Par Nicolas Millot – Proche des derniers témoins de la pêche au thon à la voile — activité qui, jusqu’ à la fin des années 1930, faisait vivre des centaines de marins et des milliers de femmes du littoral atlantique —, le dundée camarétois « Belle-Etoile » renoue chaque année avec ce passé. Il se rend à l’accore du plateau continental pour traquer le germon en adoptant les techniques d’antan.

Dernier dimanche d’août sur la presqu’île de Crozon. Le soleil brille de ses premiers feux sur le petit port de Camaret qui se réveille doucement. Dans la brume matinale, le dundee Belle-Etoile franchit le musoir de la jetée du Sillon. A son bord, une douzaine d’hommes s’en vont, pour quelques jours, renouer avec la grande aventure de la pêche au thon à la voile. Dès la sortie du port, les tangons, préalablement fixés au pied du grand mât, sont mis à poste pour permettre d’envoyer la lourde toile tannée. Au grincement des poulies répond bientôt le claquement des voiles établies. Les ailes déployées, tel un oiseau de mer, le voilier taille sa route au plus près, double la pointe du Grouin et met le cap plein Ouest vers ses lointains lieux de pêche.

Histoire d’une résurrection

Au début des années 1930, la flottille langoustière camarétoise est à son apogée avec deux cent vingt sloups de 10 à 35 tonneaux et soixante dundées de 36 à 41 tonneaux. Les plus grandes unités vont mouiller leurs casiers au large de l’Irlande, de l’Espagne, du Portugal et du Maroc. Grâce à un mareyage actif, les crustacés aussitôt débarqués rejoignent les tables des restaurateurs parisiens et des grandes villes de province, par voie maritime ou chemin de fer. C’est l’époque où Camaret compte trois forges de marine, quatre voileries et autant d’ateliers de mécanique. Les quelque deux cents charpentiers, répartis dans les treize chantiers de construction navale de la presqu’île, sont débordés par les commandes.

L’exploitation de « l’or rose » génère d’importants profits et Camaret devient le premier port langoustier européen. Toutefois, les crises subies par l’industrie de la pêche au cours des années suivantes vont durement éprouver les armements et les constructeurs locaux. C’est dans un contexte économique difficile que le chantier Gourmelon de Camaret lance, en août 1938, le langoustier à vivier Belle-Etoile. Long de 18 mètres au pont pour 5,71 mètres au bau et 33 tonneaux de jauge, ce type de dundée se distingue par l’élégance de ses formes, propres au style des constructeurs de la presqu’île.

L’étrave est haute et bien défendue, tandis que l’arrière en « cul-de-poule » présente un élancement important. La tonture accentuée place la hauteur minimale de franc-bord très en arrière — aux trois quarts de la longueur — et la quille à forte différence confère au voilier de remarquables qualités évolutives. Outre son gréement à corne, le dundée est doté d’un moteur d’une puissance de 45 chevaux.

La Belle-Etoile est donc bien adaptée aux campagnes lointaines et elle fréquente le golfe de Gascogne, depuis la Cornouailles jusqu’au Maroc, pour y pêcher la langouste durant la saison hivernale. Au début de l’été, elle arme pour la campagne thonière et accompagne les malamoks de Morgat qui entament leur traque du germon au large du cap Finisterre. La flottille suit le poisson dans sa remontée vers le Nord, pour atteindre les parages de la Grande-Sole vers la fin septembre. Avec les marées d’équinoxe et l’approche des premières tempêtes d’automne, les thoniers cessent leur activité. Certains désarment pour l’hiver, d’autres vont draguer la coquille Saint-Jacques. La Belle-Etoile s’en retourne quant à elle mouiller ses casiers à langouste.

