Par Bernard Vigne – Construits dans le cadre du concours « Bateaux des côtes de France », le « Saint-Aygulf » et le « Ville-de-Fréjus » auront été les deux derniers pointus mis en chantier par Raphaël Autiéro avant sa disparition. Ils témoignent d’autant mieux du précieux savoir de ce charpentier que celui-ci s’est longuement confié à l’association Voiles Latines. Ainsi toute la construction, très typique de la tradition méditerranéenne, a-t-elle pu être étudiée et transcrite. Ce dossier, premier prix du concours, donne la matière de ce premier article, qui sera suivi d’un second consacré aux pêches pratiquées avec les pointus.

Sur les rivages de la Méditerranée, on construit des bateaux depuis la nuit des temps. Du Pirée à Barcelone, de Naples à Djerba, de Venise à Marseille, des générations et des générations de charpentiers de marine ont construit galères, chebecs, barques de mitjana, bovos, speronares, tartanes, mistics, barquettes, et tant d’autres bateaux méditerranéens, aux noms tous plus beaux les uns que les autres.

Cette diversité ne parvient cependant pas à masquer un certain air de famille. Le premier trait commun à toutes ces embarcations, c’est bien sûr la voile latine dont elles sont parées. Une autre caractéristique est leur faible tirant d’eau, dû à des formes de carène très arrondies et pointues aux deux extrémités. Ces formes, qui n’ont guère changé depuis l’Antiquité, s’expliquent avant tout par les conditions de navigation en Méditerranée : côtes basses, bancs de sable changeants à l’embouchure des fleuves, absence de ports et violence des phénomènes météorologiques.

La plupart du temps, les lourdes tartanes, les barques de mitjana et autres barques de cabotage devaient « s’amourer » à la plage pour décharger leur cargaison. Les embarcations de pêche de taille plus modeste étaient tirées sur la plage dès le retour de pêche, à Collioure comme à Nice ou Bastia. Et l’hiver, le marin méditerranéen s’en tenait toujours aux recommandations qu’Hésiode prodiguait à son frère vers 750 avant Jésus-Christ :

« Je te conseille, lorsque vient l’hiver et que bouillonnent les souffles de tous les vents, de ne plus diriger de vaisseau sur la mer vineuse, mais de travailler la terre.

© Michel Thersiquel

Tire le vaisseau au rivage, entoure-le de tous côtés de pierres et retire la bonde pour que la pluie de Zeus ne pourrisse rien. Place chez toi en bon ordre tous les agrès, plie soigneusement les ailes de la nef marine, pends le gouvernail au-dessus de la fumée et toi-même attends que revienne la saison navigante. »

Ainsi, pendant près de deux mille ans, les choses n’ont guère changé. Tous ces bateaux étaient construits à franc-bord sur membrures sciées, dans des chantiers disséminés tout autour du bassin méditerranéen. Et si les « maîtres d’hache » gardaient tous jalousement leurs secrets de fabrication, ils étaient malgré tout dépositaires d’un savoir commun. En quoi consistait ce savoir ? En une grande connaissance des matériaux et des formes, en un savoir-faire incomparable, fruit d’un très long apprentissage, et en l’usage d’un certain nombre d’instruments spécifiques — abaques, gabarits et formes — précieusement conservés et transmis de génération en génération.

Pourtant, le fil s’est coupé au XXe siècle, la navigation transocéanique, la pêche industrielle ayant imposé d’autres choix techniques, d’autres procédés. Tout ce savoir a disparu peu à peu, en même temps que les chantiers traditionnels. Ce que nous en savons n’a survécu que grâce aux quelques modestes chantiers qui, jusqu’au milieu de ce siècle, ont continué à construire de petites embarcations de pêche, selon des procédés ancestraux.

De ces procédés, le plus connu est celui de la construction au gabarit de Saint-Joseph. Employé sur tout le pourtour méditerranéen, il n’est plus guère utilisé aujourd’hui. Il a pourtant modelé les formes de la plupart des bateaux traditionnels de la Méditerranée : gourses, mourres de pouar, catalanes, barquettes et autres « pointus », comme on dit à présent. Ce terme générique sert en effet aujourd’hui à désigner la plupart des embarcations traditionnelles de notre littoral méditerranéen. Nous le devons, paraît-il, aux officiers de l’escadre de Toulon qui, au siècle dernier, appelaient ainsi les nombreux bateaux des pêcheurs et bateliers qui sillonnaient la rade.

