Par Catherine Noury – Le concours « Bateaux des côtes de France » étant ouvert à tous, trois infirmiers de l’hôpital psychiatrique de Caen ont pris le règlement au pied de la lettre. Ils ont proposé aux malades de leur service de construire une chaloupe de Trou ville. Et ils ont gagné leur pari ! « La Lune « a chaluté bien des sympathies et elle a surtout redonné espoir à des gens qui n’en avaient plus.

Dans l’immense flottille réunie à Brest et Douarnenez en juillet 92, La Lune, petit crevettier normand de six mètres, vivait un grand bonheur. A son bord, vêtus du couvre-chef au pantalon du bleu azur des anciens Trouvillais, une dizaine d’équipiers savouraient, joyeusement étonnés, l’ampleur de la fête. Une différence pourtant, ces marins-là n’étaient pas vraiment des marins, mais de jeunes malades mentaux plus habitués aux murs de l’hôpital qu’à l’océan. Et jamais, a priori, ils n’auraient pu espérer se trouver là. Une histoire un peu passée inaperçue dans le flot des projets du concours « Bateaux des côtes de France ». Mais qui s’offre aujourd’hui comme un exemple du formidable élan de passion, d’espoir et de persévérance qui a permis qu’un tel événement existe et reste dans les mémoires pour longtemps.

Tout commence en septembre 1989 par l’annonce du concours dans le quotidien Ouest-France. Eric Hamel, qui est infirmier à l’hôpital psychiatrique Le Bon Sauveur (Chs) de Caen, y voit aussitôt l’occasion d’offrir aux malades de son service un contact avec une activité extérieure à l’hôpital et une occupation moins répétitive que les ateliers de travaux manuels. « J’ai d’abord espéré qu’on allait pouvoir s’inscrire dans un projet local déjà existant. » Une idée séduisante car le Chs est associé à l’hôpital de jour de Trouville, port de pêche autrefois très prospère. Mais en fait Eric est le premier à réagir dans son coin; il a beau chercher, aucun autre projet ne se profile à l’horizon !

Qu’à cela ne tienne ! « On a eu alors l’idée de restaurer une vieille coque de la région. » « On », car Eric n’est plus tout seul : il n’a eu aucun mal à convaincre les deux autres infirmiers du service, Gérard Lericolais et Patrice Hermant. Et comme Gérard est menuisier de formation, ils y croient dur comme fer. Même s’ils avouent leur incompétence en matière de charpente marine. « Restaurer c’était bien, raconte Gérard, mais comment sonder un bateau pour voir ce qui était bon ou mauvais ? Comment savoir si une coque était restaurable ? On a demandé conseil à un charpentier de marine de la région, monsieur Halard. Il nous a dit que c’était plus facile de construire. »

D’autres s’en seraient tenus là. Car, à part l’expérience de navigation d’Eric, les compétences de menuisier de Gérard et l’enthousiasme communicatif de Patrice, le trio n’a pas vraiment le profil pour mener à terme ce genre d’aventure. Mais quand on lutte tous les jours contre la maladie mentale, ce n’est sans doute pas la perspective d’un tel chantier qui peut faire peur. « Alors on a décidé de construire un bateau ! » s’exclame Eric dans un éclat de rire.

Restait à obtenir l’accord du médecin-chef, monsieur Piton. Paradoxalement, ce sera l’obstacle le plus facile à sauter. « Je me méfiais un peu de sa réaction, reconnaît Eric. Alors j’en ai d’abord parlé à un surveillant-chef qui a trouvé l’idée intéressante. C’est seulement après que je suis allé voir le docteur Piton avec l’annonce du Chasse-Marée. En fait, il nous a aussi-tost encouragés et nous avons eu son soutien jusqu’au bout. » Il est vrai qu’on ne pouvait rêver projet mieux adapté à la politique de désinstitutionalisation de ce service du Chs. Déjà une cafétéria tenue par des malades avait été ouverte devant l’hôpital. Alors pourquoi pas un bateau ?

Mais vous êtes fous !

