Par Xavier Mével – La troisième édition d’Escale à Sète aura tenu toutes ses promesses. Des bateaux spectaculaires en veux-tu en voilà. Une marée de chanteurs et de musiciens entraînant une foule bon enfant dans les mélopées du monde entier. Des rencontres chaleureuses avec cette armée de fantassins du patrimoine maritime méditerranéen qui restaurent à tout va les derniers témoins de la voile latine au travail.

L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie.

Rien de tel qu’une Escale à Sète pour regonfler des accus raplapla à l’issue d’un morne hiver ! La ville, déjà, vous enchante, avec ses airs de Venise languedocienne, ses canaux où l’étang de Thau vient épouser la Méditerranée au pied du mont Saint-Clair, sous la bénédiction des ponts qui lèvent leur tablier comme sur les toiles de Van Gogh. Avec cela, une cité maritime vibrionnant d’activités : premier port de pêche français de la Méditerranée dont l’emblème reste cette flotte de thoniers senneurs aux allures de yachts monégasques, sans oublier le village lacustre de la Pointe-Courte où sèchent- les filets entre les cabanons ; port de commerce et de voyageurs, notamment à destination du Maghreb ; port de plaisance, au confluent du canal du Midi, du canal du Rhône à Sète et du golfe du Lion. Et aujourd’hui enfin, capitale du patrimoine maritime.

Pour l’occasion, les deux plus grands voiliers du monde, le Sedov et le Kruzenshtern, ont investi le port de commerce, occupant la totalité du quai d’Alger. Incroyable le succès des visites des deux quatre mâts russes. À longueur de journées, les files s’étirent au pied des passerelles. Jusqu’à deux heures d’attente. Pendant ce temps-là, dans les rues, les cadets en goguette promènent comme des gyroscopes leurs monumentales casquettes dont on se dit que la prise au vent doit épuiser les cervicales. Le bassin accueille aussi Santa Eulália le beau paillebot du musée maritime de Barcelone.

Le brick corsair, star des photographes

Quittant le quai d’Alger, on revient vers la ville. Une foule compacte- est massée sur le pont de la Savonnerie et les deux rives du canal de Sète. Deux grandes barques de joute s’affrontent, dont le duel se soldera par le plongeon du vaincu. Allez savoir pourquoi le malheur du pauvre gars obligé de barboter dans une eau encore bien fraîche réjouit tant le cœur de l’assistance ! Après le spectacle de ce bain forcé, le public s’égaille et déambule le long des quais où se sont donné rendez-vous différents voiliers armés au charter.

Autour du local de l’étape, l’ancien ketch morutier Amadeus basé à Sète depuis une dizaine d’années, s’alignent d’anciens bateaux de pêche ou de cabotage. On fait une halte devant la goélette Antares, pour savourer le chant polyphonique des Pirates, un quatuor de choristes bretonnes. On s’attarde aussi devant les lignes de quelques grands yachts classiques, comme Irina vii, un plan Mylne construit par William Fife en 1934. On sourit devant La Grace, la star incontestée du quai Général-Durand, improbable réplique tchèque d’un brick corsaire bardé de caronades servies par des soldats en costume du XVIIIe siècle. Les photographes adorent.

Il faut pousser plus loin vers le môle Saint-Louis pour découvrir le « quartier latin ». Nacelles, bettes, pointus, catalanes et autres insectes à antenne sont regroupés ici, quai de la Consigne. C’est un festival de couleurs où tranche le bois blond traité à la cire d’abeille de Gyptis, la barque antique marseillaise qui attire tous les regards. Bien sûr, l’association locale Voile latine de Sète et du bassin de Thau est à pied d’œuvre. Réunis sous son stand, ses adhérents présentent la dernière restauration en date, celle de Thétis, un bussi de pêche au lamparo, et les travaux à faire sur La Cette ex-Marie-Thérèse, une catalane de 1947. Nicole Sandrin, la présidente, évoque les menaces qui pèsent- sur le chantier de la Plagette, anciens établissements Aversa dont l’association maintient l’activité traditionnelle et préserve l’intégrité, un site que la mairie envisagerait de réaffecter à des fins touristiques.

