Par François Pochon avec la collaboration de Georges Annoot, Alain Perrine et Raymond Legoupil – Rares sont les familles de bateaux traditionnels qui peuvent se vanter de compter autant de rescapés. Avec ses cent soixante vaquelottes, le Cotentin témoigne d’une richesse que l’on était loin de soupçonner voici seulement une dizaine d’années. A l’instar des canots à misaine de Cornouaille, des sinagos du Morbihan, des sloups coquilliers de la rade de Brest ou des barques catalanes, les vaquelottes ont stimulé l’enthousiasme d’une nouvelle génération de propriétaires qui se sont efforcés de restaurer et de regréer au mieux ces vieux bateaux de travail. Comme en bien d’autres régions, le concours « Bateaux des côtes de France » a démultiplié cet élan et suscité de nouvelles initiatives. Voici l’histoire de quatre vaquelottes remises en état dans le cadre de cette opération; quatre aventures qui montrent le sérieux et la passion de ceux qui les ont vécues et témoignent d’un mouvement culturel bien enraciné, et à l’avenir prometteur.

Dans la presqu’île du Cotentin, le bateau de toutes les petites pêches, c’est, par excellence, la « vaquelotte » (1). On en rencontre un peu partout, sur la côte Est aux longues grèves bordées de dunes, face aux îles Saint-Marcouf, dans les précaires abris des criques rocheuses du Nord bien sûr, vers La Hague, et jusque dans les havres de Diélette et de Carteret tournés vers l’Ouest et les îles anglo-normandes.

Depuis le XIXe siècle, les pêcheurs lo­caux utilisent ces canots à l’étambot bien incliné, longs de cinq à sept mètres, gréés d’une misaine, d’un tapecul au tiers et d’un foc. Ils sont construits à Barfleur et Saint­ Vaast, dans les chantiers Bellot principale­ ment, mais aussi chez Guerrand et chez Lemonier. Ces bateaux à tout faire sont utilisés tantôt pour la pêche au hareng le long des côtes du Cotentin, tantôt au travail des cordes (baux) pour le congre, la raie et le turbot, aux lignes pour le ma­quereau et la dorade, aux casiers pour les crustacés et même au chalut et à la drague.

Construits par centaines pour la voile, ces canots solides et rustiques ont su s’adapter au moteur et on a continué d’en lancer jusqu’au milieu du XXe siècle, de sorte que de nombreuses unités ont pu survivre jusqu’à nos jours.

Les dernières vaquelottes une belle flottille

Au fil des années, discrète, multiple, presque fondue dans le paysage, cette vas­ te flottille avait fini par se faire oublier. Seuls de rares amateurs gardaient l’œil, dans leur secteur, sur une poignée de belles unités, et surveillaient quelques épaves éventuellement sauvables. Grâce à la création récente d’une association, la mise en commun de ces informations et un inventaire presque systématique ont déjà permis de répertorier – en dépit de quelques malheureuses destructions ré­centes – cent soixante vaquelottes de différentes époques : les plus anciennes, une quinzaine, ont été construites avant 1920, une vingtaine date des années vingt, autant des années trente et enfin plus de cinquante de la période de 1940 à 1950.

Cette remarquable longévité est due en bonne partie à la qualité de la construc­tion : certaines vaquelottes sont ainsi res­tées dans la même famille pendant plus de soixante ans, au service de deux géné­rations successives. Rien d’étonnant alors que les marins-pêcheurs leur soient restés fidèles jusqu’à aujourd’hui. Quelques-unes sont encore armées à la pêche profes­sionnelle; d’autres, plus nombreuses, font le bonheur de marins retraités qui les ont conservées d’autant plus volontiers qu’ils pouvaient les manœuvrer seuls; les autres sont maintenant armées à la plaisance, après avoir été souvent restaurées de bel­ le manière.

L’inventaire de cette importante flottille tend donc à donner du Cotentin l’image flatteuse d’une région qui a su conserver son patrimoine. Bien sûr, il faut se gar­der d’un optimisme excessif : on a vu ailleurs des dizaines de coques passer ra­pidement à l’état d’épaves, et l’on ne construit plus de vaquelottes depuis bien des années. Mais, fort heureusement, les temps ont changé; le regain d’intérêt pour les bateaux traditionnels, qui trouve en Cotentin matière à s’exprimer alors qu’il en est encore temps, a toutes les chances de s’avérer durable.

La parution de Bateaux de Normandie, le livre de François Renault, et celle du Chasse-Marée ont sûrement contribué à ce renouveau, ne serait-ce qu’en incitant les propriétaires des vaquelottes à ressortir leurs anciens gréements. C’est ainsi qu’à l’occasion des régates locales, qui se cou­ raient depuis longtemps au moteur, on a vu progressivement les Marie-Madeleine, Bengal,ijani Dami et autre Jolie Brise suivre l’exemple de Maryo et gréer leurs voiles. Puis ce furent d’autres restaurations : Or­men Lang; Berceau du Marin, Normandie, Le Résolu, Reine des flots

En mai 1988, l’association Le Ver­ guillon organise à Saint-Vaast la fête des bateaux normands. Pour la première fois depuis bien longtemps, quatorze vaque­ lottes à voile sont au rendez-vous; ce splendide spectacle va stimuler d’autres restaurations : La, Chouette, Albatros, Pauvre Mise’re, Bifj, Naroik, Sainte-Marie, Saintmi, Marco, Sept Frères, Kierborr,, Amphitrite… la liste s’allonge !

Aujourd’hui, après un nouveau rassem­blement à Cherbourg en juillet 91, l’avenir des vaquelottes semble assuré et nombreux sont ceux qui, seuls ou en association, s’in­téressent de près à leur destinée. En at­ tendant la création du Musée de Tatihou, plusieurs passionnés font l’inventaire de la flottille et procèdent à des enquêtes de ter­rain parallèlement à la restauration des ba­teaux dont il importe de connaître le mode de construction et l’utilisation. La qualité du travail accompli est exemplaire et trans­ paraît dans les dossiers établis pour le concours « Bateaux des côtes de France ». Car pour participer, le Cotentin n’a pas eu besoin de mettre une réplique en chantier : c’est dans la flottille des anciennes vaque­ lottes que quatre projets de restauration ont pu, fort judicieusement, être choisis pour défendre les couleurs locales.