Toutefois, pour ne pas pénaliser les autres activités de l’hôpital, le docteur Piton ne peut s’engager à financer le projet au départ. En clair, tout reste à faire. Du montage financier à l’apprentissage des règles de construction, sans compter la préparation des malades dont on ignore la réaction. « La première fois qu’on leur en a parlé, se souviennent les trois infirmiers, l’un d’eux s’est écrié stupéfait « Mais vous êtes fous ! »… Pourtant, une fois l’autorisation obtenue, on a démarré sur les chapeaux de roues. D’ailleurs, on était dans les premiers à s’inscrire au concours. Comme si, dès lors, tout n’allait plus être que simples formalités. »

En définitive, le souci financier sera bien vite levé. « On est allé voir le maire de Trouville pour lui présenter notre idée, car à l’époque on ne savait pas encore quel bateau on voulait faire, raconte Patrice, le Trouvillais du groupe. Coup de chance, il avait reçu les documents du Chasse-Marée et prévoyait justement de mettre de l’argent dans un projet de ce type. Notre visite tombait à point nommé. « Affinez tout cela et revenez me voir ! » nous a-t-il dit. Quand on l’a revu trois mois plus tard, en décembre 1989, avec le premier plan du bateau et une demi-coque, il nous a alloué le budget de départ : 50 000 francs en bons d’achat et 10 000 francs en liquide. » De quoi croire à l’impossible.

Entre-temps, il avait fallu choisir un bateau. Alors, le trio de départ était déjà bien entouré. Le projet avait catalysé des énergies et des compétences, tissant la trame d’un vaste réseau d’entraide. Une occasion inespérée pour l’hôpital psychiatrique de rompre son isolement, au grand bénéfice des malades.

Quelques barques et une chaloupe gréée au tiers, le Ferdinand Marie de Honfleur, devant le casino de Trouville, haut lieu du tourisme alors naissant. On notera qu’à Trouville comme à Honfleur la bôme est mâtée pour dégager l’intérieur du bateau; de même, la voile reste généralement hissée au port. © coll. François Renault

« Je connaissais le livre de François Renault Bateaux de Normandie, poursuit Eric. C’est en le feuilletant qu’on a pensé à un crevettier. Esthétiquement, il y avait mieux. Mais pour un premier bateau, on préférait quelque chose de simple et, surtout, la chaloupe avait la taille requise pour embarquer huit à dix personnes. » Aussitôt contacté, François Renault n’hésite pas à emboîter le pas des infirmiers et de leurs patients. Le choix du crevettier lui semble intéressant et il accepte d’en dessiner un plan. « Vous pensez, ex-plique-t-il, ça me plaisait bien de pondre un bateau de cette époque. Et puis, ce projet-là m’avait plus séduit qu’un autre à cause du contexte psychiatrique. Ça rajoutait un intérêt à ce pari formidable. »

« L’unique plan d’origine auquel on ait eu accès, précise Patrice, venait des chantiers Bellot. C’était celui d’un crevettier de Barfleur construit pour un pêcheur de Trouville. En accord avec François Renault, on a préféré construire un bateau typique de notre port. Mais à Trouville il n’y avait pas de plans, car les charpentiers travaillaient sur gabarits. Seul l’un d’eux possédait ceux d’un bateau de famille. Malheureusement, il n’a jamais voulu entendre parler du projet. »

Enquête difficile

Pour les recherches, mêmes difficultés. « Je voulais constituer un dossier sur la pêche et les familles du coin, mais les pêcheurs nous ont envoyés promener, déplore Patrice. Ou plutôt, ils n’ont pas fait l’effort de chercher. Ça leur semblait trop difficile. Surtout avec des malades mentaux. » Les idées reçues ont parfois la vie dure ! Du moins tant que l’on en reste au stade de la théorie. Car une fois construit, le petit crevettier balaiera d’un seul coup le scepticisme des anciens.

Conservée au Musée de Trouville, cette photographie est la seule représentant La Lune en retour de pêche dans le chenal de Trouville. Elle avait été construite en 1900 au Havre pour Alfred Sénécal.

