On aurait dû lire ce livre beaucoup plus tôt. Mais Anita Conti débarque le 20 août 1939 et l’Allemagne envahit la Pologne le 1er septembre : on connaît la triste suite. Les notes et les photos des soixante-dix jours qu’elle vient de passer à bord du Viking en mer de Barents sont soigneusement remisées dans une boîte. Où elles vont dormir jusqu’à ce que Laurent Girault-Conti, son fils adoptif, ne les reprennent avec elle dans les années 1990. C’est ce précieux matériau qui est aujourd’hui livré à la connaissance des lecteurs.

Ceux qui aiment Anita Conti la retrouveront tout entière dans ces pages. Son ton vivant, souvent émaillé de touches d’humour, l’expression d’une sensibilité sans pathos, ses interrogations sur la pêche, et au-delà sur le sens même de la vie, tout y est déjà en germe de ce qui deviendra quinze ans plus tard son puissant credo écologique, Racleurs d’océan. « Sur les bancs de pêche, les beaux morutiers sèment une mort étrange, monstrueuse et muette », écrit-elle ainsi.

Sur le Viking, comme plus tard sur le Bois-Rosé, qui appartiennent tous deux au même armateur de Fécamp, Joseph Duhamel, Anita Conti est confrontée au gaspillage de la ressource halieutique. On la sent osciller en permanence entre le plaisir de voir les hommes ramener du poisson (c’est leur métier, leur salaire, leur honneur) et l’horreur devant tout ce qui est rejeté : « Aujourd’hui, dix tonnes faites, mais pêché plus de quarante… Quarante ! », note-t-elle le 29 juin 1939.

La représentante de l’Office des pêches s’intéresse à tout, aux poissons, aux oiseaux, au cochon qui s’est tué en tombant dans la cambuse ou au chardonneret du capitaine, mais surtout aux hommes. Sa tendresse va du mousse, « doux enfant timide et parfaite bonne à tout faire », à l’équipage qui se plie au labeur incessant. Elle embrasse jusqu’au capitaine, « une sorte de pur esprit crachant et fumant qui ne semble vivre que par les yeux et la voix. Commandements, ordres de manoeuvre et rapidité d’évaluation des quintaux de peisson caractérisent l’attitude du chef. Une morue égarée lui fend le coeur. »

Entre soleil de minuit et brume épaisse, Anita Conti serre les dents et se sert de l’humour pour résister à ce monde rude, où la lutte contre les éléments interdit tout apitoiement. Elle y trouve du courage, une éthique de vie et même un certain bonheur, tant il est vrai que les choses faciles n’ont pas de saveur. « Le navire lié aux éléments dans ce qu’ils ont de plus indomptable est un royaume dans lequel, soudain, l’homme est grand. »

> Le Carnet Viking, 70 jours en mer de Barents, Anita Conti. Éditions Payot, 220 p., 18 €