Quatre vaquelottes pour « Bateaux des côtes de France »

 Sept Frères, Albatros, Angélus, et Sainte-Ma­ rie ont relevé le défi : ces quatre vaque­ lottes vont venir à Brest 92 se faire rendre les honneurs par les bisquines, lougres, cotre corsaire et autre goélette de guerre… autant d’orgueilleux bâtiments, tout fiers de leur nombreux tonneaux de jauge, mais si jeunes que la sève leur coulerait presque de l’étrave! Certes, à elles quatre, nos vaquelottes ne déplacent pas lourd, mais elles ont chacune une histoire bien à elle qui témoigne du temps où ces mo­destes voiliers de travail se comptaient par centaines. Elles sont toutes semblables et pourtant jamais identiques. L’évocation de leur naissance, de leur navigation, des hommes qui les ont construites et armées, puis le récit de leur restauration témoi­gnent assez bien d’une mémoire populai­re attachante et authentique, celle des va­quelottes et des marins du Cotentin.

Le Sept frères à Eugène Crestey

A Barfleur, le fossé Rabot (actuelle­ ment rue du Port) était habité unique­ ment par des familles de pêcheurs. C’est dans une de ces maisons en granit blot­ ties les unes contre les autres qu’habi­taient les Crestey.

En 1932, Eugène Crestey est déjà pro­priétaire du Cabri, un cotre de 4,23 tx construit à Saint-Vaast en 1911; mais ce ba­teau, acheté d’occasion, ne lui donne pas satisfaction : il décide d’en faire construi­re un nouveau. Tout naturellement, il opte pour le chantier de Charles Bellot qu’il connaît bien : il lui a déjà acheté plusieurs plates et il s’adresse à lui quand il a besoin de faire réparer son bateau.

On y construit justement une jolie va­quelotte pour Louis Buhot. La décision est vite prise : « Je veux exactement le même canot que celui de Louis ! » On discute un peu sur le prix et on se met enfin d’accord : ce sera 6 300 F pour la coque peinte, le gréement, la pompe et une paire d’avirons. Les ferrures seront commandées directement au forgeron de Barfleur. Charles Bellot note toutes ces précisions sur son cahier recouvert de toi­ le brune, juste au-dessous de la com­ mande de Louis Buhot. Ce cahier a été acheté en 1907 et toutes les commandes du chantier y sont inscrites soigneuse­ ment. Il n’y a pas de contrat, mais une confiance réciproque que l’on va sceller au café du port.

Cette fois encore, il ne sera pas néces­saire de faire une nouvelle demi-coque pour obtenir les lignes du bateau : on uti­lisera les plans ou plutôt les « gabarits réalisés il y a près d’un demi-siècle pour M. Besnard.

Il est prévu que le bateau soit achevé pour le mois d’août; il sera baptisé Sept Frères, puisque à l’époque Eugène Cres­tey a déjà sept fils. Cette référence fami­liale est prémonitoire, car ce beau canot ne quittera jamais le cercle des Crestey. Le bateau est armé à la pêche le 20 oc­tobre 1932 avec Eugène père comme pa­tron et Eugène fils, âgé de treize ans, comme mousse. Pendant quelque vingt ans, la quasi-totalité des sept puis des huit garçons navigueront avec leur père.

De 1932 à 1947, le Sept Fr ères pêche uniquement à la voile. Les cordes, pour les raies, la roussette ou le congre, étaient mouillées près du phare de Gatteville, à une heure de voile du port. Le Sept Frères attendait sur place, pour le congre en particulier, à moins qu’on laisse la corde « à coucher » et que l’on vienne la relever le lendemain matin. Il y eut aussi, jusqu’en 1946, de fructueuses pêches aux harengs, en particulier pendant les années d’occu­pation, quand le poisson qui n’était plus pêché en amont venait frayer tout près du port de Barfleur. Le Sept Frères utilisait des fùets fixes mouillés sur des ancres qu’il laissait « à coucher » ou des fùets dé­rivants gréés de bossoins (petits tonneaux faisant flotteurs) mis à l’eau avec le jusant vers le Moulard, et relevés vers Gattevil­le. Le bateau était relié au filet par une amarre de cinq ou six mètres et les meilleures pêches se faisaient au crépus­ cule et par les nuits de pleine lune.

Le chantier Bellot, installé directement sur la digue, dans un espace tout juste suffisant pour construire les grands sloups bautiers… © coll François Pochon

Le chantier Bellot de Barfleur

Le chantier Bellot s’est établi au bout de la « cache » du puits après la guerre de 1870. On installe alors un atelier faisant approxi­mativement 12 m sur 6 m, bordé en bois et recouvert de papier goudronné. Cet abri sert à ranger les outils, à faire la petite mâture, les avirons, les poulies, les pompes et les petits canots ou les plates. Il sera plus tard remplacé par un atelier plus vaste.

A proximité a été construi­te, à la fin du XIXe siècle, la maison familiale des char­pentiers, dont le grenier sert de salle de traçage. De l’autre côté de la rue, il y a un champ où l’on peut éta­ler les bois pour les choisir et les tracer. Un peu plus loin, derrière le colombier, il se trou­ve une mare dans laquelle sont conservés les bois de mâture.

Avant le développement des scie- André Bellot. ries (Lepoittevin à Quettehou ou Poulain à Tocqueville), on engage des scieurs de long qui sont payés pour débi­ter les billes.

Alors que les plates et les petits canots sont faits dans l’atelier, les vaquelottes et les bateaux plus gros sont construits à l’ex­térieur. Lorsque le bateau est important, la voûte et l’étrave dépassent au-dessus de la digue ou sur la rue. Les bateaux sont lan­cés au travers d’une brèche dans la digue et glissent sur un plan incliné en bois. Jus­ qu’en 1944, tout est fait à la main. Il faut ainsi quinze jours pour débiter la mem­brure d’un bautier. Ensuite apparaît une scie à ruban, puis une dégauchisseuse et une perceuse électrique.