De son côté, André Aversa, dernier descendant de cette dynastie de charpentiers sétois, vient d’installer ses maquettes dans le futur musée de la Mer, dont l’ouverture, dans l’ancien bâtiment de l’ifremer, est prévue cet été. Une reconnaissance pour ce constructeur qui a aussi supervisé la restauration de Saint-Pierre, la catalane construite par son grand-père, Louis Aversa, en 1909 et désormais classée Monument historique.

Au village latin, on s’attarde aussi autour du stand de Siloé, « association pour la réinsertion sociale, la préservation et la valorisation du patrimoine maritime » établie au Grau-du-Roi. Une exposition et un film documentaire y présentent les pêches traditionnelles de ce port. Les textes sont illustrés de dessins de Paul Rey, ingambe octogénaire qui évoque avec émotion ses souvenirs de marin au temps de la vapeur. Avec Bernard Vigne, autre adhérent de Siloé, il vient de signer Le Grau-du-Roi au temps des mourres-de-porc, un livre de témoignages, de photographies et de dessins publié aux Éditions de La Fenestrelle.

L’heure de la sieste à bord de la barquette marseillaise Bise-Aiguë. © coll. Chasse-Marée

C’est sur ce stand que nous rencontrons Samuel Villevieille, chargé du patrimoine maritime au conseil général des Pyrénées-Orientales. Avec le charpentier Martin Luc Bonnardot, il gère l’Atelier des barques, un chantier naval « pédagogique » ouvert sur le site de l’ancienne dynamiterie de Paulilles, une friche industrielle réhabilitée entre Port-Vendres et Collioure. « Nous avons ouvert en 2010, précise-t-il. On accueille des jeunes en formation et des élèves de l’Institut nautique de Méditerranée. Chaque année, nous restaurons un des bateaux originaires de la collection de l’ancien port-musée de la voile latine du Barcarès, et nous le confions à une association. » L’an dernier, ce chantier a ainsi remis à l’eau le Libre Penseur, un sardinal de 1904. Les associations aussi peuvent- bénéficier de ses installations pour restaurer leurs propres bateaux. Ouvert au public, l’Atelier des barques bénéficie de la fréquentation importante du parc réhabilité de l’ancienne friche industrielle. Bel exemple d’une initiative départementale en faveur du patrimoine maritime.

Déguster des calmars sur les pont de Valentine

En début d’après-midi, Bernard Vigne et sa bande nous entraînent à bord de Valentine, le « vaisseau amiral » de Siloé. L’élégance n’est certes pas la qualité première de cette pinasse à moteur née en 1947 au Guilvinec et gréée en dundée quarante ans plus tard. On s’en fiche ! Pour son patron, Jean-Marc Verdeil, dit « Popeye », ce bateau et sa restauration n’étaient pas une fin en soi, mais un moyen de faire œuvre utile. « On était des soixante-huitards, raconte-t-il. Après le Larzac et tout ça, on s’est dit : “Et maintenant, qu’est-ce qu’on peut faire ?” » C’est ainsi qu’il a acquis Valentine et fondé au Grau-du-Roi l’association Siloé dans le but d’ouvrir un chantier de restauration à l’intention de jeunes qui avaient besoin de repères. C’était au début des années quatre-vingt-. Depuis lors, la pinasse sillonne la Méditerranée pour redonner du baume au cœur de ses équipages. Et d’autres bateaux traditionnels se sont succédé sur la cale de l’association, comme le Bir-Hakeim, une catalane de Palavas dont le pont vient d’être refait avec des restes du stock de bois réuni par les charpentiers de Gyptis. « Ce sont des copains ! »

Les copains d’abord ! Brassens aurait aimé partager le calmar et le merlan frits par Vangélis Detsis sur le pont de Valentine. Cuistot virtuose, cet enfant du Pirée a plaqué ses études de sciences politiques pour suivre une formation de charpentier de marine à Marseille. « Mon père avait des bateaux en bois. La pêche, le poisson, c’est toute mon enfance. Je n’étais pas très content dans le monde des structures internationales. Je voulais faire un boulot manuel. Ici, j’ai trouvé exactement ce que je recherchais. » Un travail manuel certes, mais aussi, assurément une chaleur humaine. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve à Siloé tant de gens généreux, comme cette élève d’une école d’ingénieur qui a choisi, le temps d’une année sabbatique, de troquer sa blouse blanche contre le bleu du calfat.

