Présenté au festival de cinéma de Douarnenez cette année, Navigators de Noah Teichner est un film dit « expérimental » qui convie le spectateur à un voyage dans l’histoire du cinéma et vers le passé obscur des États-Unis. La « croisière » se déroule à bord du SS Buford, un cargo mixte construit à Belfast en 1890 et reconverti quelques années plus tard en transport de troupe pour la guerre hispano-américaine. En décembre 1919, 249 anarchistes et révolutionnaires embarquent sur ce vieux rafiot depuis Ellis Island (New York), en direction de l’urss. Prise d’une grande peur des « rouges » après la révolution bolchevik en Russie, l’Amérique a en effet promulgué une loi, le Sedition Act, qui lui permet de déporter les anarcho-syndicalistes étrangers, soupçonnés d’ourdir complots et attentats.

Le récit de l’odyssée de cette « Arche soviétique » est connue par les archives et les livres, en particulier le premier chapitre du Mythe bolchevik (1925), écrit par Alexandre Berkman, et les lettres d’Emma Goldman, deux figures importantes de l’anarchisme aux États-Unis, qui étaient tous deux à bord. Il ne reste de cette histoire que quelques vieilles photos du Buford et un émouvant film, abîmé par le temps, de l’embarquement des expulsés.

De retour en Amérique, et après quelques pérégrinations dans le Pacifique et en Alaska, le navire est affrété par un producteur qui veut y tourner un film muet devenu célèbre : The Navigator (1924) de Buster Keaton. Utilisant la technique de l’écran partagé, ou split screen, Noah Teichner met en parallèle les images burlesques d’un couple perdu sur le navire, le milliardaire Rollo Treadway (Buster Keaton) et Betsy O’Brien (Kathryn McGuire), tirés du film, et ses trouvailles dans les archives racontant la déportation à bord du Navigator.

Le résultat est une expérience visuelle et mentale troublante. Bien sûr, les aventures de Keaton et de sa fiancée sur leur vaisseau fantôme n’ont rien à voir avec l’histoire de l’Arche soviétique, mais elles se déroulent dans un même décor, ce vieux Buford que l’on explore de la passerelle à la machine, en passant par les cabines où les expulsés étaient enfermés. Le montage opéré par Teichner est une reconstruction du passé dans lequel les deux personnages du film de Keaton incarnent les deux anarchistes, Alexandre Berkman et Emma Goldman, dont on suit le périple de New York à Petrograd grâce aux archives lues en voix off.

Tout se passe comme si le Buford, seul personnage commun aux deux histoires, une déportation politique et un film burlesque, avait conservé la mémoire de ses passagers involontaires. L’un des derniers cartels nous apprend qu’Alexandre Berkman a probablement découvert le film de Keaton à Paris, où il s’était réfugié pour écrire son Mythe bolchevik après ses désillusions chez les Soviets. ◼ Vincent Guigueno