Rejoignant les grands dundées de Douarnenez, qui ne participent qu’accessoirement aux campagnes thonières et se sont spécialisés dans la pêche des crustacés aux filets, la flottille langoustière camarétoise, désormais motorisée, fait route vers les côtes d’Afrique au début des années 1950. A cette époque, quelques dundees poursuivent encore les mattes de thons à la belle saison, mais la voile au travail à fait place aux chalutiers pourvus de congélateurs. Désarmée en 1962, la Belle-Etoile rejoint une dizaine de ses semblables échoués sur la petite plage du Styvel, à l’abri du Sillon de Camaret. Sous les morsures du temps et les tempêtes d’équinoxe, le vieux voilier s’éteint lentement. Dernier témoin d’un temps révolu, l’épave est inscrite à l’inventaire du mobilier historique en 1983. Elle s’est définitivement disloquée voici tout juste quelques mois.

Au cours des années 1970, la surexploitation de la ressource et l’extension des eaux territoriales mauritaniennes sonnent le glas de l’activité langoustière. Les constructions neuves sont en régression depuis plusieurs décennies, et les chantiers camarétois disparaissent un à un. Seul subsiste celui d’Albert Péron, qui a racheté, en 1953, le chantier d’Alexandre Gourmelon. Entre 1968 et 1990, Albert Péron ne lance pas moins de soixante et onze bateaux, des langoustiers mais aussi des goémoniers pour le Nord Finistère, des dragueurs ostréicoles, des chalutiers ainsi que des crabiers pour des armements britanniques.

En souvenir de la Belle-Etoile

Pour répondre à l’appel du concours « Bateaux des côtes de France » et dans la perspective de battre pavillon lors des fêtes maritimes de Brest 92, un petit groupe de Camarétois lance le projet de faire construire une réplique de la Belle-Etoile. Perpétuant la tradition des constructions traditionnelles locales, Albert Péron se prend naturellement d’intérêt pour le projet. En 1989, il trace les plans d’une coque réinterprétée la faveur de sa longue expérience des’ langoustiers hauturiers à moteur, dotant par exemple le dundée d’un avant mieux défendu que celui des anciens voiliers. Les premiers éléments de charpente sont mis en place quand le constructeur disparaît prématurément. La structure axiale, fièrement dressée sur le Sillon, est abandonnée pendant une année. Puis les ouvriers du chantier reprennent l’affaire à l’enseigne des Charpentiers de marine camarétois. La construction de la Belle-Etoile est relancée, mais sa participation au grand rassemblement brestois semble bien compromise. Aussi, charpentiers et bénévoles de l’association se lancent-ils dans une folle course contre la montre. Le 4 juillet 1992, la coque noire et blanche de la Belle-Etoile glisse sur sa rampe suiffée et prend contact avec son élément sous les applaudissements d’une dizaine de milliers de spectateurs. Le pari est gagné, et la semaine suivante le magnifique dundée est gréé dans le cadre des fêtes de Brest.

© Nicolas Millot

Pour faire vivre le bateau et ses trois hommes d’équipage, l’association propriétaire l’exploite commercialement depuis 1994, et propose des sorties d’initiation à la pratique de la voile traditionnelle. A la fin de la saison estivale, le dundée est également armé pour deux sorties exceptionnelles de six jours à la pêche au thon.

Le « maître de pêche »

Depuis une dizaine d’heures, la Belle-Etoile file tribord amures sur la houle de l’Atlantique. La route est encore longue pour rejoindre l’accore des grands fonds, à quelque 150 milles au large de la pointe du Finistère. C’est dans cette zone, située à la limite entre le plateau continental et la fosse océanique, que nous aurons le plus de chance de trouver les mattes de thons. A la barre, le jeune patron du bord, Wilfrid Huan surnommé Willy, veille sur l’horizon au passage du rail d’Ouessant. « Lorsque nous arriverons sur notre zone de pêche, nous passerons de 250 à 4000 mètres de fond sur à peine 20 milles de distance, explique Willy. C’est dans ces parages que les crabiers viennent pêcher, c’est là aussi que passent les bancs de thons d’après les professionnels, mais les anciens racontent qu’ils pêchaient bien plus près des côtes. Les Espagnols que nous croisons là-bas sont toujours surpris lorsqu’ils nous voient pêcher à la voile. Ils doivent nous prendre pour des barjos! »

