Par Sandrine Pierrefeu – La frégate Shtandart s’amarrera bientôt aux quais de Brest et de Douarnenez. Vaisseau ambassadeur de la ville de Pierre le Grand, elle aura fait le trajet depuis Saint-Pétersbourg pour honorer une seconde fois l’invitation lancée par les Bretons. Plus ancienne que sa quille de chêne, posée voici tout juste dix ans, son histoire commence avec les rêves visionnaires d’un empereur amoureux des navires et de l’Occident.

Mai 2003. Le monde a les yeux tournés vers la Venise du Nord. Palais pastel, coupoles d’or et canaux aux mille ponts, Saint-Pétersbourg fête ses trois cents ans dans le faste retrouvé de sa fondation. En 1991, après les années d’Union soviétique où toute référence au passé, surtout tsariste, était proscrit, Leningrad a repris son nom originel. Puis la ville et ses habitants ont été autorisés à renouer avec leur histoire, celle, éclatante, d’une capitale « européenne » inventée par Pierre le Grand et créée de toutes pièces à l’extrême Ouest du pays. Au cœur des célébrations du tricentenaire, la parade qui descend la Neva illustre le second grand œuvre du tsar: la création d’une flotte impériale. A la fin du XVIIe siècle, le jeune monarque décide de doter la Russie d’une marine puissante afin de bouter hors ses ennemis Turcs au Sud, Suédois en Baltique et de garantir à son peuple l’accès aux quatre mers entourant son domaine.

Six mois suffiront pour construire la frégate Shtandart en 1703

Une ville neuve ouverte sur l’Europe, une flotte moderne pour défendre les frontières de l’Empire, Pierre le Grand concrétise ses desseins en moins de trois décennies. Manu militari, il reprend la côte aux Suédois, lève une armée de paysans pour assécher les marais de l’embouchure de la Neva, et embauche les meilleurs architectes occidentaux pour dessiner la nouvelle capitale.

Ayant expédié ses experts, formés en « grande ambassade », collecter les savoirs de l’Ouest moderne, et s’étant déplacé lui-même incognito afin d’apprendre la construction navale auprès de maîtres hollandais et anglais, il commande rapidement les premiers navires de la flotte baltique. Deux galions, deux smacks, une frégate amirale et cinq autres petits voiliers, sont inscrits aux carnets d’un premier chantier, puis d’un second, le premier n’étant pas de taille à répondre aux exigences du souverain. Le 24 mars 1703, l’établissement Oloniet, sur la rivière Svir non loin du lac Ladoga -prend acte de la commande.

 

 

 

En 1698, Pierre le Grand a séjourné à Deptford près de Greenwich pour visiter les chantiers navals, en vue de faire construire une marine digne de l’empire de Russie. Illustration de Dudley Tennant (1682-1125), extraite de The Book of Knowledge. © Mary Evans Picture Library
La ville et la rade de Saint-Pétersbourg, peintes par Angelo Biasoli dans les années 1820. Le projet fou de Pierre le Grand est devenu réalité. © Corbis/Sygma

Six mois après la mise en chantier, cin­quante charpentiers, vingt forgerons, des maîtres sculpteurs, voiliers, peintres et cent vingt autres ouvriers d’Oloniet, menés par le Hollandais Vibe Girense et par le Russe Ivan Nemtsov, achèvent la frégate, pièce maîtresse de la flotte à naître. Le 8 septembre, Pierre 1er franchit la coupée du navire qu’il vient de baptiser Shtandart. Il voyagera jusqu’à Saint-Pétersbourg à bord du vaisseau dont il a ordonné les moindres détails. La Neva change de jour en jour, des chantiers sont ouverts partout. Depuis le bastingage ouvragé, le tsar contemple les quais, imagine les forteresses, les casernes et les bâtiments administratifs de la future cité. Le long des berges se dresse la petite maison de bois où il s’est établi, alors que l’embouchure du fleuve n’était qu’un vaste marécage tout juste repris aux Suédois.

