Musée ou mausolée ?

Petit, on allait au musée de la Marine, on y admirait les modèles patinés et les formidables peintures de batailles navales. En rentrant, on s’échauffait à la lecture des Garneray et consorts. Ça nous a un peu passé, mais certains n’en sont jamais revenus, qui semblent, devenus grands, voire chenus, dans leurs jolis uniformes, encore tout éblouis par l’éclat de leurs boutons et breloques dorés. Voici, sous un titre un rien fallacieux, une célébration de cette prestigieuse entreprise. L’amiral François Bellec, auteur de La mer, une aventure française, la présente ainsi : « Ce livre n’est pas une nouvelle histoire de la Marine. Au moment où le musée de la Marine se métamorphose, ce livre propose d’en parcourir les collections… »

Directeur de l’institution pendant presque vingt ans, François Bellec est évidemment un guide de choix parmi les trésors qu’on retrouve dans cet énorme album à l’iconographie somptueuse. « Feuilletant au passage les plus belles pages de l’histoire de la mer », il témoigne d’un compagnonnage affectueux avec les figures du panthéon maritime bleu-blanc-rouge, et les esprits curieux y découvriront maintes histoires passionnantes. Les marins d’État tiennent la plus grande part, avec le renfort de quelques explorateurs, artistes, armateurs – ici les civils sont plutôt en costume ou en blazer qu’en ciré ou en bleu de chauffe…

C’est une tare ancienne, congénitale, de ce cher musée. À l’heure de sa refonte, aura-t-il, comme M. Bellec, zappé son aggiornamento ? Il est à craindre que les arbres plus ou moins galonnés y cachent toujours la forêt – le peuple des pêcheurs, des matelots, des ouvrières de la marée ou des filetteries, des dockers… On aurait pu espérer voir une si belle plume, maniée par un esprit de si haute volée, apporter une vision plus large, qui renouvelle le sempiternel récit national gaulois. Quitte, puisque c’est notre histoire, notre culture aussi, à en examiner les nuances sans en occulter la part d’ombre ? Mais non, mieux vaut oublier. « Oublier Trafalgar », c’est carrément le titre d’un chapitre où ce massacre est présenté comme une vulgaire partie de rugby – pas très équitable. Oublier, donc, la folie meurtrière des chefs de guerre (ou s’en délecter à la rigueur, célébrant les « désastres héroïques » (sic), façon Napoléon envoyant Villeneuve au massacre devant Cadix : « C’est l’honneur que je veux qu’on conserve, et non quelques morceaux de bois et quelques hommes »…) et quand on célèbre la puissance maritime française, faire carrément, comme ce joli album, l’impasse sur les détails gênants – le colonialisme, l’esclavage, par exemple. Oublier, ça fait aussi plus net quand il s’agit de jouer les brochures publicitaires pour l’industrie de l’armement nationale… Rendez-vous au chapitre X pour six pages d’« éloge de la frégate furtive » (re-sic !), fleuron de l’industrie navale française dont les armements, dans sa version « export », sont exposés en détail au chaland.

On vit tous avec les lettres de tel aïeul aux opinions plus vraiment présentables, les blagues misogynes d’un tonton, ou la photo d’un pépé immortalisé sous le mauvais uniforme. Ce n’est pas pécher par sentimentalisme ou par indulgence que de garder avec nous ces fantômes plus ou moins avouables – on n’en espère pas moins de nos petits-enfants, qui nous jugeront sans doute sévèrement pour nos excès, nos erreurs ou nos aveuglements actuels. Cela s’appelle la mémoire, c’est notre histoire, et c’est à notre culture d’en faire la part. Coupé de toutes ces racines, même tordues, on ne vit qu’à moitié – à l’instar de ce livre d’un autre âge, non pas « aventure française » ou jardin des muses mais sans vie, froid, vain mausolée de la Marine.  J. v. G.

La mer, une grande aventure française, François Bellec, De Monza/Musée national de la Marine, 512 p. , 59 €