En haut: la Belle-Etoile, tangons à poste, en route vers les lieux de pêche. Ci-dessus: à hisser ! © Nicolas Millot

Une forte odeur de cuisine se mêle à la brise marine. Emergeant du rouf, un large sourire aux lèvres, Maxime Legoïc, dit Max, présente marmite et gamelles aux passagers rassemblés autour du banc de quart. Est-ce le roulis, les odeurs rances du bois, de l’étoupe et du chanvre mêlées à celles de la cuisine? Toujours est-il que le poulet boucané servi au déjeuneur ne réussit pas aux estomacs non éprouvés des apprentis pêcheurs. Ce soir, bien peu d’entre nous se sentent en état de faire honneur à la table du jeune matelot. Fatigués et éprouvés par le mal de mer, nombreux sont ceux qui vont bien vite rejoindre leur couchette. Cette nuit, seuls les trois hommes d’équipage s’acquitteront des heures de quart.

Dans le froid du petit matin qui trempe de rosée le pont du voilier, Jean Le Page et Jean-François Daniellou entament un solide petit déjeuner: café et pain beurre arrosé d’un coup de rouge. Ils ont assuré le dernier quart et gréé les lignes sur les tangons, avant de les filer à la pointe du jour. Point question de mal de mer pour ces solides gaillards qui n’en sont pas à leur première traque du germon. Visage halé par le soleil et les embruns, Jean Le Page est l’un des derniers marins pêcheurs de la presqu’île de Crozon à avoir pratiqué la pêche au thon. Fort de ses trente-quatre années de campagnes, il est le mestr bag, le « maître de pêche » du bord, celui qui mène l’équipage dans sa quête du poisson. Il relève les indices qui signalent la présence des mattes, qu’il s’agisse des balaous (cousins de l’orphie ou aiguillette) fuyant en surface devant les thons en chasse, ou des vols de dindins (pétrels fulmars) et de morskoul (fous de Bassan) à la poursuite des bancs de crevettes et de sardines, mets de choix des germons.

Mousse à quatorze ans sur la Tante Yvonne, un chalutier-thonier à moteur de Morgat long de 20 mètres, Jean pêche ses premiers thons au large des côtes de l’Espagne et du Portugal. « On partait pour une première tournée à la mi-juin, ra-conte-t-il. Il nous fallait bien six à sept jours de route avant d’attaquer les premiers thons. On vendait à Lisbonne, à La Corogne ou à Vigo quand on n’avait qu’une petite pêche. Ensuite on repartait pour une marée après avoir fait le complément de gazole et de vivres. On suivait le poisson dans sa remontée du golfe de Gascogne, pour finir la saison en septembre dans le travers de l’Irlande. On partait pour des campagnes d’une vingtaine de jours. Au débarquement à Morgat, la plus grosse partie de la pêche allait à l’usine, mais la plus fraîche était vendue aux enchères à la criée. Ça faisait des sous! D’octobre à janvier, on armait à la drague pour faire la coquille Saint-Jacques en rade de Brest, et de février à début juin nous pêchions le maquereau au filet dérivant. A cette époque, il y avait encore une cinquantaine de voiliers qui armaient au port du Fret (au Nord de la presqu’île) pour draguer les fonds de la rade. C’était le plus grand port coquillier de la côte. La saison terminée, les gars s’en retournaient au thon. Certains embarquaient sur les thoniers de l’île d’Yeu et de Groix qui naviguaient encore à la voile. »

Jean Le Page occupé à gréer les lignes. © Nicolas Millot

A seize ans, Jean Le Page fait l’apprentissage de la voile au travail le temps d’une saison sur le Cloé, un vieux dundée langoustier mauritanien de 21 mètres qui, comme la Belle-Etoile, achève sa carrière au thon. Dans les années qui suivent, il embarque sur divers chalutiers-thoniers modernes. Les campagnes sont plus longues, les destinations plus lointaines.