Trois cents ans plus tard, la réplique de la frégate Shtandart mène la parade nautique célébrant la ville de Pierre. A bord, Vladi­ mir Martous, son capitaine, s’autorise quelques instants de rêverie. La cabane de bois est toujours là. Le tsar souhaitait que son bateau préféré soit conservé à jamais, eu égard à son importance historique et en témoignage du savoir-faire maritime russe. Il entendait aussi que chacun se souvienne du tournant que représenta l’ouverture vers l’Ouest et la reconquête des côtes de l’Em­pire. Mais le navire original n’a pas survécu au tsar. Trente ans après sa mort, la coque, mal entretenue, s’est démantelée et malgré les ordres de sa veuve, Catherine 1, aucune réplique n’est alors construite pour la pos­térité. Seul son premier petit bateau – son batik – aux airs hollandais a été préservé au musée naval de Saint-Pétersbourg.

Une maquette, premier pas vers la construction d’une réplique, symbole de la nouvelle Russie

Le Shtandart semble oublié et pendant des siècles, la puissance maritime russe se construit sans garder le souvenir de son premier navire. Mais l’histoire sursaute au milieu des années quatre-vingt: la fin du régime soviétique lève les tabous qui pesaient sur le passé du pays. En travaillant sur la biographie du tsar, les chercheurs prennent conscience qu’il est impossible de faire l’impasse sur ce premier vaisseau russe en Baltique. Décidant de ressusciter ce navire symbole qu’est le Shtandart, ils vont en faire réaliser la maquette, aussi exacte que possible.

Vieille gravure russe représentant l’un des premiers navires de la marine de Pierre le Grand, publiée en 1880 dans Scribner’s Magazine. © Mary Evans Picture Library

« Il a fallu trois ans de travail à Victor G.Krainyukov, historien émérite, grand connaisseur des archives de la ville et spé­cialiste des navires de cette période, pour que la maquette puisse être commencée », explique Vladimir Martous, alors que la cérémonie bat son plein. Ses yeux brillent comme braise. Dix ans après sa première rencontre avec Victor Krainyukov, le Shtan­dart avance lentement le long des rives bondées. Quarante-cinq chefs d’Etat ont répondu à l’invitation de Vladimir Poutine et assistent au spectacle aux côtés du pré­sident russe. Le passage du navire soulève les vivats.

Vladimir Martous poursuit: « Il ne restait aucun plan de la frégate originelle. Victor a seulement retrouvé quelques peintures et une gravure d’époque montrant le navire au combat. Il y était représenté de manière détaillée mais Victor a dû inter­roger les archives pour déduire des documents existants les formes exactes du bâtiment. » Le chercheur a ainsi retrouvé la commande du tsar et ses recommanda­tions quant aux qualités et aux proportions du bateau. Les notes du maître Vibe Girense concernant plusieurs vaisseaux dont il supervisa la construction ont aussi permis de connaître les méthodes utilisées et les dimensions usuelles. Les traités de construction navale français et bataves de l’époque, ainsi que les règles de l’Amirauté britannique quant à la manière de gréer les navires documents et canons introduits par le tsar en Russie ont permis à Victor Krainyukov d’établir un plan.

En 1990, après cinq années de recherches et de travaux, la maquette est achevée. Un an plus tard, la ville renoue avec son nom d’origine et honore son fondateur. Le modèle réduit est promu et intégré à la nouvelle section du musée de l’Hermitage dédié à Pierre I. Le rêve est lancé. Une poignée d’hommes va s’en emparer pour faire renaître et redonner vie à la frégate après trois siècles d’oubli.

A Leningrad, au début des années 1970, Rudolph Pojogine crée le Club de Pierre pour y enseigner l’esprit de la marine à voile à une troupe d’adolescents menés à la dure. Une épave est restaurée à la manière d’un galion et l’équipage navigue en tenue et selon les règles en vigueur au XVIIe siècle. Discipline et obéissance y sont de rigueur. L’idée fait école. On envoie même au club des enfants difficiles qui devront se frotter à la sévérité de l’inflexible patron et trouveront auprès de lui ce brin de magie qui leur manquait peut-être. Malgré le regard peu amène porté par les autorités sur ces activités « passéistes », une maison de production sponsorise Rudolph Pojogine pour les besoins d’un film sur le tsar. Durant l’été 1981, deux autres navires sont construits en vue de ce tournage, quand un accident provoque le naufrage de l’un d’eux et le décès d’un marin. Un bon prétexte pour que soit ordonnée la fermeture du club.