Mourres de pouar, gourses, rafiaus ont disparu, mais le terme « pointu » est resté. Il désigne maintenant la barquette marseillaise utilisée pour la pêche côtière par les petits métiers et de plus en plus par les plaisanciers. Ce pointu est devenu peu à peu l’un des symboles de l’art de vivre provençal, au même titre que l’aïoli, le pastis ou la pétanque.

Construction d’un pointu dans l’atelier de Saint-Aygulf dans les années quarante.© coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf

Le pointu de Saint-Aygulf

A l’annonce du concours « Bateaux des côtes de France », c’est donc tout naturellement vers le pointu que se porta le choix de la jeune association Voiles latines de Saint-Aygulf-Fréjus. La décision fut d’autant plus facile à prendre qu’il y avait à Saint-Aygulf un des derniers — sinon le dernier — constructeurs traditionnels de la côte : Monsieur Raphaël Autiéro. Issu d’une grande lignée de charpentiers de marine, « Maître » Raphaël a construit une centaine de pointus. Il s’est éteint en mars 1993, nous laissant en héritage ses deux derniers bateaux : le Saint-Ayfulf le Ville-de-Fréjus, deux chefs-d’œuvre, véritables hymnes à l’amour du bois.

A l’occasion de ce chantier et sous l’aiguillon du concours, l’association de Saint-Aygulf, animée par Louis Thomas, va entreprendre un travail de recherche considérable. A quatre-vingt-trois ans, Raphaël Autiéro était au soir de sa vie. Il fallait absolument conserver la mémoire, les gestes, le langage savoureux de cet homme, dépositaire d’un savoir inestimable, fruit de l’expérience de plusieurs générations de charpentiers de marine. Ce fut un travail de longue patience. Car, sous des dehors affables et attachants, Monsieur Raphaël gardait jalousement ses secrets de fabrication, fidèle en cela à la tradition. Les charpentiers se cachaient bien souvent pour tracer certaines pièces et ne confiaient leur savoir qu’à leur successeur, fils, filleul ou neveu, au terme de son apprentissage.

De visites courtoises en entretiens, des rapports de confiance et d’amitié se sont instaurés entre les membres de l’association et le vieux charpentier. Au cours de longues conversations enregistrées, Raphaël Autiéro a bien voulu confier ses souvenirs à nos amis, l’enfance, la famille, le métier, la pêche. Tout cela raconté l’outil à la main, entre deux coups de rabot, autour de la coque du Saint-Aygulf; dans le vieil atelier caché sous les pins et les eucalyptus, entre les mimosas et les lauriers roses.

Raphaël Autiéro

C’est à la fin du siècle dernier que les parents Autiéro ont dû quitter l’Italie. Comme beaucoup d’Italiens du Sud, ils sont partis à l’étranger tenter leur chance : « Mes parents et toute ma famille sont originaires de Torre del Greco, un village au Sud de Naples qui depuis très longtemps, et encore maintenant je crois, est un grand centre de construction traditionnelle en bois. Mon père me disait qu’autrefois, dans sa jeunesse, il y avait couramment entre trente et quarante bateaux en construction en même temps à Torre del Greco. Mais ils étaient trop nombreux, et la vie était dure… En Italie, il n’y avait pas d’avenir, alors beaucoup partaient en Algérie, en France, à Nice, à Sète, ou à « Nève York » comme on disait. »

Pêcheurs ou charpentiers pour la plupart, souvent les deux à la fois, ces émigrés italiens seront nombreux à s’installer sur la côte provençale. Grâce à leurs connaissances et à la qualité de leur travail, ils se font rapidement une excellente réputation. Ils introduisent de nouvelles techniques de pêche, et surtout construisent des barquettes (barchette) qui seront bientôt adoptées par les pêcheurs et peu à peu remplaceront les petites embarcations locales.