« Le charpentier qui refusait de nous communiquer ses plans est venu nous voir dès que le bateau est arrivé à Deauville pour être gréé. Lors de la présentation, il s’est même déplacé avec son appareil photo. Quant aux pêcheurs, ils ne nous ont jamais rien dit. Mais dès que La Lune a été mise à l’eau, ils nous ont rendu visite régulièrement… Finalement, tout cela nous a poussés à faire nos propres recherches », conclut Patrice avec philosophie.

François Renault n’est pas d’un avis différent, qui estime que cette léthargie du milieu maritime a pu inciter les responsables à creuser davantage leur recherche. « Ils ont dû approfondir ce qu’ils avaient commencé, par des enquêtes, des recherches aux archives départementales. Ils ont retrouvé de nombreuses cartes postales » Et cela les a conduits à multiplier les rencontres, à tisser ce fameux réseau d’amitiés qui leur vaudra plus tard le prix de la « mobilisation culturelle locale. »

Car outre l’aide de François Renault et de monsieur Allard, le charpentier conseil de La Lune, l’équipe recevra celle, inestimable, des historiens locaux. Celle d’abord de Jean Moisy qui, de 1984 à 1989, avait répertorié tous les bateaux de Trouville et acceptera de publier le résultat de son étude dans le dossier de La Lune. Celle aussi de Claudine Marie-Main, maire-adjointe aux affaires culturelles, qui préparait alors un mémoire de maîtrise intitulé Trouville, port de pêche au siècle dernier, travail dont elle fera un résumé en patois pour le même dossier.

Une fois bouclé le dossier de recherches, il a fallu entrer dans le concret et résoudre une multitude de problèmes techniques. Première difficulté : le choix du bois. Obstacle allègrement sauté grâce à monsieur Bosquer, un marchand de bois, fournisseur dans son jeune âge du chantier de Honfleur (Lacheray). « Il nous a donné le bois de la quille et tous les conseils pour choisir le reste. Plus tard, il est allé lui-même trois week-ends de suite en forêt, afin de sélectionner les acacias en forme de bananes destinés aux membrures – on a préféré l’acacia au frêne parce qu’il ne pourrit pas. Il les a débités à la taille, puis livrés gratuitement. Quand nous allions lui rendre visite, les patients pouvaient se balader chez lui en toute liberté. Et pour finir, il a offert à déjeuner à tout le monde. »

Bien sûr, on n’a pas toujours un homme providentiel sous la main pour aplanir les difficultés. Toute entreprise de ce genre fait forcément appel à la débrouillardise. C’est ainsi que l’étuve du chantier a été bricolée dans un lampadaire tombé sur la plage pendant la tempête de 1989. « On l’a découpé à la scie à métaux avec les agents de la ville et pour les flexibles où devait passer la vapeur, on s’est servi de durites de camions », raconte Patrice, encore très fier de leur trouvaille.

Un chantier dans la cour

Une fois réunis les matériaux et l’outillage nécessaire à leur mise en œuvre, l’équipe brûle d’impatience et commence la construction tête baissée. Rien ne peut décourager les charpentiers amateurs, qui ont ouvert leur chantier dans la cour de l’ancien quartier des agités. Sans la moindre formation technique, ils ont appris les rudiments du métier dans le livre de Xavier Buhot-Launay Construire un bateau en bois. Tout au long du chantier, ce manuel a été leur bible. En effet, la construction du cotre de Carantec qui y est décrite en détail peut être appliquée au crevettier dont la coque est de taille comparable. « On a tout « pompé » dedans, avouent les constructeurs, les assemblages, la râblure, etc. et quand on avait un problème, on appelait monsieur Halard ou François Renault. »

« Ce qui nous a le plus déroutés, ajoute Gérard, le menuisier reconverti en chef de chantier, c’est que, contrairement à la menuiserie où tout est d’équerre, en charpente marine, tout est en courbes et en cintrages. Bien des fois, on a dû faire des gabarits en contre-plaqué pour s’assurer de la justesse de nos tracés. Finalement, on peut même dire qu’on a fait presque tout le bateau en contre-plaqué avant de le construire « pour de vrai », même la quille ! »