L’Espérance, manque à virer

En guise de digestif, et malgré un ciel pleurnichard, Bernard nous invite à une sortie à bord de son Espérance. Cette catalane est née à Sète en 1952 chez Stento, là où la Marie-Thérèse a été lancée cinq ans plus tôt. Destinée à un pêcheur des Saintes-Maries, elle est conçue pour accueillir un moteur auxiliaire.

Le DB2 Baudouin est toujours là, un monstre jaune, massif, encombrant, pesant près de 800 kilos. Ce matin, Bernard avait les mains dans le cambouis, mais c’était la pompe de cale qui faisait des siennes, pas le Baudouin. « Lui, il ne m’a jamais lâché », lance-t-il en tournant vivement la manivelle pour entraîner le volant d’inertie, jusqu’à ce que la machine halète son rassurant pof ! pof ! pof ! Quand le staccato s’est accéléré jusqu’au legato, les voisins à couple sont fumés à point et l’on peut larguer les amarres.

A bord de la catalane de Collioure N-D de Consolation, trois hommes s’attellent au palan de drisse pour établir la mestre. © coll. Chasse-Marée

Le froid et le vent n’incitent guère à la balade en mer. En sortant du port, nous croisons tout de même quelques voiliers courageux, comme le joli Quinócio armé par l’association Arjau (la barre, en catalan) vela llatina de Cambrils, et la nacelle L’Amitié venue de Bouzigues.

Une fois L’Espérance dégagée des affreux brise-lames en plots de béton, le temps est venu de mettre à la voile. « On garde le ris qu’on a pris hier », indique Bernard en dénouant les matafians (rabans) de ferlage. Deux équipiers halent le palan de drisse. L’antenne en bois-moulé réalisée cet hiver n’a pas encore eu le temps de se patiner. La voile, elle, est maculée de souillures accusant des années de service. Dès que la mestre est établie, le timonier abat et l’antenne est basculée vers l’horizontale. Propulsée par une vigoureuse tramontane, la catalane file vers le large au grand-largue, son allure favorite. « Ici les vents dominants soufflent du Nord, ils viennent de la terre, commente Bernard. En face, ce sont des vents marins qui lèvent du clapot. C’est pour ça que les catalanes “pieds-noirs” qui ont été amenées ici par les pêcheurs après la guerre d’Algérie ont la proue tulipée. » Tout s’explique.

L’Espérance rattrape l’une de ses rivales favorites, Notre-Dame de Consolation, catalane de Collioure aujourd’hui basée à Argelès. Nous la dépassons sans gloire, car elle navigue « à la mauvaise main » (la voile contre le mât), ce qui n’est pas notre cas. Après un court bord de portant, nous revenons vers la terre en tirant des bords. Soyons francs : les catalanes détestent le près, surtout dans une mer creusée comme aujourd’hui. Impossible de virer de bord vent devant ! On s’y reprend à trois fois. Bernard borde un lourd aviron pour aider la barque à franchir le lit de vent ; deux équipiers s’agrippent à la bordure de la voile en avant de l’arbre dans l’espoir, déçu, de faire porter à contre ce triangle de toile. Rien n’y fait ! Dans la bataille, l’aviron se brise. Comme la quille longue de notre barque refuse obstinément de pivoter, le patron n’a plus qu’un recours : le Baudouin !

On rentre un peu groggy à cause du froid, mais l’ambiance à terre est tropicale. Aux terrasses des restaurants, des chanteurs juchés sur un guéridon ou une bobine de chantier entonnent leurs goualantes, tandis que, devant le brick pirate, les tambours japonais mettent- le feu au quai et que, sur la grande scène, Kréôl Konexyon célèbre les noces électriques des îles Maurice et Jamaïque…