Installé au Cros-de-Cagnes, près de Nice, le père Autiéro trime dur pour nourrir sa nombreuse famille. Aussi, le jeune Raphaël est-il très tôt associé au travail du chantier. « On commençait à travailler à onze-douze ans en sortant de l’école. Il y avait toujours quelque chose à faire dans l’atelier : ranger les copeaux, mettre un bout de bois en place. Avec la scie de long, j’aidais mon père, lui dessus, moi dessous; j’y allais volontiers. Au tout début, je me contentais de réparer. Le premier pointu que j’ai fabriqué en entier, sous la surveillance du parrain, je l’ai fait à douze ans, avec mon frère qui en avait quatorze. On l’a appelé Le Début. » Et ce fut en effet le « début » d’une longue série. Associant pêche et construction, Raphaël Autiéro a construit une centaine de pointus dans toute sa carrière.

« La plupart des pointus que j’ai construits mesuraient 6 mètres de long — on disait 24 pans —, pour un tiers de large — ou 8 pans —, mais en fait, ça dépendait de leur destination. A Nice, les gallines font deux mètres de large… dans le Var, on les aime plus larges, pour avoir un tirant d’eau plus faible afin de pouvoir poser les filets le plus près possible de la plage. J’ai fait une fois un pointu de 8 mètres, pas souvent, une fois. Puis plusieurs de 7,50 m. Je n’en ai pas souvent eu l’occasion, et je n’y tenais pas trop, parce qu’il faut trop de marchandise, de bois, de temps, et on est obligé de négliger beaucoup de petits clients. C’est plus rentable de faire deux petits bateaux qu’un grand. Je faisais au moins quatre bateaux par an, quelquefois plus quand j’étais associé à mon frère, mais c’était la grosse cavalerie. »

La « grosse cavalerie », Raphaël Autiéro n’apprécie guère. Sa préférence va aux petits bateaux construits avec soin. Le temps en définitive compte peu au regard de la qualité du travail. Pour le Saint-Aygulf, les travaux vont s’échelonner sur quatre mois. Comme pour chacune de ses constructions, le maître charpentier va choisir avec soin les différents bois qui seront mis en œuvre.

L’amour du bois

Sur la qualité et le choix des bois de construction, le charpentier est intarissable. Son récit fourmille d’anecdotes qui toutes révèlent une profonde connaissance du matériau. « Pour les membrures, on utilisait le chêne, l’ormeau, — très bon l’ormeau ! le frêne et le mûrier. J’aime bien le chêne pour les membrures et la quille, parce qu’il est dur et gras avec beaucoup de tanin; il n’a pas beaucoup de nœuds et il n’est pas poreux, il est très bien. D’ailleurs les pêcheurs ne voulaient que du chêne pour la quille, sinon ils n’achetaient pas. On ne prenait pas n’importe quel chêne : du chêne des Alpes-Maritimes ou d’ici, parce qu’il est très bon : plus « ronceux », plus dur, donc il pénètre mieux, vous comprenez, quelquefois on tirait le bateau cinq ou six fois dans la même nuit.

« Pour le bordage, on utilisait beaucoup le pin d’Alep et le pin sylvestre, ainsi que le mélèze. Le mélèze, j’allais le choisir du côté de Seyne-les-Alpes ; c’est un bois très résistant. Tous ces bois doivent être coupés à la vieille lune, par brise claire (mistral), en décembre, janvier, février; ainsi le bois est plus résistant à l’eau et aux vers. Moi je ne prends que du bois coupé bonne lune… quand il n’est pas en sève et que la lune est vieille, surtout le pin d’Alep qui a les fibres plus serrées. Vous savez, les pins c’est comme les femmes, c’est têtu, non ? Le pin d’Alep c’est pareil, c’est un arbre femelle. »

Tous ceux qui ont visité le chantier de Raphaël Autiéro ont remarqué la sûreté de son coup d’œil devant un plateau de bois, lui permettant instantanément d’imaginer le parti qu’il pourrait en tirer, avec un minimum de déchet. Et tous ont été frappés par son agilité et la facilité apparente avec laquelle il manipulait de lourdes pièces, malgré son grand âge.

Les outils de mon père

Pour travailler, il faut des outils, et dans les familles de charpentiers, ceux-ci sont transmis, comme la connaissance, de père en fils. « Les outils, ils m’ont été donnés par mon père, qui les tenait de mon grand-père, et avant je ne sais pas. Un outil, c’est sacré ! Ça ne se prête pas et ne se jette pas. Surtout l’herminette et les outils à calfat !