Non seulement cette méthode évite le gaspillage de bois, mais elle prévient aussi bien des erreurs. Ainsi, en observant le gabarit de la quille, monsieur Allard a-t-il pu en modifier l’arrière qui était raté. « Il nous a fait allonger la quille pour que le filet et les lignes ne se prennent pas dans le safran. Et il nous l’a fait renforcer. Ce sont de petites choses, mais sans ces modifications sur le gabarit, on aurait été obligés de refaire notre quille. Toutes nos bourdes de débutants ont ainsi été relevées sur le contre-plaqué, si bien que quand on sciait un morceau de bois, on savait vraiment où on allait. »

On s’en doute, les infirmiers et leurs patients connaissent aussi des moments difficiles. Mais contre les baisses de moral, il y a toujours la main tendue des amis, les petits coups de mains qui sont autant d’encouragements à garder le cap. Celui des veilleurs de nuit, par exemple, qui ont pris l’habitude de mettre l’étuve en route à six heures du matin pour que Gérard et son équipe puissent s’en servir dès leur arrivée. Celui de Bertrand, infirmier-menuisier d’un autre service de l’hôpital, qui a proposé de construire la maquette de La Lune ainsi que son tableau arrière, car il n’y avait pas de serre-joints assez grands sur le chantier. Celui encore de monsieur Canu, directeur régional des Affaires maritimes, qui va faciliter les démarches d’homologation du bateau.

Un bateau contre la maladie

Et puis surtout, il y a l’enjeu thérapeutique. Il y a ces malades qui, en travaillant sur le chantier, semblent faire des progrès, aussi fragiles soient-ils. Chaque jour, pendant un an et demi, ils seront ainsi une douzaine à rejoindre le chantier de Caen, qu’il pleuve ou qu’il vente. Ils viennent de leur chambre d’hôpital, de leur appartement thérapeutique ou de leur domicile. Chaque matin, à dix heures, quatre malades de Trouville arrivent ainsi avec Patrice en minibus dans la petite cour de l’hôpital de Caen où se construit La Lune. Ils y rejoignent cinq autres patients, déjà au travail sous la responsabilité de Gérard Lericolais. Une assiduité étonnante pour des malades généralement peu enclins à une telle rigueur.

Maquette réalisée avant la mise en construction du bateau. La coque est bordée dans les hauts et le brochetage par lisses mis en place dans les fonds. © Catherine Noury

L’un d’eux, Eric, un fils de pêcheur d’ordinaire très nonchalant, n’a pas raté une seule fois le départ du bus de Trouville, à huit heures tapantes. « Habituellement, commente Patrice, quand il arrivait à l’hôpital de jour à dix heures, c’était déjà bien. » Et aujourd’hui, même s’il affiche un mépris gentiment provocateur à l’égard du bateau, répétant à qui veut l’entendre qu’il préfère « le plastique » et les balades, il est le premier à s’emparer de la barre, à chaque sortie en mer.

Les progrès de Pierre sont également évidents. Au début du chantier, ce jeune homme taciturne au regard timide mettait deux heures à parcourir le kilomètre qui sépare son appartement de l’hôpital; à la fin, il marchait presque normalement. Et il est le premier à avoir osé monter dans la coque. « Au départ, raconte Gérard, il avait juré qu’il n’y mettrait jamais les pieds. Mais dès l’instant où il y est arrivé, il a passé deux ou trois jours à ne plus faire que ça : monter, descendre, monter, descendre… » Comme autant de victoires inespérées.

Autre victoire, celle de Jean-Pierre, un patient interné depuis des lustres que le chantier a motivé au point de lui donner la force de s’assumer et de prendre un appartement en ville. Désormais, quand il vous fait visiter son petit intérieur situé à cent mètres de l’hôpital de jour de Trouville, c’est forcément en grandes pompes, voire en tenue d’apparat.

Autant de petits miracles, pas forcément spectaculaires, mais qui montrent que le bateau a fait un peu reculer les murs de la maladie, en redonnant à ces patients la notion d’avenir qu’ils avaient perdue. Car, comme l’explique Gérard, « les malades sont des gens qui ont du mal à mener un projet jusqu’à son terme. Et là, ce sont les mêmes qui sont allés jusqu’au bout. Le bateau leur a montré que, malgré la maladie, ils pouvaient faire quelque chose. » Du coup, la posologie appliquée à ces malades a pu être revue à la baisse.