C’est alors que s’éveille le souvenir de la frégate . Avec l’assouplissement politique et l’élection de Mikhaïl Gorbatchev, à Leningrad comme à Petrozavodsk, quel­ques groupes de pionniers commencent à reconstruire des bateaux traditionnels de la région. Pour eux, il s’agit autant de ravi­ ver des gestes oubliés que de se donner les moyens concrets d’organiser échappées belles et expéditions autour de la Russie, voire hors de ce pays dont il est si difficile de sortir, alors.

C’est dans ce contexte qu’en 1986, Sacha Vadeisha crée le Club Shtandart. Il espère ainsi reconstruire le grand navire histo­rique « dans un esprit démocratique ». Les moyens financiers lui manquant, il se rabat sur le lancement d’une yole 1796 et se rap­ proche du réseau de l’Atlantic Challenge. De son côté, Vladimir Martous, architecte naval et sportif de haut niveau, participe à la construction du Pomor, une réplique de « kotch » (un type de caboteur de la mer Blanche), à Petrozavodsk, capitale de la république de Carélie. Pendant deux étés, il navigue à bord de ce bâtiment, d’abord vers le Spitzberg, puis tout autour de la Scandinavie. De 1990 à 1992, Vladimir dirige également la construction du Saint Peter, réplique d’une goélette de cabotage du XVIIIe siècle de 17 mètres de longueur. Tandis qu’il la mène de la Baltique à Brest 92 puis en Grande-Bretagne, avec à son bord plusieurs jeunes Russes dont c’est le premier voyage hors de leur pays, le capi­taine ne cesse de repenser à sa rencontre avec Sacha et Macha Vadeisha, en 1989.

Cinq ans de recherches et de travaux ont été nécessaires pour réaliser la maquette du Shtandart, en prélude à la mise en chantier du véritable navire.© Ivgeni Moholev

« Je souhaitais monter un projet plus beau, plus fort et plus ambitieux, se souvient le capitaine. Je voulais faire revivre à mon pays les riches heures de son passé, lui rap­ peler et rappeler au monde sa fierté de grande nation maritime. L’époque que nous traversions était difficile pour tous en Russie. Nous avions besoin de retrouver des valeurs fortes et de nous rassembler autour de credo fédérateurs. Je pensais aux jeunes surtout, qui manquaient de repères. J’avais envie de reconstruire avec eux, dans un esprit de solidarité et d’initiative, puis de faire naviguer, un symbole: le Shtandart. Ce serait l’ambassadeur de la nouvelle Rus­sie, porteur d’espoir et d’ouverture. »

La construction du Saint Peter– photographié ici lors du rassemblement Brest/Douarnenez 92-, réplique d’une goélette de cabotage du Mlle siècle, a été l’une des étapes du renouveau de la navigation traditionnelle en Russie. © Michel Thersiquel
© Club Shtandart

De faibles moyens mais beaucoup d’enthousiasme pour une chimère

En novembre 1992, quand Vladimir Mar­ tous rejoint Saint-Pétersbourg à bord du Saint Peter, son idée est arrêtée. Il ne reste qu’à la mettre en œuvre. Il retrouve d’abord les membres du Club Shtandart, Sacha et Macha Vadeisha, qui accueillent son projet avec enthousiasme. Poursuivant leurs activités autour de l’Atlantic Challenge, ceux-ci coopéreront avec Vladimir et l’aideront autant que possible. Victor Krainyukov accepte aussi de poursuivre ses recherches historiques pour permettre la construction de la réplique en grandeur nature. Le cher­cheur met ainsi la main sur de nouveaux documents d’époque provenant des chan­tiers Oloniet. De son côté, un bureau d’architectes travaille les lignes et la structure du navire pour qu’elles soient conformes aux règles internationales de navigation, en s’ef­forçant de trouver un compromis acceptable entre sécurité et authenticité.

