Quelle jolie expression que celle de  « navigations intérieures », pour parler de celles qui empruntent nos cours d’eau… C’est qu’elles sont peut-être les plus personnelles. Toutes les rivières sont intimes : chacune, chacun n’aurait-il pas son cours d’eau, fleuve ou ruisseau, au miroir duquel se reconnaître ?

Eddy Harris, de Saint-Louis, dans le Missouri, s’est mis en tête, quand il avait trente ans, histoire de faire au moins une chose jusqu’au bout dans sa vie, de descendre son Mississippi en canoë. Avec un esquif d’emprunt, et fort de son inexpérience absolue, ce jeune homme s’est jeté à l’eau, en quête de lui-même. Au fil des progrès et des rencontres qu’il a racontés dans Mississippi Solo, il arrive au bout de cette descente. Son fleuve est une voie qui relier aux autres, à un pays qu’il ignorait, et bien sûr finalement à lui-même.

C’est tout le contraire d’Edwin Abby, cet écrivain célébré de la nature, des grands espaces « vierges » de l’Amérique, contempteur des barrages et de tout ce qui prétend dompter ce qui devrait rester sauvage. Dans un receuil récemment traduit, En descendant la rivière, on le voit s’en remettre au courant pour fuir le monde et ses habitant (mais avec une glacière garnie de boîtes de bière et de saucisses à griller). Sa grossièreté, sa xénophobie et sa misanthropie même pas rigolote s’épanchent sur des eaux pourtant semblables à celles où le jeune Eddy Harris, ou plus récemment Jean-Louis Michelot, sur son Rhône, ou encore Adrien Clémenceau sur sa Volga (CM 318) ont trouvé l’amour, la fraternité et la paix. Le miroir du fleuve ne ment pas quand il révèle les visages singuliers de tous ces pagayeurs solitaires. Et toutes les rivières jouent leur jeu, toujours changeant… D’où l’on déduit que le genre littéraire de la navigation intérieure n’est pas près de se tarir. Comme disait l’obscur vieil Héraclite, « pour ceux qui entrent  dans le même affluent d’autres eaux, et d’autres encore ; et certes, les âmes s’exhalent du flot ». bref, nul ne descend jamais le même fleuve. J.v-G.

Mississipi Solo,  Eddy Harris, Liana Levi, 336 pages. 20 euros.