Entre les deux guerres, le chantier est dirigé par Charles Bellot qui se charge des comptes, borde, calfate. Louis s’occupe particulièrement de la mâture, des poulies… Jean Bellot a également travaillé quelque temps au chantier, avant de partir pour !’Arsenal, de même que André Bellot, à partir de 1934. Quant au personnel, il est toujours resté peu important. On comptait seulement un ou deux ouvriers permanents : Le Galcher avant guerre, puis Eugène Hertevent et Auguste Bouin. Parfois, on embauche un ou­vrier pour quelques semaines. Par­ fois encore on demande un coup de main aux pêcheurs.

En été, la journée com­ mence à 6h. On prend un casse-croûte entre 8h et 8h30 et on déjeune de midi à 13h15. La collation est prise entre 16h30 et 17h et la journée s’achève à 19h. L’hiver, l’embauche se fait un peu plus tard (vers 7 h).

Avant l’usage de l’électricité, l’éclairage se faisait avec des lampes au carbure. André Bellot se souvient des coups de vent d’amont quand les vagues s’écrasaient sur la digue et que les embruns s’abat­taient sur le chantier. Quand il faisait mau­vais, on s’abritait derrière des bâches.

La construction navale connaissant des aléas importants, il pouvait arriver que le tra­vail soit rare comme vers 1939. Charles et Louis Bellot en profitaient pour faire leur jar­din. Peu après, les commandes reviendront grâce à l’abondance du hareng. Le chantier ferme définitivement dans les années cin­quante. Le local est loué aux Ponts et chaus­sées et il est alors ravagé par un incendie. La plupart des souvenirs de cette petite entre­ prise familiale s’envolent alors en fumée.

Aujourd’hui la tradition familiale se per­pétue avec les importants chantiers de Jean Bellot à Cherbourg et de Laurent Bellot à Port-en-Bessin.

Quant aux casiers, le Sept Frères en em­barquait vingt par matelot, mouillés deux par deux et boëttés de vra (vieille), de plie ou de maquereau. Jusque dans les années quarante, les prises étaient excellentes : « Parfois cinquante kilos par jour et il n’était pas rare d’avoir cinq homards dans un casier ! » On utilisait aussi des nasses à crevettes mouillées par paires et mar­quées d’un chien (un flotteur en liège).

Pour les pêches à la traîne du maque­reau ou du colin, le Sept Frères gréait deux perques (tangons) de cinq à six mètres en travers du bateau avec deux lignes sur chaque perque et des rhale à bord.

En 1947, le bateau est motorisé avec un Bernard de 8 ch qui durera trente-deux ans sans presque jamais connaître de dé­ faillance. Du coup, la voile, qui restera pourtant toujours à bord, n’aura plus guè­re l’occasion d’être envoyée. Avec la raré­faction du poisson, le Sept Frères pratique principalement les casiers et les nasses.

En 1955, Lucien Crestey achète le ba­teau à son père. Il pratique le métier avec ses deux frères André et Paul. Les trois hommes, qui sont restés célibataires, par­tagent la maison familiale. A la mort de Lucien en 1985, le canot est racheté par Paul Crestey qui l’utilise avec André jus­ qu’à sa retraite, en mars 1990. Ils mettent alors le bateau en plaisance quelque temps puis décident de s’en séparer. La vaquelotte est alors reprise par Michel Crestey et l’auteur de cet article, afin d’être remise à la voile.

Le travail de restauration entrepris se veut exemplaire. A toutes fins utiles, nous donnons, pages suivantes, quelques ren­seignements techniques sur la coque et les aménagements et l’on trouvera ultérieure­ ment des précisions sur le gréement, les manœuvres, l’aviron, le matériel du bord… Ces indications aideront peut-être les pro­priétaires pour de futures restaurations.

© coll François Pochon

Construction et aménagements

Le nombre important de vaquelottes exis­tant encore aujourd’hui a permis d’observer leur construction avec une grande précision et de relever les quelques singularités qui dé­ finissent le type.

Les hauts

Toutes les vaquelottes ont une ceinte (la cheinte) qui est un véritable petit bordé en chê­ne, un peu plus épais que les autres; elle fait souvent 5 cm de hauteur et 5 cm d’épaisseur. Si elle est habituellement arrondie, certains chantiers (en particulier à Saint-Vaast) pous­sent deux petites mouchettes sur la ceinte qui est alors un peu plus haute jusqu’à 8 cm). Le bordé immédiatement au-dessus a une hau­teur constante (habituellement 11 cm)et, à 4 cm au-dessus de la ceinte, il y a une gor­ge de 2 cm : le liston.

Le bordé supérieur

En chêne ou en orme, il est souvent un peu plus épais (2,5 à 3 cm). Il a une hauteur constante de l’ordre de 15 cm et peut être dé­ coré à sa partie inférieure d’une petite mou­chette : la « baguette ».

Le plat-bord

En chêne, d’épaisseur voisine de 4 cm, il est encastré sur les têtes des membrures et cloué à l’intérieur du bordé. Sa largeur varie suivant les cas de 6 à 8 cm (parfois un peu plus sous la coiffe). Il était parfois ployé : dans ce cas, il était étuvé et maintenu provi­soirement à l’extérieur du bordé, par des ser­re-joints, pour prendre sa forme définitive. On creusait ensuite les mortaises (de 1 cm de profondeur) pour les têtes des membrures.

Les violons

En chêne, ils ont une épaisseur de 4 cm et une largeur voisine de 12 cm (parfois 9 cm sur les plus petits canots et jusqu’à 14 cm sur les grosses vaquelottes). Ils s’élargissent de 3 à 5 cm au niveau des bancs. Ils vont souvent de la seconde membrure à l’avant (parfois même la première) jusqu’à l’avant-dernière à l’arrière. La longueur des violons dépendait un peu des plateaux disponibles. Ils sont fixés par des carvelles à une hauteur constante au­ dessous des plats bords.

Cette distance est de l’ordre de 15 cm mais peut atteindre 22 cm si le bateau est muni de houordes (sabords pour les avirons), ou même plus sur les grosses vaquelottes. Les violons sont habituellement faits en deux parties. Ils sont délicats à ajuster, en particulier à cause de la tonture qu’il faut leur donner pour qu’ils soient « parallèles » au plat-bord, mais ils assu­rent une rigidité exceptionnelle à la coque.