« La frégate d’origine était armée par cent vingt hommes, dont une quarantaine de marins, explique Ann Palmer, plaisancière britannique engagée dans le projet dès l’origine avec son époux Gregory. Tout le monde dormait à même le pont, à l’ex­ception des officiers, qui disposaient d’un carré et de hamacs. Le capitaine lui-même était installé dans le château arrière, qui servait également de salon d’état-major et de salle de navigation. » On ne peut évi­demment pas loger à la même enseigne les passagers de la réplique. Les plans seront donc légèrement modifiés pour installer des réservoirs de taille suffisante et amé­ nager des cabines. Par ailleurs, l’avant de la nouvelle frégate sera affiné, le tirant d’eau augmenté de trente centimètres et un lest de 15 tonnes, absent des plans d’origine, sera posé sous la quille, afin d’améliorer la stabilité.

N’ayant pas le premier sou pour débuter le chantier, Vladimir repart en Angleterre « vendre » le Saint Peter. La somme ainsi col­lectée devrait suffire à acheter les premiers outils et à rémunérer les services de quel­ques professionnels, gage-t-il. De retour à Saint-Pétersbourg, il évoque son projet pour la première fois à la radio et dans les journaux: il a besoin de compétences, d’énergie et de soutien financier pour con­crétiser sa chimère ! Quelques nouveaux personnages, dont l’ingénieur acousticien Andreï Andrevitch – qui se chargera des relations avec les autorités et deviendra plus tard le président du Club Shtandart – lui offrent leur aide.

Au même moment, Vladimir obtient l’au­torisation de commencer la construction sur le site d’un ancien chantier naval datant de Pierre le Grand. Clin d’œil de l’histoire, ce sont des admirateurs du tsar qui prêtent le terrain à l’association. Face à une imposante cathédrale, sur les bords de la Neva, non loin du centre-ville – donc accessible aux futurs volontaires non moto­risés -, le site est assez vaste. En octo­bre 1994, les plans sont prêts.

Battre les forêts et les parcs à la recherche de vieux arbres fait partie de l’épopée

L’étape suivante consiste à se procurer les 30 mètres cubes de vieux chêne nécessaires au commencement des travaux. Comme il n’est pas question d’acheter le bois, il faut se débrouiller autrement! Vladimir lance des appels, comme des bouteilles à la mer: « Si vous connaissez de vieux arbres abîmés dans les parcs alentours, nous sommes prêts à les couper et à les évacuer sans frais! » Pas un instant il ne doute du succès de ces messages. Et quelques jours plus tard on le contacte pour six chênes de 40 mètres à débarrasser d’une forêt proche. Il achète la tronçonneuse la plus puissante qu’il trouve, étudie son mode d’emploi- il n’a jamais abattu d’arbres de sa vie – et par­ court, le cœur battant, les 50 kilomètres qui le séparent des fameux spécimens – peut-être les premières membrures du Shtandart?

La recherche et le débardage de bois tors en forêt, par tous les temps, est un exercice physique et collectif. © Club Shtandart

 

Couple après couple, la frégate prend forme au bord de la Neva, sur un site occupé par un chantier naval au temps de Pierre le Grand. © Club Shtandart

Les arbres sont très abîmés et ne pourront sans doute pas servir pour les pièces maî­tresses du bateau. Vladimir les abat et les élague néanmoins . Pour les transporter, un camion et une grue sont nécessaires, mais les tarifs de location sont rédhibitoires. Le futur capitaine et deux ou trois amis hèlent donc des chauffeurs de passage sur la route voisine: « Auriez-vous deux ou trois heures de libres? Voici l’argent que nous pouvons vous offrir… » La grue est trouvée de la même manière et les troncs sont déposés le long de la Neva, sur un terre-plein, en attente. Près du chantier, on propose aussi à Vladimir de couper un chêne séculaire, un « monument » planté par un favori de Catherine la Grande. Décidément inutili­sable, car trop vieux, l’arbre sera conservé avec respect; le maître sculpteur Sergueï Actaïev honorera sa mémoire en extrayant de sa masse un lion, figure de proue de la frégate.

Le 4 novembre, un mois après le début du chantier, la quille du Shtandart est posée. Les pièces ont été préparées au rabot électrique « qui donne un fini assez proche de celui obtenu avec les outils d’époque », affirme-t-on sur place. Les autres outils sont manuels. Les subsides collectés pour le Saint Peter n’auto­risant pas de fantaisies, la réplique sera construite dans la tradition du XVIIIe siècle. « Le fait de disposer de peu de moyens moder­nes pour découper et transporter les pièces, précise Vladimir Martous, nous a obligés à beaucoup réfléchir avant d’agir. Nous avons ainsi évité de gaspiller du bois, chaque mor­ceau était utilisé au plus juste. » En Russie, on ne se plaint presque jamais des difficul­tés, on préfère en rire!

