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Interdite au public pour protéger sa faune, l’île du Large de l’archipel Saint-Marcouf, en Normandie, accueille des bénévoles venus participer à la restauration d’un fort de 1815. Respect des pierres ou des oiseaux ? Deux points de vue s’affrontent…

« Merci d’avoir échangé une semaine de vacances contre une semaine de travaux forcés », accueille Thierry, le chef de camp. Mi-août, quatorze bénévoles débarquent sur l’île du Large de l’archipel Saint-Marcouf, à l’est du Cotentin. Les compagnons de galère doivent participer à la restauration d’un fort érigé sous Napoléon Ier sur une île qui servit jadis tantôt de retraite pour les moines, tantôt de base pour les pirates et les contrebandiers.
Occupée par les Anglais de 1789 à 1802, l’île accueille les travaux de construction du fort en 1815. Deux cents hommes vont bientôt s’y installer avec pour mission de repousser toute nouvelle tentative d’invasion. Dans les faits, la vie du bâtiment militaire est bien calme : selon la « légende », le seul navire canonné depuis l’île du Large serait un bateau de pêche… français. Depuis la fin du XIXe siècle, et la paix avec les Anglais, il n’a plus aucune fonction militaire. Et le gardien du phare sera le dernier habitant de l’archipel Saint-Marcouf.
L’association des Amis de l’île du Large, seule autorisée à débarquer, rompt un peu chaque année cette solitude en y amenant quinze personnes maximum à la fois, du 1er août au 31 mars en théorie. Tout le monde repart fin septembre, météo oblige.
À marée haute, un minuscule chenal mène à l’ancien port, en grande partie détruit, seule voie d’accès à l’île déserte de 2 hectares, à la végétation sauvage et à la faune riche. Des goélands (l’argenté, le brun et le marin) et des cormorans (le grand et le huppé) ont profité de l’abandon des îles Saint-Marcouf pour y nicher.
L’électricité est d’origine solaire et seulement disponible dans l’ancienne poudrière, reconvertie en cuisine. L’eau douce est amenée par bateau. Il est fortement recommandé de ne pas la boire et de privilégier l’eau en bouteille. Pour toute douche, une pompe de camping et, pour dormir, une tente à l’ombre du fort.

© Anthony Derestiat

Ce sont les pouvoirs publics qui déterminent la priorité des travaux, via des échanges au rythme administratif trop lent pour stopper la dégradation du site. « L’État, c’est plus destructeur que la marée », balaye, amer, Hugues Dupuy, le fondateur de l’association. Pour l’instant, ses membres se bornent à travailler sur les digues construites en 1860 sous Napoléon III pour contrer l’effet des marées. « Chaque vague est l’équivalent d’un coup de marteau », mime Benoît, chef de chantier de la semaine. Formateur dans le BTP sur le continent, il doit ici composer : « La plupart des bénévoles ne connaît rien à la maçonnerie. On a l’objectif d’avancer au maximum, mais tout le monde veut aussi profiter du cadre. » Dans l’idéal, il faudrait restaurer l’intégralité du fort, mais les maigres moyens de l’association lui permettent seulement de s’occuper des digues, prioritaires. D’autant que l’accès à l’intérieur du fort reste interdit.
« J’ai l’impression qu’on ne sert à rien », lâche Nathalie, le deuxième jour, en scellant des pierres dans la digue nord, avant la pleine mer. Elle n’est pas pour autant démoralisée, car cette quinquagénaire de Seine-Saint-Denis est là pour l’aventure : « J’ai trois enfants, je gagne bien ma vie et le plus gros de ma carrière est derrière moi. À cette étape de l’existence, ce n’est pas évident d’avoir encore des projets. Ici, je peux m’impliquer dans quelque chose. »
Alain, la soixantaine, est un habitué. La journée, il œuvre sur la digue sud ou le long de la rampe à canon du fort, délogeant racines et escargots qui ont remplacé la chaux. Il apprécie cette micro-société déconnectée. « On a assez d’espace pour avoir des petits moments seuls si on veut. Avant le repas, j’aime bien aller lire face à la mer. » Le travail accompli, l’équipe se retrouve pour des banquets crépusculaires animés.
Après vingt ans d’existence et de travaux, la voie associative ne suffit plus aux Amis de l’île du Large. Pour eux, la rénovation est impossible sans une ouverture au public qui doit mobiliser le territoire. « C’est un fort Boyard bis ! clame Christophe Brunet, le coordinateur. On a la chance d’avoir ça en Normandie, et personne ne peut le voir ! » Le président, Christian Dromard, chiffre le projet de rénovation complète du fort à plusieurs dizaines de millions d’euros et négocie avec l’État une gestion exclusive du rocher. Pour l’heure, son budget annuel tourne autour de 100 000 euros, mais il assure : « On a de nombreux partenaires prêts à financer. On attend juste l’aval de l’État. »
Et c’est bien là que le bât blesse. Car les oiseaux marins installés dans le fort sont des espèces protégées. La législation interdit de perturber leur cycle de reproduction, d’où l’autorisation de l’accès à l’île à partir du 1er août. Ce calendrier rend impossible les travaux au long cours et l’association réclame une dérogation.

© Anthony Derestiat

« Les lois s’appliquent à tout le monde », oppose Gérard Debout, président du Groupe ornithologique normand (GON). Cette association, qui réalise des comptages annuels, prône la création d’une réserve naturelle sur les îles Saint-Marcouf. Elle a obtenu en 1967 ce statut pour l’île de Terre, distante de quelques centaines de mètres seulement. « Les deux îles forment un seul et même site pour les oiseaux. Quand il y a une tempête, ils passent de l’une à l’autre en fonction du sens du vent », justifie l’ornithologue, catégoriquement opposé au projet touristique. La sanctuarisation assurerait l’avenir, entre autres, des cormorans huppés, estimés à quatre cents couples sur les îles, un nombre en hausse constante. « Dans le monde, il n’y en a que quatre-vingt mille, donc ce n’est pas du tout anodin. »
Le contact est rompu entre les deux associations, qui défendent chacune leur vision. Christophe Brunet en appelle à une résolution définitive de ce conflit entre patrimoine et environnement : « L’État doit trancher mais il ne le fait pas. Le jour où ils choisissent les oiseaux, on plie les gaules. » ◼ Anthony Derestiat et Maxime Giraudeau