« L’herminette, ça sert à dégrossir. Moi, j’en ai trois : deux grandes à pied pour travailler debout, le bois par terre entre les jambes, et une petite pour raffiner le travail. Sans herminette vous ne pouvez rien faire ! Celle-là, elle vient du Sud de l’Italie, et le passe-partout aussi. On utilise aussi de bonnes scies, d’ailleurs on a toujours le « tire-point » à la main pour les affûter. D’abord une scie à grumes pour débiter les premières planches, puis une scie à ruban pour travailler les membrures jusqu’à environ 8 centimètres, enfin les scies classiques, les scies à main que vous connaissez.

« Il faut aussi de bons rabots de « bonne main » pour dégrossir. Tenez ! celui-ci est une merveille, c’est un rabot navette indispensable pour les bordés. Longtemps, j’ai continué à recevoir mes outils d’Italie. C’étaient des bohémiens qui les forgeaient sur place; on leur disait « Maître », on ne les appelait pas n’importe comment ! Ils venaient avec leur enclume à pied qu’ils enfonçaient dans le sol et ils se servaient de peau de bouc comme soufflet pour le feu. »

Les gabarits

« Moi j’ai toujours travaillé sans plan. Depuis la nuit des temps, on s’est transmis le savoir-faire dans les familles, sans plans. On me demandait un pointu de 6 mètres ? Je faisais un pointu de 6 mètres. On me demandait 7 mètres ? Je faisais 7 mètres. Pas de plans, mais seulement l’habitude et le goût de le faire. Par la suite, j’ai lu des livres comme celui de Vence, mais c’est compliqué ! Et je ne sais pas ce que ça donne… Après, il est venu les architectes navals. Il faut dire qu’autrefois, quand les patrons charpentiers traçaient la membrure du bateau, ils ne voulaient personne autour d’eux, ils traçaient seuls. Ils ne voulaient pas qu’on les regarde. »

Sur la grève du Cros-de-Cagnes, les deux frères Autiéro, Raphaël et Ciro, posent devant l’étrave
bien caractéristique d’une Bourse niçoise. © coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf
Tracé d’une membrure à l’aide du « gabarit de Saint-Joseph ». © coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf
Découpe à main levée d’une membrure par Raphaël Autiéro, qui n’utilise pas le plateau inclinable de la scie à ruban. L’étrave élancée des pointus est ornée de son capian, ou « couillettes ». © coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf
A défaut de bois courbe, sa forme en L est obtenue en deux parties assemblées par un trait de Jupiter. © coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf
© coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf

Sur ce plan-là aussi, Monsieur Raphaël est resté fidèle à la tradition. Ce charpentier, d’ordinaire si disert, s’avère pour le moins réticent lorsqu’il s’agit de parler de ses gabarits et de leur utilisation. En l’occurrence, nous devrons nous contenter de quelques idées générales. Les gabarits sont peu nombreux, et permettent de construire des bateaux de longueurs différentes. Il en faut pour l’étrave et pour l’étambot…

« Mais le plus important, nous confie le vieux maître, ça reste quand même le gabarit de Saint-Joseph. On l’appelle comme ça à cause de Saint Joseph, patron de tous les charpentiers. C’est le modèle du maître-couple et on le protège jalousement. C’est un modèle en bois grandeur nature qui permet de tracer les membrures et sans lequel on ne peut pas faire un bateau. Regardez celui-ci ! Il m’a été donné par mon père qui le tenait de mon grand-père. D’un côté il y a écrit madère — c’est la varangue — et de l’autre côté stambanare — c’est le genou —, ce sont des mots napolitains.

« Ah ! avec le gabarit de Saint-Joseph, il faut aussi absolument la stagiole ! » poursuit le charpentier en montrant une réglette en bois de 15 cm de long sur 6 de large, sur laquelle sont crayonnés des traits et des chiffres. « Ça sert à donner du pied à la varangue, c’est-à-dire à la rendre plus ou moins ronde, plus ou moins galbée… Indispensable ! Il en faut une pour chaque longueur de bateau. Celle-là, de stagiole, elle sert pour un pointu de 23 pans, vous voyez c’est simple ! Stagiole, c’est du napolitain ! On pense que les gabarits sont d’origine grecque, c’est possible… Ce qui est certain c’est que ceux qui ont essayé de faire un pointu sans ça ont dû y renoncer. »

Voilà qui est bien péremptoire, et signicatif de la rivalité qui existait malgré tout entre les chantiers. Monsieur Autiéro était certainement le dernier charpentier de la côte à utiliser le gabarit de Saint-Joseph. Pour les petits pointus de 4 à 6 mètres, cet instrument permettait de faire l’économie de nombreux gabarits de forme et présentait plus de souplesse, car il pouvait servir à faire des bateaux sensiblement différents.