Les passagers sont attentifs aux explications du « maître de pêche », qui énumère les indices susceptibles de révéler la présence du poisson. © Nicolas Millot
Les lignes sont prises, et il faut les ramener dans le bon ordre pour éviter de les emmêler. © Nicolas Millot

« On descendait encore plus au Sud, jusqu’aux Açores, explique Jean. Dans ces parages, il y avait beaucoup de bancs de crevettes, et les mattes de thons qui en sont friands restaient stationnaires, alors on pêchait bien. » L’hiver, notre homme drague la coquille devant Belle-Ile, l’île d’Yeu, Les Sables-d’Olonne, ou encore au large de Plymouth. En 1957, il met son sac à bord du Père Benoît, un ligneur de 24 mètres, armé pour pêcher le thon à l’appât vivant avec des cannes en bambou dans le golfe de Gascogne et sur les côtes du Sénégal. Entre février 1961 et juin 1963, il effectue également quatre campagnes langoustières de trois à cinq mois sur les côtes mauritaniennes à bord du Rubis. A son retour, il embarque sur le Guy Milo, commandé par un vieil ami nommé Auguste Sénéchal. Les deux hommes navigueront ensemble pendant vingt-sept ans, au thon l’été, à la coquille puis au chalut l’hiver, au large de l’Irlande, pour pêcher langoustine et merlu. « A bord du Guy Milo, on a fait sept cent quarante thons à six gars dans une seule journée, se souvient Jean. Le pont était rouge de sang. C’est le plus gros coup de ma carrière. » Ses cinq fils sont tous marins au commerce ou à la pêche. L’un d’entre eux, Frédéric, est patron de la Janine, un vieux langoustier reconverti dans la pêche aux crabes, construit il y a quarante-quatre ans au chantier Keraudren de Camaret.

Jean Le Page prend sa retraite en 1989; il a cinquante-cinq ans. Avec Jean-François Daniellou, employé à l’arsenal de Brest, il n’en continue pas moins de pêcher toute l’année à bord de son petit bateau de 6 mètres, construit à l’île de Sein en 1948. « Jean Le Page était un copain de mon père, raconte Jean-François. C’est lui qui m’a fait môn premier lance-pierre. Aujourd’hui, on s’arrange bien, on pêche souvent ensemble, chacun sur son bateau, pour le plaisir de taquiner le bar à la ligne. Il m’a appris tout ce que je sais. C’est une figure de Camaret et sans doute le meilleur pêcheur du coin. Un jour, à l’occasion d’une sortie entre copains sur la Belle-Etoile, on s’est dit que ce serait bien d’armer le bateau avec des tangons pour refaire une campagne au thon à l’ancienne. Nous avons exposé notre idée à l’association, et à la fin d’août 1997 la Belle-Etoile faisait sa première sortie en pêche. Malheureusement, le mât de tape-cul s’est brisé quelques heures après notre départ. Nous avons réparé sommairement et le lendemain, en arrivant sur les lieux de pêche, c’est le grand mât qui a cédé et nous avons dû rentrer au moteur. On a remis ça l’année suivante, avec la même équipe, et nous avons pris cent vingt thons de taille moyenne. L’expérience étant concluante, l’association a refait deux sorties l’an dernier. On a pêché moins mais plus gros : une quarantaine de thons de 10 à 24 kilos. C’est ma quatrième campagne, et j’espère que l’on fera encore mieux cette année! »