Les serres

Elles vont de la première à la dernière membrure. Elles ont une épaisseur de l’ordre de 2,5 cm et une hauteur constante voisine de 11 cm. Elles peuvent être ornées d’une ou deux mouchettes. Elles sont à environ 4 cm au-dessous des violons.

Les bancs

Avant la motorisation, les vaquelottes avaient habituellement trois bancs en plus du banc de queuet et du banc du quart. Ulté­rieurement, le banc central et même parfois le banc de pompe ont été sciés afin de déga­ger de la place pour le moteur. Les deux bancs avant ont des sections pouvant aller de 4 cm par 22 cm à 6 cm par 18 cm. Ils ont une entaille au niveau d’une membrure, reposent sur la serre (également entaillée si le banc est très épais) et sont fixés aux violons par deux boulons à tête ronde.

© coll François Pochon

Le banc de pompe

Appelé noué, il est débité dans un madrier. On y creuse une entaille pour l’évacuation de l’eau et parfois un épaulement pour le dessus du banc (généralement en orme). La pose de ce banc est délicate car il doit affleurer à l’ex­térieur du bordé. Pour l’installer, il faut le fai­re sortir d’environ 5 cm sur un bord et le fai­re glisser dans l’ouverture du bord opposé. Cela n’est possible qu’en agrandissant l’entaille pratiquée au niveau de la membrure. Il faut ensuite ajouter une cale de bois pour que le banc soit bien coincé entre les membrures.

Le banc de quart

Sa confection est plus variable. Celui-ci re­ pose sur un barrot maintenu dans les serres et sur des tasseaux fixés au tableau. Il est constitué de planches de 25 à 30 mm d’épais­seur. Sa longueur peut atteindre 60 cm. Ce banc porte l’emplanture du mât de tapecul qui peut être découpée dans une des planches alors plus épaisse (voir Reine des flots) ou dans une pièce supplémentaire rapportée. Au-des­sous de ce banc il y a parfois un petit placard.

La coiffe

La coiffe ou coueffe est sans doute l’élément le plus caractéristique des vaquelottes. Il s’agit d’un assemblage de deux (parfois trois) fortes pièces en chêne ou en orme, boulonné aux plats bords (de 6 à 8 boulons à tête ronde de chaque bord). Son épaisseur va de 5 cm, pour les petits canots, jusqu’à 8 cm pour les grosses vaquelottes, et sa longueur est comprise entre 55 cm et 75 cm (de l’ordre de 60 cm pour une vaquelotte de 6 m). La coiffe est entaillée de 3 ou 4 cm au niveau des plats bords et ar­rondie au-dessus. Elle porte toujours le croc l’amure de misaine, le collier du mât dont les brides servent en même temps à solidariser les deux parties de la coiffe, le collier du bout­ dehors et parfois un ou deux cabillots. Très souvent, la frette recouvre le haut de l’étrave et vient se prolonger jusque sur la coiffe : on obtient ainsi un assemblage très solide.

La galoche

L’étrave porte toujours une galoche munie d’un réa dont l’axe porte le collier avant du bout-dehors. La galoche peut se trouver sur bâbord ou sur tribord et le bout-dehors sur le bord opposé.

Le queuet

 Le système d’emplanture de mât est pratiquement toujours le même. Le sabot est une pièce de 8 à 10 cm d’épaisseur et de 20 à 30 cm de largeur. Il repose, à l’avant, sur le mar­souin et il est cloué sur de forts barrots en­ castrés dans les membrures avant. Il se pro­ longe parfois jusqu’à la quatrième membrure, mais son épaisseur est diminuée à l’arrière pour ne pas dépasser le plancher. L’emplan­ture est un trou de 8 par 8 cm jusqu’à 10 par 10 cm pour une grosse vaquelotte) entouré d’une « râblure » en biseau sur les côtés et sur l’avant. Un gros tasseau en bois est également cloué à l’avant. Les « râblures » servent à main­ tenir les planches qui constituent le queuet. Celles-ci ont une épaisseur de 2,5 à 3 cm et une hauteur de l’ordre de 50 cm; elles sont maintenues à leur partie supérieure par le banc de queuet généralement encastré dans la seconde membrure. Le queuet est plus large en haut (de 12 à15 cm) qu’en bas (de 8 à 10 cm). Les côtés peuvent être cloués sur le fond ou le fond cloué sur les côtés (mais il est alors difficile d’enfoncer les clous). L’épaisseur du banc de queuet va de 2,5 cm à 4 cm et sa lar­geur peut atteindre 25 cm.

La planche de couronnement

Faisant pendant à la coiffe, l’arrière porte la planche de couronnement qui est encastrée entre la pièce d’étambot, le tableau et les bor­dés supérieurs. Elle est habituellement en chê­ne de 4 cm d’épaisseur et sa largeur est com­ prise entre 30 et 40 cm. Elle est renforcée par deux fortes courbes. Outre la barre d’écoute appelée livre/of ou libre/of ou livalof, etc… elle porte le croc <l’amure de tapecul, le collier du bout-dehors de tapecul et l’étambrai du mât bord de travail du pêcheur) le tapecul peut se trouver à bâbord ou à tribord. Le trou ser­vant d’étambrai pour cet espar a un diamètre voisin de 8 cm et son centre se trouve à 35 ou 40 cm de l’axe du bateau, à 20 ou 25 cm du tableau. En général, le bout-dehors passe au-dessous de la planche. Lorsqu’il passe au­ dessus, il est maintenu par deux colliers, l’un sur la planche et l’autre sur le tableau.

Le pontage

Après la motorisation, beaucoup de va­quelottes, même assez petites, ont reçu un pontage : la tire. La réalisation de ce pontage est assez variable et ne modifie pas la struc­ture du bateau. Il faut cependant prévoir une ouverture allongée, la mataude, pour faciliter le mâtage. Sur !’Amphitrite, deux pièces de bois sont fixées entre le queuet et le banc avant. Les planches de pont sont ainsi clouées sur des barrots pris entre les serres et les violons. La mataude est refermée par un petit capot allongé. L’accès à la tire peut se faire par une descente fermée par des planches coulissant dans une gorge ou par un panneau posé sur le pont. Sur les grosses vaquelottes comme la Sainte-Marie, il pouvait y avoir un petit rouf amovible surmonté d’un panneau coulissant. La partie arrière du pontage est habituelle­ ment fermée par une hiloire guidant l’écoule­ ment de l’eau vers deux dalots.