Les amis de Voiles Latines ont eu la chance de pouvoir suivre pas à pas la construction de leurs deux pointus de 23 pans. Le micro dans une main et l’appareil photo dans l’autre, ils ont recueilli à cette occasion un témoignage précieux, unique.

La construction du pointu

Quand il attaque un pointu, Raphaël Autiéro commence toujours par les membrures. « Toujours ! Toujours ! Pour un bateau de 23 pans comme le nôtre, on prépare quatorze membrures principales, identiques deux à deux. Sept à l’avant, sept à l’arrière avec leurs diminutions. »

Le gabarit de Saint-Joseph

Ce sont ces quatorze membrures principales qui sont tracées à l’aide du gabarit de Saint-Joseph et de la stagiole. Fidèle à la tradition, Monsieur Autiéro veut être seul pour tracer et ses rares explications restent relativement évasives : « Je combine la madère avec la stagiole, c’est-à-dire que sur chaque membrure, j’ai crayonné deux repères qui ne bougent pas quand je trace, et je fais bouger l’extrémité qui sera près de la quille en me servant des graduations de la stagiole. Mesurez ! Pour la deuxième membrure, je décale de 5 millimètres par rapport au maître-bau, en laissant toujours mes deux repères en place. Comme ça j’obtiens le galbe du bateau… Mais ça, je ne le dis qu’à vous ! »

Le charpentier trace et découpe d’abord les varangues dans des plateaux de chêne, en suivant le fil du bois. Elles sont toutes de la même épaisseur : 35 millimètres. Grâce aux nombreux repères inscrits sur le gabarit, il trace ensuite l’extrémité du croisement du genou (l’allonge) sur la varangue, ainsi que l’emplacement des anguillers, ces encoches entaillées dans la varangue, de part et d’autre de la quille, qui permettent l’écoulement de l’eau dans les fonds. Seule exception, la troisième varangue arrière — la santène — qui ne comporte pas d’anguillers; celle-ci est beaucoup plus haute que les autres et a pour fonction de retenir l’eau de mer qui s’écoule des filets que l’on remonte, afin de ne pas déséquilibrer le bateau.

Ensuite, toujours à l’aide du gabarit et de la stagiole, Monsieur Autiéro trace et découpe les genoux. « Les quatorze genoux ont tous la même longueur, 1,10 mètre, et la même épaisseur, 32 millimètres. Ce qui change c’est la courbure, le pliage. » Varangues et genoux sont sciés et chantournés à la scie à ruban, mais le charpentier reste très discret sur la méthode employée pour relever les équerrages. Il se contente de dire que les membrures des extrémités ont une section de plus en plus « losangique ». Le gabarit de Saint-Joseph doit sans doute comporter certaines indications d’équerrages, mais le secret est bien gardé.

Ce qui est certain, c’est que, travaillant seul, Raphaël Autiéro devait avoir du mal à manipuler à la fois le lourd plateau basculant de la scie à ruban et la pièce de bois. Il sciait donc ses membrures à main levée, ce qui, compte tenu de son expérience et de la taille modeste des membrures, ne devait pas lui présenter trop de difficultés, même si cette dextérité forçait l’admiration de tous ses visiteurs. Les quelques imperfections dues à ce procédé seront bientôt corrigées à l’herminette et au rabot, la finition parfaite étant assurée par un ponçage soigneux associant râpe, raclette et papier de verre. Enfin, les varangues et les genoux, qui se croisent sur 40 centimètres, sont assemblés et cloués avec trois ou quatre clous cuivre matés.