Comme un éclair d’argent ! © Nicolas Millot

A la poursuite des mattes

Un à un, les passagers s’extraient de leur couchette, enfilent vêtements chauds, pantalon de ciré et veste de quart avant de rejoindre l’équipage sur le pont. Un juron parvient du carré. Surpris par une soudaine embardée du bateau, Stéphane s’est affalé sur le plancher en chaussant ses bottes. « L’a pas encore l’pied marin! » lance Max en souriant. L’esprit et l’estomac chahutés, les passagers trouvent un premier réconfort autour du petit déjeuner servi sur le capot du rouf. Les voiles légèrement gonflées, appuyée par son moteur, la Belle-Etoile file 6 à 7 nœuds dans une mer formée. « La bonne allure fait tout le succès de la pêche, explique Jean. Il faut naviguer avec le poisson pour que les lignes soient bien tendues, mais point trop de vitesse pour ne pas arracher la gueule des thons. »

Cramponné à l’un des tangons, le vieux pêcheur scrute inlassablement la mer et le ciel, cherchant un quelconque indice pour orienter la route du bateau. « Sans veille, il n’y a pas de pêche, ajoute-t-il. J’ai veillé pratiquement toute ma carrière. Dans le temps, il y avait beaucoup de thoniers et l’on pouvait s’informer sur la position des mattes. Aujourd’hui, faut un peu de chance pour trouver son bonheur, t’as vu la taille du champ ? »

Rassasiés, les néophytes s’enquièrent auprès du maître de pêche sur le système des lignes traînantes gréées sur les tangons. Ces longues perches métalliques, prolongées par un espar plus flexible en orme, ont été gréées la veille du départ par Jean et son copain Auguste. A la grande époque, les tangons, plus longs et aussi plus lourds, étaient en châtaignier ou en sapin rouge.

Chaque perche est gréée de quatre lignes en gut (fil de Nylon) reliées au pavois par des hale-à-bord. Ces lignes sont munies d’un morceau de chambre à air pour amortir le choc et ne pas arracher la gueule du thon lorsqu’il mord à l’hameçon double dissimulé sous un leurre de crins colorés. Au temps de la voile, les lignes en chanvre étaient pourvues d’un solide avançon de laiton, la goudrenn, portant un double croc caché par une touffe de crin de cheval, de paille d’ail ou de maïs soigneusement effilochée.

« De mon temps, on mettait six lignes par perche, explique Jean. Les quatre plus longues mesuraient 38, 30, 22, et 14 brasses. Pour les deux autres, qu’on appelait grand plomb et petit plomb parce qu’elles étaient lestées de chaîne, on mettait 9 et 4 brasses. On les espaçait d’environ 8 brasses pour qu’il n’y ait pas trop de brouille. A l’arrière, on gréait également trois lignes: les deux bonhommes de 12 et 13 brasses placés de part et d’autre du courrier, long de 19 brasses. Si le poisson se faisait rare, on filait aussi la sabaille, une ligne de 40 brasses gréée en tête du mât de tapecul. Fallait la tirer celle-là! On mettait des fois dix-huit lignes à l’eau en même temps, t’avais intérêt à bien calculer tes longueurs et à remonter tout ça dans l’ordre, autrement ça faisait une sacrée pelote! »

Aux tangons!

« La troisième sous le vent! » Le cri du patron de pêche met tout le monde sur pied. Stéphane s’est précipité sur la cargue amarrée à la ride d’un hauban. Arc-bouté au pavois, il embraque le hale-à-bord puis la ligne, brasse après brasse. Les gestes précipités de l’homme trahissent son excitation. Soudain, un éclair d’argent éclabousse la surface de l’eau. Dans un dernier effort, malgré la tension de la ligne qui lui entame la peau des mains, Stéphane parvient à embarquer le thon sur le pont du voilier. Un superbe scombridé, au dos bleu et au ventre blanc nacré, s’agite en déployant ses immenses nageoires pectorales en forme de sabre.

Alors que le visage du pêcheur rayonne de sa victoire, Jean entraîne le poisson près d’un dalot. Il le maintient entre ses bottes et le tue d’un coup sec de piko enfoncé entre ses gigantesques yeux sombres. « Le poisson doit être tué et vidé au plus vite, explique-t-il, pour que sa chair ne se mâche pas. » Avec les gestes mesurés du spécialiste, notre homme tranche largement les ouïes du thon, puis l’éviscère et le saigne en appuyant sur ses flancs avec les pouces.