La tire servait principalement d’abri pour le moteur et, à part sur les grosses vaquelottes, il ne restait guère de place utilisable pour s’abriter. Très peu de vaquelottes ont été équi­pées de couchettes.

© coll François Pochon

L’Aibatros, vaquelotte de plaisance

L’Aibatros fut construit par les chantiers Bellot, la même année et sur les mêmes gabarits que le Sept Frères. Mais cette va­quelotte, qui avait été commandée par Georges Le Cerf pour être armée en plai­sance, fut gréée dès l’origine en cotre au­rique, comme c’était parfois le cas pour cet usage.

Pour ce descendant de la dynastie des Le Cerf de Cherbourg, grands construc­teurs de bricks, de goélettes et même de trois-mâts, l’armement de !’Albatros était une affaire sérieuse. Et aujourd’hui, Georges Annoot, son .petit-fils, a voulu lui rendre hommage en faisant de ce ba­teau le symbole d’une certaine unité fa­miliale, et le ferment de la mémoire col­lective de ses frères, cousins et amis.

« Son premier port d’attache fut le pe­tit port du Becquet, près de Cherbourg, où la famille passait ses vacances. A cet­ te époque, les promenades en mer ou même les pique-niques organisés à l’abri d’une anse ou d’une baie amenaient le ba­teau à sillonner les eaux entre Saint­ Vaast-la-Hougue et Omonville-la-Rogue dans la Hague. Il y avait aussi les nom­breuses parties de pêche au maquereau en baie du Becquet, ou encore la relève d’un casier à crabes mouillé la veille. Toutes ces activités amenaient souvent notre grand-père à agir avec tact, car bon nombre de cousins ou cousines étaient fort désireux de monter à bord.

« L’Aibatros navigua ainsi pendant trente­ quatre ans pour le plaisir de tous, pendant l’heureuse période des vacances. C’est seu­lement après toutes ces années que notre grand-père, qui avait de plus en plus de mal à le manœuvrer, entreprit une sérieuse mo­dification du bateau. En 1966, l’Albatros rentra au chantier Bellot (cette fois-ci à Cher­ bourg) pour recevoir un aménagement avec deux couchettes sous un petit rouf et un gréement marconi. Avec ce gréement plus léger, notre grand-père a pu continuer à naviguer, n’hésitant pas à franchir souvent le raz Blanchard pour aller chercher son whisky aux îles anglo-normandes… Il na­vigua jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, souvent en solitaire, et mourut un an plus tard, en 1984.

« L’Albatros est resté ainsi une année sans reprendre la mer, entreposé sur le quai du port de plaisance de Cherbourg. Puis nous avons pris la décision de le ramener au Becquet où nous habitions désormais, afin d’entreprendre quelques travaux d’entretien. Il a fallu gratter la coque qui ne comptait pas moins d’une vingtai­ne de couches de peinture. Aidés des cousins et des amis, nous avons fait ce travail durant l’été et l’Albatros navigua de nouveau.

Dans le port du Becquet, avec son gréement de cotre, l’Albatros affiche clairement ses intentions
plaisancières, et se démarque des vaquelottes de travail. Il navigua ainsi pendant plus de trente
ans avant d’être, pour quelques années, gréé en sloup marconi. C’est cette image de bateau creux,
gardée en souvenir par toute la famille, qui guida la restauration entreprise ces dernières années. © Georges Annoot
Georges Le Cerf photographié en 1936 avec sa fille — la mère de Georges Annoot — à bord de l’Albatros. © Georges Annoot

« Malheureusement, à la fin de l’été, une violente tempête l’a endommagé sérieuse­ ment au mouillage. Les travaux nécessaires à sa réparation seront pourtant l’occasion de réaliser un projet que nous avions de­ puis longtemps : refaire le bateau tel qu’il était le jour de son lancement !

« Nous avons attendu deux ans avant de commencer, l’étendue des dégâts nous faisant, sans doute, un peu peur. Et puis le garage de la maison du Becquet s’est peu à peu transformé en Frère, cousins et amis venaient nous prêter main­ forte dès qu’ils en avaient le temps, et chacun trouvait toujours une tâche selon ses compétences.

« Pour la restauration, nous avons bé­néficié d’un plan datant des années cin­quante, retrouvé dans les papiers de notre grand-père, ainsi que d’un dessin rapide­ ment esquissé où figurent quelques di­mensions. Nous avions aussi quelques photos et surtout d’irremplaçables bo­bines de films en 16 mm, tournées au fil des ans par la sœur de notre grand-père. Avec une caméra Kodak à ressorts, elle filmait toutes sortes de curiosités à l’in­tention de sa sœur paralysée qui avait du mal à se déplacer hors de la maison. C’est ainsi que parmi toutes les bobines enco­re en assez bon état figurent le lancement de !’Albatros au chantier Bellot, une par­ tie de pêche, des sorties en promenade, des rencontres avec d’autres vaquelottes et même avec un trois-mâts terre-neuvas.

« Nous avions aussi le mât d’origine qui, après les transformations de 1966, servit à hisser les couleurs devant la maison, les jours de fête. Le bout-dehors a été re­ trouvé chez des cousins auxquels notre grand-père en avait fait cadeau, ainsi que quatre poulies qui servaient d’éléments décoratifs dans la maison. »

Aujourd’hui, après une refonte com­plète de la coque, il ne reste qu’à faire tailler la voilure par un homme de l’art afin que !’Albatros soit paré pour Brest 92 et pour faire le bonheur de la prochai­ne génération !