La quille

Quand les membrures sont prêtes, le charpentier prépare la quille. « La quille, c’est très long, d’autant plus que je la fais un peu élancée en avant et en arrière, pas plate, pour mieux monter à la vague. A Saint-Tropez, ils ne comprenaient pas pourquoi mes bateaux tenaient mieux la mer et moi je ne voulais pas leur dire. »

Ensuite, l’étrave et l’étambot sont tracés au gabarit et découpés dans deux beaux plateaux de chêne, bien de fil pour suivre la courbure. L’étrave se termine par le traditionnel capian. « Le capian, c’est typiquement méditerranéen, c’est ce qui prolonge l’étrave. On le fait plat et bien droit, avec deux joues; on appelle ça aussi les « couillettes ». C’est de l’orme qu’on sculpte en une seule pièce, un peu comme l’avocat, le fruit, mais plus effilé. Puis après on le scie / au milieu et on le cloue symétrique en / haut du capian.

Relevé de la forme des varangues grâce au compas à branches courbes qui est réglé pour s’appuyer sur les fesquilles et sur la quille. © coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf

« Pour l’étambot d’un pointu, on fait en un seul morceau si le bois est bien tordu — du chêne de préférence. Il faut que ce soit solide. Si c’est un pointu à moteur, on le fait toujours en une seule pièce, mais pour un pointu à voile on peut mettre une pièce intermédiaire. J’y fais une « tête de Maure », c’est particulier au Cros-de-Cagnes et je trouve que c’est commode, mais ici ils trouvent que ça accroche les filets. »

Les creux de râblure sont taillés au ciseau à bois sur l’étrave et sur l’étambot, jusqu’à la hauteur prévue des pavois, et viennent mourir doucement à la jonction de la quille. Etrave et étambot sont ensuite assemblés à la quille par deux traits de Jupiter. L’ensemble est ajusté soigneusement et boulonné en inox de 8 millimètres. « Ensuite je dispose « vertical » sur le chantier. C’est une grosse poutre maçonnée à demeure dans le sol et le bateau va se construire dessus. Je fais tenir vertical avec une latte au capian et à l’étambot, que je cloue aux poutres de mon hangar… »

Utilisation du grand compas et du fil à plomb pour « peser » le bateau, c’est-à-dire vérifier la bonne symétrie et le calage de la charpente. © coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf

Dès que la structure axiale est solidement installée, Monsieur Autiéro fixe les membrures. « Avec un grand compas, je mesure pour répartir vingt-quatre membrures. Pour un bateau de 23 pans, comme le Saint-Aygulf, il faut un espacement de 19 centimètres environ… D’abord, je cloue provisoirement les deux maîtres-couples de part et d’autre du milieu, et puis les autres membrures préparées au gabarit de Saint-Joseph que je cloue provisoirement aussi. A la fin, il reste un espace de un mètre environ à chaque extrémité.

« Ensuite, en bas, je cloue une fesquille (une lisse) de l’avant à l’arrière du bateau, à environ 40-50 centimètres de la quille… » La fesquille n’est pas seulement une lisse; taillée comme un bordé très fin, elle est « en formes », c’est un véritable gabarit. Raphaël Autiéro a d’ailleurs plusieurs jeux de fesquilles.

« Après ? Eh bien après, je « pèse » le bateau, c’est-à-dire qu’avec un grand compas dont les pointes sont piquées dans des repères symétriques des varangues, je vérifie si le fil à plomb, qui part de son axe, tombe exactement au milieu de ma quille. Sinon, avec des épontilles que je fiche en terre toutes les deux membrures et qui portent sur la fesquille, je force la varangue jusqu’à ce que tout soit équilibré. On fait ça une membrure sur deux. Vous comprenez, il ne faut pas que ça ressemble à une cougourde (un potiron). Après ces vérifications, et lorsque les membrures principales sont fixées sur la quille, on n’oublie jamais de clouer une croix sur le capian. On fait ça avec deux bouts de bois. C’est une chose très importante chez nous, une coutume de personne chrétienne. »

Avant de découper les autres membrures, Raphaël Autiéro place des renforts de quille à l’avant et à l’arrière, et taille les découpes dans lesquelles viendront s’emboîter les membrures des extrémités. Les formes de ces membrures sont relevées avec un grand compas à branches courbes dont l’axe est posé sur la quille et les branches sur la fesquille. Il suffit ensuite de reporter le tracé sur des gabarits. Ce procédé permet de tracer facilement et de découper les varangues des extrémités (cinq à l’avant, cinq à l’arrière).

