en milieu ouvert, un tel système est plus compliqué.
« L'aquaculture se coconstruit »
Dans ce cas, il est difficile d’imaginer que l’aquaculture puisse apporter une réponse vertueuse aux besoins alimentaires de 10 milliards d’humains d’ici trente ans. C’est pourtant le souhait de la FAO, qui a émis des directives pour une agriculture durable. Qu’en pensez-vous ?
Deux poissons sur trois devront être issus de l’aquaculture pour satisfaire la demande. Si c’est pour répondre à un besoin de protéines, le poisson est-il la réponse ? Si elle doit nourrir le monde, l’aquaculture telle que nous la connaissons n’a sans doute pas été pensée ni structurée pour ce rôle qu’on lui impose aujourd’hui. Les systèmes productivistes de type intensif ont généré (et génèrent encore) des effets importants, même s’ils sont plus dilués quand ils migrent vers des fermes offshore ou quand ils adoptent des techniques en circuit fermé. Les huiles et farines de poisson issues de la pêche et indispensables aux élevages d’animaux aquatiques sont un goulot d’étranglement au développement de l’aquaculture si elle doit nourrir le monde. L’émergence de maladies et d’agents pathogènes génère des coûts de production toujours plus grands quand les revenus décroissent face à l’augmentation des productions et à la baisse des prix. De systèmes initiaux, particulièrement résilients, l’aquaculture a migré vers des systèmes de plus forte vulnérabilité économique.
La FAO reconnaît, pour la première fois, qu’il sera sans doute impossible de substituer l’aquaculture, continentale pour les deux tiers, à la pêche, marine à 90 %. Il ne s’agit pas des mêmes produits. Le discours affiche une volonté de durabilité, en s’appuyant sur la transformation bleue, mais les principaux goulots d’étranglement de la question de la durabilité sont plus économiques et sociaux que technologiques. Pour aller vers une aquaculture durable, il faudra surtout se poser la question de l’acceptation sociale, de l’échelle, du territoire, de la gouvernance. Des politiques ciblées, le transfert de technologie et l’investissement responsable sont cruciaux, en particulier là où l’aquaculture est la plus nécessaire : dans les pays à bas revenus.
Au sein du laboratoire Amure, nous avons construit le projet européen de recherches, Transfarming, en cours d’évaluation pour financement. Il s’appuie sur des travaux internationaux qui soulignent la nécessité de repenser en profondeur le développement de l’aquaculture. Plus concrètement, on s’intéresse aux conditions de diversification de l’aquaculture vers des systèmes de bas niveau trophique qui offriraient des alternatives durables et résilientes aux systèmes aquacoles existants. L’originalité du projet repose sur le fait de mettre au cœur du questionnement les enjeux de société en lien avec les notions d’alimentation, d’environnement et de socioéconomie des systèmes de production.

Que pensez-vous des nouvelles formes d’aquaculture, comme l’aquaponie, qui combine la production d’animaux aquatiques et de plantes ?
C’est intéressant. Sur l’île de La Réunion, l’aquaponie rencontre du succès, car elle est axée sur le marché local. En France, elle s’est nichée dans certaines serres de tomates. Des étudiants et anciens étudiants de l’Institut Agro Rennes-Angers ont par exemple mis au point une technique d’élevage de crevettes tropicales et de légumes. Leur petite entreprise Agriloops produit localement et dans le respect de l’environnement. De même, l’entreprise Noray, en Espagne, élève des crevettes tropicales de qualité en altitude et bien loin de la mer, en Castille-et-León. C’est une alternative au modèle aquacole pensé en volume. Ces initiatives fonctionnent, car elles sont spécifiques et restent sur des marchés de niche, limités à une certaine échelle.
C’est la somme de ces innovations locales, fortement ancrées dans leurs territoires et à leurs besoins, qui offre des perspectives. Car elles ne reposent pas sur des plans de développement descendants décrétés sur des bases de volume et d’espace et déconnectés des enjeux des territoires où ces productions peuvent prendre place. En matière de stratégie, l’Union européenne énonce ainsi des directives de développement de l’aquaculture marine qui sont ensuite déclinées par les États membres. La dimension sociale est toujours oubliée dans ces plans, bien qu’elle participe fortement à la durabilité des développements. L’adéquation autre que technologique et écologique des territoires où les productions prendraient place n’est jamais questionnée.
Que retenez-vous d’intéressant dans ces innovations ?
Elles soulignent surtout que ce qui fonctionne bien ne se décrète pas. L’aquaculture se coconstruit. Il faut lui laisser le temps de croître de façon apaisée pour arriver à maturité sans vulnérabilité et en dehors des fortes pressions actuelles exprimées en volume. Ou pour répondre à un objectif d’urgence productiviste face au déclin et à la stagnation de la pêche et donc pour nourrir le monde. À cela s’ajoute le fait que le développement aquacole s’est toujours résumé à des choix d’intensification : pro ou anti-intensif, pro ou anti-extensif, pro ou anti-aquaculture. Il faut s’extraire de cette vision binaire. Il y a des systèmes extensifs qui sont des catastrophes et des systèmes intensifs qui fonctionnent très bien. ◼
