En lisant l’article consacré au recyclage des navires chez Navaléo, vous vous étonnerez peut-être de ne pas voir d’images de l’Abeille Flandre en cours de déconstruction, en tout cas sous un angle qui permette de la reconnaître. Notre journaliste Maud Lénée-Corrèze a pourtant suivi toutes les phases de l’opération, que Mélanie Joubert a photographiées. Mais, alors que nous mettions sous presse, un message de l’armement des Abeilles International parvenait à la rédaction et prévenait sans ambages qu’il « ne souhait(ait) pas voir circuler d’images de l’Abeille Flandre déconstruite »…

Au temps de la marine en bois, il n’y a pas si longtemps, on récupérait les pièces qui pouvaient encore servir sur les navires en fin de vie, le reste finissant en bois de chauffage. Certaines coques étaient aussi tirées au cimetière ; là, au vu de tous, elles commençaient par s’affaisser tandis que leur peinture s’écaillait, puis la coque vrillait, un bordage sautait… Elles mouraient à petit feu, pour le plus grand bonheur des photographes.

Plus récemment, on a découvert que nos navires partaient se faire découper en Asie, loin des soucis écologiques occidentaux et des lois sociales protectrices. Des reporters font connaître les terribles conditions de travail sur ces chantiers, et des associations, comme Robin des bois, les dénoncent régulièrement. Alors, en Europe et notamment en France, on tente de développer une filière plus respectueuse des hommes et de l’environnement, et à inciter les armateurs à lui confier ses navires. L’exemple de Navaléo prouve que cette solution est vertueuse, chaque gramme du navire étant valorisé, même si elle est plus coûteuse pour les armements.

Ce que dit ce métier de notre rapport à l’environnement est intéressant. Intéressant aussi le constat des sociologues qui révèle que les gens ont une image négative de la déconstruction, contrairement à celle de la construction, bien plus valorisée. Dès lors, il n’est peut-être pas si étonnant qu’un armateur craigne que le choix de la déconstruction porte atteinte au souvenir de son navire ? D’autant qu’il figurait parmi les plus emblématiques du patrimoine français et que certains l’imaginaient déjà transformé en musée à flot, structure dont on connaît pourtant les difficultés en termes de fonctionnement. Une question de la conservation des navires patrimoniaux qui revient d’ailleurs souvent dans nos colonnes… Les histoires vécues par l’Abeille Flandre, les sauvetages qu’elle a opérés, les émotions qu’elle a suscitées, les livres qu’elle a inspirés… ne peuvent-ils vivre au travers, non pas de l’Abeille comme objet, mais de ses successeurs toujours en activité ?

Certes, le chalumeau et la pince hydraulique sont plus violents que l’outrage des ans sur un cimetière. Mais n’est-il pas temps de faire évoluer notre regard ? Car, finalement, n’est-ce pas la plus belle fin pour l’Abeille Flandre, au terme d’une vie bien remplie à la mer, que de terminer recyclée, comme le symbole d’une nouvelle manière de vivre et de faire, davantage responsable des enjeux sociétaux. La mer l’en remerciera encore plus. ◼ Gwendal Jaffry