© Amory Ross/11TH Hour Racing

Le cabinet d’architecture navale BañulsDesign porte un programme de recherche avec l’observatoire Pelagis et le laboratoire de mathématiques Platon pour limiter les collisions entre les cétacés et les voiliers de course au large. Share the Ocean, c’est son nom, mise sur des modèles de probabilité de collisions. 

À chaque course au large, on recense un certain nombre de collisions avec des « Ofni », des objets flottants non identifiés, qui peuvent causer des dégâts plus ou moins graves aux bateaux. Depuis quelque temps, les navigateurs et les organisateurs de course osent les désigner : ce sont, pour la plupart, de grands cétacés, comme les cachalots et les rorquals, pour qui ces rencontres avec les voiliers sont souvent fatales. Le sujet étant de plus en plus médiatisé, la course au large, déjà questionnée pour la pollution qu’elle engendre, n’améliore pas son image…
À l’échelle mondiale, des initiatives émergent pour tenter de répondre à ce problème. D’autant que le monde de la course est loin d’être le seul concerné par ces rencontres fortuites : les navires de commerce heurtent eux aussi les grands mammifères, souvent même sans s’en rendre compte. En baie de Boston, par exemple, des bouées immergées permettent de repérer les baleines franches en approche, ce qui fonctionne bien, mais ne peut être déployé à grande échelle. Des systèmes d’intelligence artificielle, encore seulement capable de détecter les souffles de baleine à la surface – à l’instar de sea.ai – sont également développés.
Pour éviter ces collisions, certains misent sur les nouvelles technologies. Le programme Share the Ocean, mené par le cabinet d’architecture navale BañulsDesign, plutôt orienté vers la course au large, a quant à lui, choisi l’approche statistique. « En 2019 a eu lieu une nouvelle régate de classe Ultim, la Brest Atlantiques [boucle entre Brest, Rio et Le Cap, ndlr] et on a observé un nombre élevé de collisions par bateau, ce qui est énorme, explique Renaud Bañuls, directeur du cabinet et porteur du projet Share the Ocean. Comme c’était un nouveau parcours, je me suis dit qu’il empruntait peut-être des zones avec des concentrations de cétacés particulièrement fortes. La littérature scientifique semblait confirmer mon hypothèse. On s’est alors demandé si on pouvait établir des statistiques de présence des animaux dans certaines zones et modifier les routes en fonction. Le but étant d’arriver à laisser les animaux tranquilles dans leur habitat tout en continuant les activités maritimes. »
Assez vite, BañulsDesign s’associe avec le laboratoire de mathématiques Platon (INRIA/CNRS/École polytechnique) et l’observatoire Pelagis de l’université de La Rochelle (cm 320) afin d’accéder à ses données de répartition des cétacés, recueillies lors des campagnes annuelles. L’idée est de s’en servir pour créer des modèles de probabilité de « rencontres » entre un navire et un cétacé. Grâce à des fonds privés (émanant des directions de course au large et d’industriels), BañulsDesign embauche en 2023 une chercheuse en biologie marine issue de Pelagis, Auriane Virgili. « J’entre toutes les données de distribution dont je dispose dans un modèle statistique, qui me permettra de prédire la répartition en fonction des différents paramètres océanographiques, gammes de températures, de courants ou interactions entre les deux.

© Share the Ocean/A. Virgili-sources:DGA


« Ce ne sont que des modélisations, précise la chercheuse, et on ne pourra pas dire : “À l’instant T, là, il y aura des baleines.” Mais on pourra proposer des zones de concentration en fonction de ce que les modèles nous auront dit de leurs habitats privilégiés pour se nourrir, se reproduire, etc. » Auriane Virgili réalise ainsi des cartes de densité de population d’une espèce, le rorqual commun par exemple, dans une région du globe, avec des zones « à éviter ».
« Ensuite, à partir de ce modèle, nous proposons des modifications de route aux organisateurs de courses, complète Renaud Bañuls. Pour le comité de l’Ocean Race 2023 par exemple, qui nous a demandé une étude, nous avons observé la météo sur les dix dernières années et étudié les routes empruntées par les skippers. Avec nos cartes de densité, nous avons créé des modèles de « rencontres » sur les routes de l’Ocean Race. Cela nous a permis de proposer des zones d’exclusion et de nouveaux parcours. C’est un peu ce qui se fait pendant le Vendée Globe pour éviter les icebergs : on met des marques à certains endroits en fonction de ce qu’on sait de l’avancée des glaces à ce moment de l’année et les skippers établissent leur route en fonction. »

© NOAA


« Même si toutes nos recommandations n’ont pas été prises en compte par la direction de course de l’Ocean Race et que l’on déplore encore des collisions, précise Renaud Bañuls, le point positif est qu’elles sont maintenant déclarées par les coureurs. Et nous avons aussi pu constater que les collisions s’étaient produites aux endroits que nous avions proposé d’éviter, ce qui valide la robustesse de nos modèles. »
Ces modèles dépendent de nombreux paramètres : la taille et le type du navire, sa vitesse, l’espèce concernée aussi, car certains mammifères ont tendance à plonger longtemps, tandis que d’autres ne vivent qu’en surface, leur comportement changeant aussi entre le jour et la nuit. Il n’y a donc pas un modèle unique pour toutes les courses, ni même pour toutes les éditions d’un même parcours.
Le programme est aussi tributaire des connaissances sur l’abondance des cétacés, et donc des campagnes scientifiques d’observation. Si dans les eaux européennes, états-uniennes ou méditerranéennes, les campagnes sont fréquentes et produisent beaucoup de données, c’est loin d’être le cas partout. « Notre but est aussi de financer cette recherche pour améliorer notre compréhension des mammifères », ajoute Renaud Bañuls. Le porteur de Share the Ocean ne souhaite pas non plus se limiter aux modèles de rencontres avec les grands cétacés, même s’ils sont les plus visibles et les plus vulnérables à cause de leur taille et de leur relative lenteur. Les collisions concernent aussi une grande partie de la mégafaune marine (tortues, requins, poissons-lunes…).

© Photopqr/La Provence


Si, pour l’instant, le programme est focalisé sur la course au large, l’idée serait de l’élargir aux grands navires de commerce. Ce n’est pas utopique, car il rencontre déjà l’intérêt de certaines institutions, comme la Commission baleinière internationale qui avait déjà identifié les collisions avec les navires comme une cause importante de la mortalité des grands cétacés. ◼ M. L.-C.