La flotte du fleuve Bleu –  Le père Gabriel de Magaillans, qui en avait vu d’autres, écrivait en 1688 qu’il y avait plus de bateaux en Chine que dans tout le reste du monde. Quatre siècles plus tard, un autre marin, britannique cette fois, allait consacrer sa vie à l’étude de l’innombrable flottille du Yangzi. Presque quarante années de recherches nautiques, malgré les guerres, l’occupation, les inondations et les sécheresses. Il releva, dessina, photographia, décrivit des centaines de types de navires tout le long du cours du « fleuve Bleu », des grandes jonques de cabotage à cinq mâts de l’estuaire aux radeaux de l’amont ou aux plus modestes bateaux-baignoires des mendiants, en passant par les bateaux-citernes transportant le lisier humain des villes aux régions agricoles, d’où ils revenaient quelques semaines plus tard, les cales pleines de légumes et de fruits… Il décrivit – comment en abstraire les seuls navires ? – les chantiers navals, le commerce des blocs de glace, la production du sel aussi bien que de la porcelaine, les bateaux-moulins avec leurs roues à aubes et la vie dans les cabanes flottantes, jusqu’aux bouées – avec une cloche, pour plus de sûreté – qu’on y attachait aux bambins livrés à eux-mêmes, entre les cochons et les canards de la famille.

Il en raconta la construction et montra l’antiquité de ces innombrables navires d’usage plurimillénaire, pullulant sur le fleuve bien avant le temps où le Seigneur d’un Occident soi-disant civilisé en était encore à traverser le lac de Tibériade à pied. Bref, dire que l’on se réjouit de voir l’œuvre fabuleuse mais longtemps introuvable de George Raleigh Gray Worcester (1890-1969) aujourd’hui rééditée n’est pas exagéré. Reste à rêver, comme si tout ce monde n’avait pas disparu corps et biens, de la voir complétée au moins en partie, mais avec la même rigueur et la même richesse, avec les navires des autres régions fluviales et maritimes de l’ancien Empire, aujourd’hui riche d’archéologues, historiens, savants universitaires en tous genres… À qui le tour ?  J. v. G.

> The Junks and Sampans of the Yangtze, G. R. G. Worcester, U.S. Naval Institute Press (première édition en 1970), 656 p., 45 dollars