Le premier thon ramené à bord donne tout son sens à cette quête d’une activité traditionnelle. © Nicolas Millot

Après un abondant rinçage, le germon est déposé dans une caisse afin qu’il s’égoutte et se raidisse. Il sera ensuite stocké dans l’un des vieux congélateurs, remplis de glace, que l’équipage a solidement arrimés sur le pont. « Quand j’étais en activité, on ne glaçait le thon que le lendemain de sa capture, précise Jean. Le jour même, on le mettait deux fois au frais pendant deux heures, puis on le laissait sur le pont toute la nuit. C’était la méthode. Fallait qu’il se raidisse naturellement avant de le mettre dans la glacière. »

Pendant ce temps, d’autres lignes se sont raidies, mais la houle qui fait mouvoir l’horizon ne permet pas aux néophytes de distinguer celles qui ont été sollicitées. A la hâte, Jean distribue les postes. Lui seul est en mesure de percevoir la présence du poisson ou les petites anomalies telles que les morceaux de plastique — même au large ! — et les grappes de goémon qui ne manquent pas de se prendre régulièrement aux hameçons. Soudain, toutes les lignes semblent prises; l’excitation de l’équipage est à son comble. Pour ramener la première, qui est la ligne la plus au large, il est d’abord nécessaire de haler les trois autres, et Jean Le Page distribue les ordres : « Travaillez tous ensemble, sinon on va tout brouiller! »

© Nicolas Millot
© Nicolas Millot
Thon au menu, préparé en ragoût, et à l’ancienne, par Maxime Legoïc (en haut). Un coup de mauvais temps et Jean Le Page, en marin expérimenté, prend la barre du dundée (ci-dessus à gauche). Les oiseaux de mer, comme ce jeune fou de Bassan (ci-dessus à droite) se jettent parfois sur les leurres et doivent être remontés à bord. Le temps d’une photo et ils rejoindront leur milieu naturel. © Nicolas Millot

Les germons qui se débattent bientôt sur le pont sont des thons blancs (Thynnus alalonga) de 8 à 10 kilos. Grands prédateurs, ils ont pour habitude de nager en troupe serrée et de poursuivre tout ce qui bouge ou brille à la surface de la mer. Les plus grosses pièces sont hissées à bord à l’aide d’une gaffe, le baz-krog. Nous prenons garde de ne pas glisser en marchant dans le sang répandu sur le pont incliné du dundée. Le sillage est momentanément empourpré par le liquide rouge sombre qui s’évacue par les dalots. Jean explique à ses « élèves » qu’autrefois le bateau virait de bord pour remonter le sillage sanglant tracé sur l’océan afin de retrouver la matte lorsque celle-ci était perdue.

Des dindins plongent en criant sur les leurres, et avalent les hameçons. Les malheureux prisonniers sont ramenés à bord, et ceux qui ont eu la chance de ne pas se noyer reprennent leur vol après avoir été libérés. Ils faisaient autrefois le bonheur des équipages, qui pouvaient ainsi améliorer leur ordinaire composé essentiellement de thon, matin, midi et soir.

Depuis une bonne heure, les lignes ne pêchent plus. La matte semble perdue, mais nous pouvons nous enorgueillir d’une quarantaine de prises. En début d’après-midi, la mer se forme, le vent et la pluie viennent jouer les trouble-fête. Le bout-dehors du dundée plonge dans les vagues, qui déferlent régulièrement sur le pont. « La mer n’est plus très bonne pour la pêche, souligne Jean. Le thon nage habituellement près de la surface, mais si la houle est trop forte, il plonge et disparaît. » Les vents ont viré Sud-Sud-Est et nous poussent de l’arrière tandis que la houle nous prend par le travers. Nous sommes copieusement secoués et rester sur le pont devient inutile, sinon dangereux. Cramponné ferme sur la lourde barre, Jean invite son équipage à la sieste. C’est le moment de troquer son ciré contre une couverture chaude et d’apprendre à mieux connaître ses compagnons d’aventure. Dans l’épreuve du mal de mer et de la promiscuité le groupe s’est rapidement soudé.