Après des mois de restauration, l’Albatros retrouve son élément; c’est l’occasion d’un nouveau lancement, et le début d’une seconde vie pour ce joli bateau. © Georges Annoot
De génération en génération, parents et enfants se sont succédés à bord, comme pour soutenir de leur affection et de leurs efforts la destinée de l’Aibatros, vrai « bateau de famille », comme l’on disait autrefois sur la côte. © Georges Annoot

Sainte-Marie

Demi pontée, assez fortement motori­sée dès l’origine, et longue de sept mètres, la Sainte-Marie est d’un tout autre gabarit. Elle fut construite en 1948 par Henri Guerrand. Bien qu’il soit fils de construc­teur, ce dernier avait tenu à créer son propre chantier. En 1931, il obtient une concession sur la grande cale de Saint­ Vaast, entre le chantier de Pierre Bellot et la chapelle des marins. Pendant deux ans, il travaille dehors, puis construit un atelier, heureusement démontable car il doit plusieurs fois changer de place. Il s’installe enfin définitivement en haut de la cale (à l’emplacement actuel du chan­tier Bernard).

Construite pour André Héroult, de Saint-Marcouf, la Sainte-Marie aura plu­ sieurs propriétaires mais fera le plus clair de sa carrière avec deux marins-pêcheurs de la Dune : les frères Lerévérend connus sous le surnom de « Petits Bérets ».

De Morsalines à la baie des Veys s’éti­re une longue plage presque rectiligne, sé­parée des marécages par la Dune. Les ha­meaux sont implantés sur la hauteur, à quelques kilomètres de la côte. Chaque village dispose d’une bande de territoire qui s’étend jusqu’à la mer. Le long de la dune, on compte aussi plusieurs petites fermes, quelques maisons de pêcheurs entourées de leur potager, et désormais de plus en plus de petites villas et caba­nons. Les villages comme Saint-Marcouf ou Les Gougins ont été le berceau de grandes familles de pêcheurs : les Hérout, les Laloy, les Pouppeville, les Endelin, les Hauttemanière…

Dès le début du siècle, les familles se font construire des vaquelottes à Barfleur ou à Saint-Vaast. Ces canots de faible ti­rant d’eau peuvent échouer sur la plage. Mais dès qu’un coup de vent s’annonce, il faut enlever le lest et remonter le ba­teau en haut de la grève pour attendre que le beau temps revienne. Il n’était pas rare de descendre le canot et de devoir le remonter aussitôt, l’accalmie se révé­lant de courte durée. Que de journées perdues et que d’efforts inutiles ! Quand il devient possible d’acheter des automo­biles, certains pêcheurs préfèrent même laisser leur bateau à Saint-Vaast et faire la navette tous les jours. D’autant que les fortes vaquelottes motorisées permettent de se rendre rapidement sur les lieux de pêche.

Beaucoup de pêcheurs, au lieu de s’ins­ taller à Saint-Vaast, conservent ainsi leur maison à la Dune, tout en pratiquant différents types de pêche : en vaquelotte à Saint-Vaast, en plate ou en doris près de chez eux et parfois à pied (coques, sau­ticot, etc.). Beaucoup allaient naguère jus­ qu’à Granville ou en Bretagne pour y acheter d’occasion des doris qui avaient fait une campagne sur les bancs.

Sainte-Marie. Une forte vaquelotte demi pontée, bien représentative des bateaux construits dans les années quarante. © coll Lycée E. Doucet
Les frères Lerévérend — surnommés « les Petits Bérets » du fait de leur attachement à ce couvre-chef à bord de la Sainte-Marie. © coll Lycée E. Doucet

Les pêcheurs ont un potager pour améliorer l’ordinaire. Certains ont même quatre ou cinq vaches. Les femmes vendent par­ fois le poisson, travaillent dans les fermes ou font des ménages. Le métier de pêcheur est dur et ne permet pas de faire fortune. Comme le dit Léon Lerévérend, « on vi­vait mal, mais on était notre patron ». Les Dunais formaient une communauté solidaire et fréquentaient peu les patrons des cordiers ou des chalutiers saint-vaastais.

Dans les années soixante, il restait en­core une soixantaine de familles de pê­cheurs sur la D une. On en compte aujourd’hui à peine une dizaine. Depuis plusieurs années, ils ont abandonné les vaquelottes et n’utilisent plus que des plates ou des doris qu’ils peuvent mettre à l’eau seuls, grâce aux vieux tracteurs qui tirent les remorques sur les plages. Dé­sormais, celles-ci sont d’ailleurs de plus en plus souvent occupées par les « tables » à huîtres ou les bouchots. Les éleveurs ont pratiquement remplacé les pêcheurs !

Pendant treize ans, les frères Lerévé­rend pratiqueront la pêche au maquereau à Saint-Vaast. Ensuite, ils pêcheront le maquereau dans la baie des Veys, tou­jours à bord de la Sainet-Marie. En 1972, leur vaquelotte est mise en vente, sans trouver d’acquéreur. Le bateau se dégra­de lentement et firùt par couler. Il sera donné au grutier en échange des frais de renflouement.

Fin 1989, Raymond Legoupil, profes­seur de charpente navale au lycée professionnel E. Doucet d’Equeurdreville, découvre l’épave et décide de la restaurer pour pouvoir la présenter au concours « Bateaux des côtes de France ». Le pro­priétaire lui en fait cadeau et les services techniques de la Communauté urbaine de Cherbourg se chargeront de la transpor­ter jusqu’au lycée. Raymond Legoupil se fait fort de motiver ses élèves ainsi que les autres professeurs. Mais le projet de­ vra patienter quelques mois, à cause des incertitudes qui pèsent sur la section de charpente navale.

A la rentrée de septembre, la situation s’est éclaircie et les élèves de la Feil (Formation complément aire d’initiative loca­le) peuvent se mettre au travail. D’abord un peu inquiets devant l’ampleur de la tâche, ils se prennent au jeu dès que les premiers bordés sont changés et c’est un vrai plaisir de voir l’ardeur qu’ils mettent à l’ouvrage !

Le 25 octobre 1990, une réunion per­ met de définir les tâches des différents intervenants : la section charpente navale restaure le bateau et en fait les plans; le Conseil général finance l’opération; l’as­ sociation Le Verguillon se charge des re­cherches historiques. Ensuite, après la fête de Brest 92, la vaquelotte sera affec­tée à l’association de Tatihou.