On procède à la pose d’un des derniers bordages en mélèze. Les difficultés rencontrées, pour la plupart d’ordre économique, n’ont jamais entamé l’enthousiasme des participants. © Vladimir Martous

 

Vision nocturne de la frégate en voie d’achèvement. © Vladimir Marthous

Après la cérémonie de pose de la quille, le projet apparaît plus concret et les autori­tés ouvrent plusieurs parcs aux prospec­tions des charpentiers amateurs: la plupart des mélèzes nécessaires à la confection des bordages seront ainsi prélevés dans une forêt de 5 000 hectares plantée sur les ordres de Pierre le Grand pour les besoins de sa flotte. Au total, cent cinquante chênes et cent mélèzes seront abattus. Chaque fois, il a fallu repérer les meilleurs spécimens, obtenir les autorisations, abat­tre les arbres, les élaguer, dénicher grues et camions ad hoc… Pour les plus gros troncs, les équipes doivent attendre l’hiver afin que la neige amortisse leur chute. C’est donc en creusant dans la terre gelée que Sergueï Actaïev choisira les mélèzes les plus robustes, ceux dont les racines four­niront les meilleurs genoux. « Tu com­ prends, les branches sont fortes, mais les racines doivent lutter contre la terre, plus résistante que l’air… Leur bois est plus solide et leurs formes intéressantes », expli­que-t-il, sans mentionner combien il a fallu batailler pour dégager une terre dure comme pierre au pied des arbres.

Faute de moyens, chaque problème à résoudre devient un casse-tête

Employé par un organisme de coopération britannique et envoyé pour six mois en Russie, Gregory Palmer contacte Vladimir Martous dès son arrivée à Saint-Péters­ bourg, en décembre 1994. Les deux hom­mes ont sympathisé en naviguant le long des côtes anglaises, et Gregory, très inté­ressé par le projet de ce drôle de capitaine, décide de tout mettre en œuvre pour l’ai­ der. Grâce à ses contacts en Grande-Bre­tagne et sur place, auprès des autorités et des industriels britanniques, le Shtandart gagne quelques sponsors, le prêt épiso­dique d’une grue consulaire et un brin de publicité. En même temps, Gregory assiste Vladimir dans ses démarches administra­tives et dans la formulation de ses objec­tifs. Avec le concours de son épouse, Ann, demeurée au Royaume-Uni, il multiplie aussi les articles dans la presse nautique britannique et provoque un début d’en­gouement dans le milieu maritime de son pays. Outre-Manche, on se pique de curio­sité pour le projet: le tsar n’a-t-il pas honoré le savoir-faire anglais en se dépla­çant en personne auprès des charpentiers de Sa Majesté?

Sur place, le chantier avance tant bien que mal. Le manque de moyens s’ajoute aux difficultés techniques et transforme chaque détail en casse-tête. Ainsi, quand il est décidé de doubler le poids du lest il passe de 15 à 30 tonnes nul ne sait comment se procurer et façonner le métal nécessaire. Il faudra trois années pour trouver la solu­tion et acheter au prix « soviétique » de l’acier d’excellente qualité fabriqué dix ans plus tôt. Les cordages coûtant une fortune, comment se les procurer? Lié d’amitié avec l’équipe du Batavia, Vladimir visite le chan­tier néerlandais quand il remarque un stock de bouts en chanvre. Pour des raisons d’assurance, les cordages en fibres naturelles du navire de la compagnie des Indes ont dû être remplacés par du synthétique. Les dix-sept tonnes de chanvre sont offertes à Vladimir, à condition qu’il trouve le moyen de les emporter en Russie! La nuit même, entendant à la radio les témoi­gnages de camionneurs russes en panne de fret, il parvient à les localiser et à les rejoindre. L’un d’eux accepte de se dérou­ter sur Saint-Pétersbourg pour ramener la précieuse cargaison.