En fin de journée, la mer se calme un peu, mais il est temps de rentrer les lignes pour la nuit. C’est l’heure où les thons regagnent les profondeurs de l’océan. Le moteur est stoppé et le bateau prend la cape sous voilure réduite : grand voile bordée, trinquette à contre et barre amarrée sous le vent. Les lignes sont halées à bord et lovées dans des caisses. Qu’il est appréciable de retrouver la quiétude d’une navigation sans moteur! Max est passé maître dans l’art d’accommoder le thon et son ragoût fait l’unanimité de l’équipage. Après la fatigue de la journée, personne n’a le courage de se dévêtir avant de grimper dans sa couchette: on enlève ses bottes, son ciré et c’est paré!

Dans le froid de la nuit silencieuse, Stéphane et Willy ont pris le premier quart et refont le monde en échangeant les souvenirs de leurs jeunes vies. Le souffle d’un évent vient interrompre leur conversation. Intrigué, Willy éclaire la surface de l’eau avec sa lampe torche. La baleine est là, à une dizaine de mètres du bateau qui ne semble plus être qu’une coquille de noix. Fasciné, Stéphane prend conscience qu’il est bien loin de son élément.

Dès l’aube, les passagers sont réveillés par une tambourinade sur le pont. Sous les gifles de la pluie et du vent, les visages des hommes de quart rayonnent de bon heur, les thons sont là et chaque pièce halée à bord crée l’euphorie. Les jours vont ainsi se succéder au rythme des prises et des longues heures d’attente. Nous touchons le point extrême de notre course, au large de l’île d’Yeu. Les rencontres sont aussi rares qu’inattendues: des cachalots, des dauphins, des globicéphales et une multitude de marsouins venus jouer dans l’écume de la vague d’étrave. On ne se lasse pas de contempler leurs facéties, mais leur présence fait fuir les thons!

Six jours de mer, et la Belle-Etoile regagne Camaret, son port d’attache. Une courte campagne si on la compare à celles effectuées par les anciens — qui partaient pour quatre à six semaines en fonction de la pêche —, mais que de souvenirs pour tous après cette grande bouffée d’air pur! © Nicolas Millot
Aussitôt arrivé au port, le thon est débarqué; les plus belles pièces font la fierté des pêcheurs. © Nicolas Millot

Pendant six jours, la Belle-Etoile est le siège d’une convivialité maritime exceptionnelle. « Il y a beaucoup de demandes pour embarquer à la pêche au thon, affirme Willy, et pour les satisfaire il nous faudrait programmer cinq, voire six sorties dans l’année. Mais on doit attendre la fin de l’été pour que le poisson arrive dans nos eaux. A cette saison, les dépressions sont plus fréquentes et le temps incertain. C’est pourquoi nous devons être prudents et limiter le nombre de campagnes. Mais pour l’équipage, qui est à bord de mars à octobre, c’est un moment privilégié. Nous n’utilisons plus le bateau comme un objet de démonstration mais comme un outil de travail. »

De retour au port avec quelque cent vingt thons, nous aurons tous eu l’impression de vivre une expérience inoubliable. Nous avons redécouvert pour un temps les gestes et les principes élémentaires de la vraie vie, ceux qui nous font trop souvent tant défaut!

Remerciements : Anne-Marie Massot, présidente de l’association, l’équipage de la Belle-Etoile pour sa bonne humeur et son chaleureux accueil.

Pour embarquer : Association Belle-Etoile: tél. 02 98 27 96 94.

 

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