Malgré l’importance des travaux, la pre­mière partie du projet a été parfaitement menée. Les élèves, qui travaillent en al­ternance au lycée e t dans les chantiers professionnels de Cherbourg et de Port­ en-Bessin, achèvent la restauration de la coque à la fin de l’année 1991. Une gran­de partie du bordage a été changée ainsi que l’étrave et la totalité du pontage. Il reste alors à s’attaquer au gréement, à la voilure et au moteur pour être prêts au printemps 1992 et faire route sur Brest.

Au retour, la Sainte-Marie sera donc ba­sée à Tatihou. Elle permettra d’embar­quer les visiteurs de marque jusqu’au pe­tit port de l’île et d’initier à la voile traditionnelle les stagiaires de la classe pa­trimoine. Il faut aussi espérer que les élèves charpentiers du lycée profession­nel et ceux de l’école des pêches pour­ront suivre des stages à Tatihou, un bon moyen de faire se rencontrer futurs pê­cheurs et futurs charpentiers. La Sainte­ Marie sera enfin utilisée pour les fêtes et les régates locales… Une vie bien remplie en perspective !

La restauration très complète de la Sainte-Marie, que l’on voit ici dépouillée de la plupart de ses bordés anciens et de son tableau, fut menée sous la direction de Raymond Legoupil, professeur de charpente du lycée. © coll Lycée E. Doucet
L’Angélus, probablement dans ses couleurs d’origine. © coll Amarrage

L’Angélus

Autre vaquelotte, autre histoire. Celle de l’Angélus est liée aux côtes rocheuses de La Hague et au petit port d’Omonvil­le. Situé sur la côte Nord-Est de la poin­te, le bourg s’est implanté dans l’estuaire au creux d’un vallon. En toile de fond, autour de la belle église, se dressent bâ­timents nobles et maisons anciennes. A l’ouvert, le hameau de la rue du Hâble était, lui, le quartier des pêcheurs.

Vers 1850, le port compte plus de qua­rante bateaux de pêche et les Omonvillais obtiennent une digue de l’administration. Soixante-dix ans plus tard, il ne reste qu’une dizaine de pêcheurs : Mauger, les Renouf, le marquis de Tragnel, Hervieu… C’est à cette époque, dans les années vingt, qu’Augustine Sorin (née Renouf) fait la pêche avec son père ou ses frères : elle est une des rares femmes à avoir pratiqué ce métier dans le Nord Cotentin.

Dans les années 1940, la flottille se limite à quelques vaquelottes. En 1950, Gaston Loudière fait construire l’Hélinejac­queline, une grosse vaquelotte pontée sur la­ quelle beaucoup de pêcheurs d’Omonville embarquent aux cordes pendant l’hiver. Mais ils conservent leur propre vaquelotte pour pêcher à leur compte, pendant la bel­le saison, les crustacés, le maquereau ou le colin.

Le r’hable à Néel, l’anse où les frères Néel et leur père venaient mouiller leur bateau, juste au pied de la maison familiale. Un lieu d’une grande beauté qui semble encore habité par ce souvenir. © coll Amarrage

Parmi eux, Georges Néel, qui a com­mencé le métier avec son père et ses frères à bord de la Marie-Georges. Les Néel mouillaient alors leur canot dans une anse, au pied de leur maison. Dès qu’un coup de vent était annoncé, père et fils remontaient leur bateau sur cette grève toujours nommée le r’hable à Néel.

En 1932, Georges est admis au concours des sémaphores. Dix ans après, alors que sa carrière dans l’administration touche à sa fin, il passe commande de !’Angélus au chantier Bellot.

La construction

Le bois nécessaire pour la construction est commandé chez Lepoittevin : c’est chez lui qu’on trouve les belles croches (bois courbes de fil) pour les membrures. Une pièce d’orme de 20 cm par 8 cm et de 4 m de longueur fera une quille par­ faite. D’autres pièces seront débitées en plateaux de 5 cm pour les membrures et les varangues. D’autres enfin pour les vio­lons, le tableau, les plats bords, la coiffe. Le tout est livré au chantier où le bois est étalé sur le terrain près du Vieux Lom­bier, afin de faciliter le choix.

L’atelier est trop petit, aussi construit­ on les bateaux à l’extérieur. Après avoir fait le tracé des membrures sur le plan­ cher du grenier, on fait les gabarits en sa­ pin. On a tellement l’habitude de construi­re des vaquelottes de 18 pieds que la demi-coque n’est plus nécessaire. Les ga­barits sont posés sur les croches étalées sur le terrain : on a ainsi de belles mem­brures, bien de fil, et qui ne risqueront pas de casser (près de cinquante ans plus tard, après des années difficiles, aucune membrure n’est endommagée, à l’excep­tion des hauts affaiblis par l’eau de pluie).

Les membrures sont ensuite découpées avec la scie à ruban dont le chantier vient de s’équiper. La quille, l’étrave, l’étambot, les différentes courbes, le tableau sont préparés avant que la construction ne commence. La quille est fixée sur des tins l’étrave et le tableau sont solidement accorés après vérification de l’équerrage. Les membrures sont alors ajustées, l’en­ semble étant maintenu par quelques lisses.

© coll François Pochon

Après une dernière vérification, les va­ rangues sont liées à la quille avec des goujons de fer. Au chantier Bellot, on les fixe encore perpendiculairement à la quille, de sorte qu’elles seront inclinées vers l’arrière quand le bateau sera flot.

La ceinte (cheinte) est mise en place : c’est d’elle que dépendra la belle tonture du bateau. Puis la vaquelotte est soigneusement bordée : en sapin dans les hauts, en orme dans les fonds. La ven­trière est beaucoup plus épaisse et sa réa­lisation demande un soin particulier. Il faut en effet caser l’intérieur avec un ra­ bot rond. Le galbord et le ribord sont étuvés car leurs formes sont tendues. Le bordé au-dessus du ribord est fait en deux parties, en effet, en arrière de la membrure, il faudrait une planche trop large et trop difficile à ajuster.

Vient ensuite la pose des aménage­ments : les plats bords, les serres, les bancs (dont le banc de pompe creux et le banc de queue , la coeffe, les violons, le couronnement. Pendant la construc­tion, Georges Néel vient plusieurs fois voir l’avancement des travaux. Il précise certains détails, indique la couleur pour les hauts, l’intérieur et la moustache.