Une pose (et une pause) particulièrement méritée pour l’équipe qui a donné corps à une chimère ! © Club Shtandart

Vladimir risque en permanence la survie de son projet. Il mise son temps et toutes ses ressources personnelles dans l’aventure. Il lui faut encore du culot, de l’imagina­tion, de l’endurance et une chance sans faille pour faire progresser le chantier chaque jour. « Tant qu’il reste un espoir, se répète l’ancien régatier, si minuscule soit­ il, parmi des milliers d’incertitudes, il faut s’accrocher et tenir bon. » Pour payer les services des quelques professionnels aux­ quels il recourt, il travaille de nuit comme taxi indépendant, avec la BMW qu’il a ramenée d’Allemagne en octobre 1994. Les dollars gagnés servent à nourrir sa famille et à acheter les matériaux nécessaires au Shtandart. Mais quand l’entrepôt est déva­lisé, la voiture est vendue dans la journée. Le lendemain , de nouveaux outils sont achetés pour le prix du véhicule. Le travail peut continuer.

Construisez un navire et faites-le voguer vers les pays lointains !

En avril 1995, le premier couple est posé; cette fois, la cérémonie touche la presse autant que les officiels. On murmure dans l’équipage du Shtandart que l’invitation a circulé jusque dans les mains du président fraîchement élu. Vladimir profite de la large couverture médiatique pour révéler le volet pédagogique de son pro jet : « Il ne s’agit pas seulement de construire un bateau mais de façonner des hommes ». Et il lance un nouvel appel: « Que vous soyez expérimentés n’a pas d’importance. Je ne vous demande pas d’être charpentiers, mais de faire preuve d’enthousiasme. Si vous croyez en vous et savez faire confiance aux autres, vous apprendrez et nous réussirons. Venez construire un navire, membrure après membrure, bordage après bordage, et faites-le voguer jusqu’aux bords de l’Europe, vers les pays d’ailleurs! Cette frégate sera la preuve de ce dont l’homme est capable quand il se laisse pousser des ailes, quand il a le courage de croire en ses rêves les plus fous. » Lyrique ? Peut-être faut-il l’être quand on souhaite soulever des montagnes! Quelques nouveaux visages apparaissent aux grilles du chantier. De tous horizons, des gamins de quinze ans comme des rêveurs de soixante rejoignent Vladimir. Et c’est dans la poésie de sa chimère que la petite équipe trouve son souffle. Dans l’amitié aussi. Le navire devient le lieu de rendez-vous où une dizaine de personnes se précipitent dès qu’elles ont quelques heures de libres. Très vite, l’équipe ressemble à une famille, soudée en diable et rompue à tous les revers.

Le carré de l’équipage, où l’on dort dans des hamacs, et quelques détails du navire. Reflets d’une époque où l’aspect utilitaire des objets se mariait souvent avec une grande richesse décorative, dominée par la sculpture baroque. © Ronan Le Gall

En septembre 1996, les quarante-quatre couples sont posés, à raison d’un par semaine et d’une tonne par couple. Six per­ sonnes du Batavia se joignent aux Russes pour entamer la pose du bordé. Pendant ce temps, les charpentiers écument les parcs alentours: mélèzes pour les bordages, pins pour les mâts et le pont, et tilleuls pour les sculptures sont entreposés sur le chantier et débités. « N’ayant aucune expé­rience, se souvient une jeune fille au regard doux et décidé, nous usions surtout de bon sens. Nous faisions des erreurs, bien sûr, et la qualité du résultat n’était pas profes­sionnelle, mais peu à peu, nos gestes sont devenus plus sûrs et surtout, la charpente progressait. L’essentiel, nous répétait sou­ vent Vladimir, était d’avancer, de travailler vite. Car dans notre pays, les gens n’étaient pas habitués à ce type de projet, et pour convaincre, il fallait que la frégate pro­gresse! »

L’hiver suivant, pourtant, les travaux ralen­tissent, faute de moyens. Vladimir, Andreï, Gregory Palmer – de plus en plus présent en Russie, avec son épouse et quelques autres, peaufinent la recherche de sponsors et décident d’organiser un nouvel événe­ment autour du Shtandart. En mai 1998, le navire est baptisé officiellement devant un parterre de personnalités. Grâce aux liens unissant Vladimir à l’équipe du Batavia, la frégate commence à être connue aux Pays­ Bas – où Pierre le Grand était aussi allé inco­gnito prendre des leçons de construction navale! Un orchestre composé d’artistes néerlandais, britanniques et russes accom­pagne la cérémonie, à laquelle assistent des officiels des trois pays et la « grand-messe » porte ses fruits. Quelques semaines plus tard, les soutiens affluent, des Pays-Bas sur­ tout. Il est à nouveau possible de com­ mander du matériel aux fournisseurs.