Pour certains, l’expérience du chantier constitue peut-être même un premier pas vers la sortie de l’univers hospitalier. Ainsi, l’autre Jean-Pierre du chantier, un grand gaillard souriant que l’on voit toujours un outil à la main, est-il aujourd’hui en train de se remettre à niveau pour passer son Bep de plomberie. « Je pense y arriver, dit-il. J’espère. J’espère que ça ira aussi bien que le bateau. »

Enfin, l’ambiance du service est devenue celle d’une famille, avec la naissance inattendue d’une solidarité entre les malades qui ne laisse pas de stupéfier les infirmiers. « Depuis le bateau, dit Patrice, les patients se voient sans nous en ville, le week-end. Ils se chargent eux-mêmes de faire tourner le moteur de La Lune tous les jours. Ils se souhaitent leurs anniversaires, se soucient les uns des autres. »

Il faut dire que les infirmiers-marins s’efforcent depuis le début de faire de La Lune le bateau de tous : on en discute beaucoup, on lit des informations maritimes, on met tout le monde à contribution. Lors de la mise à l’eau, le 3 août 1991, les patientes de l’hôpital de jour participent elles aussi à l’événement en confectionnant les crêpes pour la fête. Et certaines d’entre elles sont mêmes allées à Brest.

Pour chacun, la mise à l’eau reste encore l’un des moments marquants de cette aventure. « On a commencé par faire un lancement officieux le 14 juin, raconte Patrice. On avait tellement peur que le bateau ne flotte pas ! En fait, on a été agréablement surpris. Et du coup, on était vingt-sept dans le bateau pour la mise à l’eau officielle, « à la Trouvillaise », c’est-à-dire, le nez à l’avant. » Et tout autour d’eux, plein de petits canots étaient venus saluer cette belle construction. La télévision régionale était là et le maire a fait une allocution.

Naviguer est sa raison d’être

Autre moment poignant, la première sortie sous voiles. « Tout le monde était excité comme des puces, se souviennent les infirmiers. On n’avait pas encore de moteur, alors on est sorti à l’aviron. Et là, une fois largué, plus personne n’a prononcé un mot. Il n’y avait plus un bruit. Juste le murmure du clapot. »

Pour respecter la tradition et faute d’argent, La Lune a donc commencé sa carrière sans moteur. « Mais les départs à l’aviron ou en déhalant, ce n’était pas toujours évident, commente Eric Hamel. Surtout que dans la Touques, le chenal, il y a beaucoup de courant. Et comme on n’était parfois qu’un seul soignant sur le bateau avec les patients, ce n’était pas très prudent. Un jour, j’ai ainsi mis plusieurs heures pour rentrer au port, faute de vent. Ça ne pouvait plus durer. Alors, on a d’abord acheté un moteur hors-bord, mais ça cassait la silhouette. Finalement, l’hôpital nous a offert le moteur adéquat. »

Un beau petit coup de pouce de l’hôpital qui jamais ne regrettera d’avoir soutenu le projet, ainsi qu’en témoigne le docteur Piton : « La Lune est le résultat d’une solidarité forte et chaleureuse de personnes qui n’avaient aucune raison de se connaître ou de se rencontrer : patients, soignants, écrivains de la mer, architecte naval, charpentiers de marine et constructeurs navals. (…) Elle va donner du bonheur à ceux qu’elle emportera sur les mers; car naviguer est la raison d’être d’un bateau et La Lune n’a aucune exclusion à l’endroit de ses futurs marins, fus-sent-ils handicapés. »

L’apprentissage d’un travail de groupe soutenu par un projet fort. Autour de François Renault venu prodiguer quelques conseils, l’équipe des malades et des infirmiers pose devant la chaloupe enfin bordée. C’est la fin d’une étape et l’étrave est ornée d’un bouquet de fleurs. © Catherine Noury

En effet, depuis sa mise à l’eau, La Lune navigue autant que possible. Avec ou sans elle, ses équipiers suivront de près les fêtes maritimes, comme de vrais passionnés : le baptême du Renard à Saint-Malo sera ainsi leur première expérience de la foule, avant le Salon nautique 1991, le baptême de Sainte-Bernadette, le lancement de la chaloupe à Port-en-Bessin, la fête Expo-Mer 1991 à Ouistreham et enfin… Brest 92 !