En 1946, il prend sa retraite propor­tionnelle et commence la pêche sur !’An­gélus qui a été équipé d’un moteur Ber­ nard d’occasion, acheté chez Troude à Beaumont. Il en sera ainsi jusqu’à sa re­ traite définitive. Comme tous les Omon­villais, il fait deux métiers : du printemps à l’automne, la pêche côtière sur l’Angé­lus, et l’hiver, la corde aux Casquets à bord de l’Hélène-jacqueline (à Gaston Loudière) sur laquelle il s’enrôle comme ma­ telot. Chaque printemps, l’Angélus est re­ peint avant d’être remis à l’eau. On le fait simplement glisser sur la grève et la pêche peut commencer.

L’Angélus a été restauré par d’anciens malades regroupés dans l’association Amarrage. Plusieurs équipes se sont relayées sous la direction d’Alain Perrine jusqu’à ce que la vaquelotte soit de nouveau lancée le 27 juillet 1991. © coll Amarrage

Cette vaquelotte navigue ainsi jusqu’en 1975, époque à laquelle Georges Néel cesse définitivement son activité. Le ba­teau passera alors en plaisance, avec Monsieur Regnier qui fait faire de sérieux travaux de restauration par le chantier Bellot. Puis en 1981, le bateau est armé de nouveau à la pêche pour revenir à la plaisance en 1983.

Le sauvetage

Depuis quelques années, l’Angélus était au sec, en haut de la grève de galets du port de Goury, face au raz Blanchard et à Aurigny. Chaque tempête aggravait ses blessures et sa fin risquait d’être proche : les hauts étaient déjà détruits et le bor­dage commençait à s’ouvrir dangereuse­ ment. Pour les amateurs de bateaux tra­ditionnels, ce spectacle était d’autant plus attristant que l’Angélus est une très belle vaquelotte.

Au printemps 1990, une équipe médi­cale du Centre Colbert, à Equeurdreville, décide de créer une association se don­ nant pour objectif de participer à la conservation du patrimoine, tout en étant un lieu de rencontres favorisant la réin­sertion sociale d’anciens malades. L’asso­ciation « Amarrage » voit le jour et lors­ qu’elle cherche un premier bateau, la famille Péré, propriétaire de l’Angélus, ac­cepte de le donner.

Le bateau est transporté au Centre. En septembre, le grattage commence et les dégâts apparaissent dans toute leur am­pleur. Si les fonds ont assez bien résisté, en revanche l’étrave, le tableau, les têtes des membrures et une douzaine de bor­dés sont à refaire en plus des plats bords, serres, violons, bancs, coeffe, planche de couronnement, planchers et gréement. En dépit du découragement et de l’air dubitatif de certains, il est décidé d’ins­crire l’Angélus au concours « Bateaux des côtes de France » et même de le lancer en juillet, lors de la Fête des bateaux nor­mands.

Plusieurs équipes se relaient sous la di­ rection d’Alain Perrine, et les travaux avancent. Tant et si bien que le 27 juillet 1991, l’Angéltts est prêt sur sa glissière suiffée. Son lancement est prévu à 20 heures en présence d’une équipe de la télévision régionale et surtout de la flotte des bateaux normands. Un fâcheux inci­dent donne quelques sueurs froides : le vieux pont tournant refuse de s’ouvrir, emprisonnant toute la flottille dans le bassin du commerce ! Heureusement, il sera réparé dans la journée et une ouver­ture anticipée de la porte permet à la flot­ te d’arriver in extremis. Et à 20 heures précises, en présence de « Papa » Née son premier patron, le bateau retrouve son élément tandis que la bisquine Granvillai­se et le cordier Marie-Madeleine, les vaque­ lottes, canots, picoteux, lui font une haie d’honneur. Aussitôt l’Angélus hisse sa voi­le et va tirer des bords dans la radé…

A ces quatre bateaux bien différents inscrits au concours, sans doute faudrait-il ajouter le SaintRémi. Celui-ci a en effet une coque de vaquelotte mais s’inscrit comme flambart en raison de son grée­ ment particulier. A la fin du XIXe siècle, certaines familles de Réville venues s’ins­ taller à Dives-sur-Mer avaient ainsi l’ha­bitude de remplacer le tapecul par un taillevent.

L’histoire de ces quatre bateaux ne sau­rait bien sûr résumer celle de toutes les vaquelottes (2). La restauration de ces unités constitue une source quasi inépui­sable de découverte du patrimoine et de l’histoire locale. L’exemple des vaque­lottes est à cet égard significatif d’un mouvement désormais presque général sur l’ensemble des côtes de France.

Le travail d’enquête fut mené par de vrais amateurs, avec enthousiasme, per­ mettant que soient explorés, fouillés et mis au clair de nombreux détails plus ou moins familiers, et révélant parfois des pans entiers de connaissance jusque-là ignorés.

Que ce goût pour la recherche et l’en­ quête devienne l’affaire d’un grand nombre, et non plus celle de quelques trop rares spécialistes, est un réel bonheur. Que ces mêmes personnes prennent l’herminette pour restaurer un bateau, puis le fassent naviguer, c’est la preuve que la culture ma­ritime peut être vivante, même dans notre pays où elle s’est réveillée bien tard. C’était sans doute là un aspect essentiel de l’espoir porté par le concours « Bateaux des côtes de France ».

 

 

Remerciement : à André Bellot qui a toujours accepté de nous confier ses souvenirs si précieux.

(1) A partir de 1889 l’Inscription Maritime emploie le terme de vaquelotte. Il semble qu’en général on l’utilise pour les bateaux de plus de 2,7 tx mais il n’y a pas de règle absolue et certaines unités de même taille peuvent être inscrites comme canot qui est le terme le plus souvent utilisé par les pêcheurs eux-mêmes pour désigner leur bateau.
(2) Au moins peut-on dire un mot du Jacques construit en 1937 et actuellement en cours de restauration par les élèves du lycée Victor Grignard. Cette belle vaquelotte ne demande qu’un petit coup de pouce pour être prête, avec une voilure neuve, pour les fêtes de Brest 92.

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