Au printemps 1999, Vladimir Martous lance le compte à rebours des cent jours avant la mise à l’eau. Une soixantaine de bénévoles travaillent sur le chantier en permanence. Certains campent sur le site pour plus d’efficacité, d’autres négocient des congés sabbatiques pour se rendre plus disponibles; à l’image du capitaine, les nouvelles recrues s’investissent sans comp­ter dans l’aventure. Le Shtandart ressemble à une ruche, active jour et nuit. Les forge­rons façonnent les clous et les pièces uniques d’accastillage, les sculpteurs, sous la direction du charismatique Actaïev, pré­ parent les ornementations du navire, les gréeurs bataillent avec les règles de l’Ami­rauté britannique et les voiles sont taillées et réalisées sur le chantier, à la main, par Sacha, « maîtresse voilière » de dix-sept ans, qu’encadrent par intermittence quelques transfuges du Batavia .

 Bien sûr, les embûches ne manquent pas. Réglementaires d’abord, car le Shtandart n’ap­partient à aucune catégorie existante; tech­ niques et financières aussi, comme toujours.

La quille d’acier, par exemple, sera livrée en plaques de 6 mètres de long et de 65 millimètres d’épaisseur, pesant 2 tonnes chacune. Le chantier ne disposant toujours pas de grue, il faut soulever la coque de 1,50 mètre à l’aide de vérins hydrauliques. Les quatre personnes en charge de la fixa­tion travailleront vingt-quatre heures sur vingt-quatre durant les neuf jours précédant la mise à l’eau et ne seront certaines de ter­ miner à temps qu’à la dernière minute.

Le 4 septembre 1999, pourtant, quarante mille personnes étonnées découvrent une majestueuse coque vert et noir suspendue dans les airs. Ils ne se doutent pas des diffi­cultés traversées ni des efforts déployés jus­ qu’à la dernière seconde par l’équipage en tenue d’époque qui orchestre la mise à l’eau. Saint-Pétersbourg frémit. Le Shtandart flotte. L’histoire peut recommencer. Mais les soixante bénévoles devront encore déjouer nombre de pièges et inventer bien des astuces avant de larguer les amarres, un jour de juin 2000, et de mettre le cap sur l’Iroise. Et il leur restera encore à devenir marins!

© Ronan Le Gall

Un musée maritime et un chantier-école

Devenue ambassadrice officielle de la ville de Saint-Pétersbourg depuis les cérémonies du tricentenaire, la frégate est à présent reconnue et encouragée. Le chantier naval où elle a été construite ayant été détruit pour les besoins d’une voie sur berge, l’équipe de Vladimir Martous a longtemps cherché un nouveau lieu pour accueillir le navire et les autres projets de l’association. Finalement, un terrain situé dans le cœur historique de la cité a été mis à sa disposition. La construction d’un autre bateau est prévue, ainsi que la création de « l’amirauté » Pierre le Grand. Le site sera doté d’un musée et ouvert au public, qui assistera à la construction du navire et pourra découvrir les différents ateliers satellites du chantier. Jeunes et bénévoles pourront y être formés aux techniques de la construction navale traditionnelle.

En attendant, le Shtandart navigue tous les étés, avec à son bord de jeunes Russes sélectionnés d’après leurs aptitudes et leur motivation. Instruits par des « vétérans » du projet et des professionnels, ils ont la possibilité d’embarquer gratuitement, en échange de leur contribution à la manœuvre. Au printemps 2004, près de trois cents personnes ont ainsi postulé. Après avoir suivi des cours de formation maritime (navigation, matelotage… ) et participé à un concours, une soixantaine d’entre elles ont rejoint l’équipage et navigueront cet été à tour de rôle, après avoir préparé et entretenu le navire, à Saint-Pétersbourg.