Le soutien de la ville de Trouville à ce projet hors du commun est aujourd’hui récompensé par l’animation qu’y offre La Lune. © Catherine Noury
Chaque opération d’entretien ou de carénage est une occasion pour les malades et les infirmiers de se retrouver ensemble, comme au temps de la construction. © Catherine Noury

Brest 92 qui voit la consécration de tous ces efforts. « L’entrée dans le bassin de Brest à la voile est mon plus beau souvenir, raconte Gérard. Ça y était, on avait fini le projet. On avait construit ce bateau et on était capable de naviguer avec. » « On a vécu là quelque chose qui ne se reproduira sans doute plus jamais, renchérit Patrice. Ainsi par exemple, à Brest, au départ d’une régate, on est allé à la rencontre du trois-mâts russe Khernones. On était à contre-courant. Et le Khersones rentrait au port avec trois cents bateaux autour, bâbord amures. Avec La Lune, on sortait du goulet, vent tribord amures. On était donc prioritaire. Et quand on s’est rejoint, tous, fair-play, se sont écartés devant nous ! »

Les fêtes de 92 seront aussi l’occasion d’inverser les rôles : à Douarnenez, les patients ne subissent plus, ils sont acteurs. Ils emmèneront des passagers en promenade, des bateau-stoppeurs, des scouts, et même le fils d’un infirmier « On était accostés sans différence, par des gens de l’extérieur. On faisait des échanges de vin blanc contre du calva… » Et sur les quais, la fête continue. Alors que d’ordinaire les patients ont du mal à se promener seuls et se fatiguent vite, là, les plus timides n’hésitent plus à partir à l’aventure, et ils n’ont plus aucune envie de se coucher la nuit venue. »

En mer on se sent plus fort

Ainsi, outre sa contribution au patrimoine, La Lune aura été le lieu d’une splendide aventure humaine dont tous les paris présentés dans le dossier auront été tenus. Aujourd’hui, la tension est un peu retombée, mais il reste le bateau qui attend dans le port les beaux jours pour sortir. « Pour tout le monde à Trouville, La Lune est notre bateau, disent les malades. C’est rentré dans la vie de tous les jours. Quand on se balade en ville, tout le monde commence par nous demander des nouvelles du bateau. On n’est plus seulement perçus comme des usagers de l’hôpital de jour et ça nous permet une meilleure intégration à la vie de la ville et la vie de l’extérieur, en général. »

C’est vrai, La Lune irradie comme une aura de sympathie. Surtout auprès des vieux pêcheurs qui succombent volontiers à son charme et l’honorent même parfois de jolis cadeaux. Henri Marie et Jean-Claude Brize ont ainsi restauré pour elle un vieux chalut à bâton de trois mètres de large, jadis utilisé à Trouville pour pêcher les crevettes. Quant à Roland Couyère, le jour de sa retraite il est venu lui offrir le compas avec lequel il avait navigué durant des années. « C’est en voyant La Lune dans le port que j’ai pensé à leur donner mon compas, ex-plique-t-il. Elle avait vraiment l’allure des petits bateaux d’antan à Trouville. Ça prolongeait la tradition. Et puis ce sont des jeunes qui s’en occupent et je trouve ça courageux. Le fait que ça soit des malades mentaux ? Peu importe. C’est même plutôt bien. Ça les occupe et ça diversifie leur vie. »

En mer, chacun est plus libre et d’autres horizons apparaissent. Mais au-delà des symboles, c’est bien un véritable bateau, soigneusement construit et gréé que les malades peuvent utiliser, avec la certitude que si La Lune existe, c’est bien grâce à eux. © Catherine Noury

Car en mer, les inégalités s’effacent. Comme le résume joliment Thierry Poisson, le patient auteur du dessin de couverture du dossier de La Lune, « en mer on se sent plus fort. C’est la liberté. »

© Catherine Noury

 

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