Ensuite, le charpentier cloue une deuxième fesquille, tout en haut des genoux des quatorze membrures déjà fixées et, à l’aide de gabarits, prépare les genoux des varangues avant et arrière. Il faut alors préparer les contre roues d’étrave et d’étambot, deux robustes pièces en orme — un bois difficile à travailler — fixées derrière l’étrave et l’étambot pour renforcer la solidité de l’ensemble. « Puis je regarde si ça me fait plaisir, dit Raphaël Autiéro, si c’est bien ou mal. Ça m’arrive d’y passer des heures tant que ça ne me fait pas plaisir. Il ne faut pas que ça fasse un demi-tonneau comme à Saint-Tropez, sinon le bateau se déforme dans la vague. Pour les bateaux de pêche, ce sont mes yeux qui dessinent… Quand ça me fait plaisir, alors seulement, je cloue tout définitif. »

Une fois achevée la structure, le charpentier passe au bordage. Il commence par disposer une fine lisse tout en haut des genoux, et quand ça lui « fait plaisir » à nouveau, trace la hauteur du pointu. A environ 24 centimètres au-dessous de ce repère, il trace la limite supérieure du premier bordé : la préceinte réalisée en planches de pin d’Alep de 16 à 17 millimètres d’épaisseur.

« On travaille toujours selon le même ordre : on commence par la préceinte du haut, je la fais d’une seule pièce, et pour la mettre je n’aime pas qu’on soit autour ! Puis je mets le cordeau (sorte de liston) au-dessus, en saillie, ça fait plus joli ! Moi je le fixe directement sur les membrures, c’est plus solide. Et même à l’arrière, sous le cordeau, je mets un boudin, c’est le mearet, et je le modèle bien rond pour pas que les filets s’accrochent, mais je n’en mets que sur un bord, à tribord pour le Saint-Aygulf. »

Le pont

La serre-bauquière est clouée ensuite à l’intérieur, sur les membrures, à 4 centimètres au-dessous du cordeau. C’est sur elle que prendront appui les barrots de pont et les bancs. Toutes ces pièces ont le même bouge (20 centimètres au maître-bau). Les barrots sont découpés dans des plateaux de frêne et les bancs dans des plots de pin d’Alep très épais. Les bancs reposent sur la bauquière et s’encastrent dans les membrures. Le banc du mât est placé au niveau de la quatrième membrure avant, c’est-à-dire pratiquement au tiers avant du pointu.

© coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf
© coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf

Dès que les bancs et les barrots sont en place, le charpentier fixe les « oreilles », deux pièces de bois qui traversent la préceinte à l’arrière et sont fixées sur un barrot. Elles servent à tirer le bateau à terre. Le pont du pointu est représentatif des bateaux méditerranéens. Il est fermé à l’avant et présente, au milieu, une longue écoutille qui dégage les bancs et permet de rentrer les filets, et à l’arrière, un simple trou d’homme

La pose du pont est très délicate, car celui-ci doit s’emboîter parfaitement dans les membrures. La fabrication du couradou, qui est la partie latérale du pont située de part et d’autre de l’écoutille centrale, requiert une attention toute particulière. « Le couradou, commente Raphaël Autiéro, c’est très difficile à faire ! Mais celui-là m’a donné beaucoup de plaisir. Je l’ai découpé pour qu’il s’emboîte dans les membrures, comme une main dans un gant. D’autres charpentiers découpent ça comme un râteau et ils remplissent les trous après, mais c’est moins joli et moins solide. Ça, c’est la conscience professionnelle de chacun. » En revanche, pour le pontage avant et arrière, où les membrures sont légèrement dévoyées, le pont est ajusté en râteau. Mais cela ne peut se voir car les falques (le pavois), posées ultérieurement, viennent cacher cet ajustage.

Les ouvertures du pont sont garnies de ce que Monsieur Autiéro appelle des liloires, sortes de baguettes de finition, et les deux angles arrière de l’écoutille sont renforcés par deux équerres. Lorsque le pont est terminé, Raphaël Autiéro place les falques, en acajou pour le Saint-Algue Au niveau du couradou, le charpentier découpe les dalots sous la falque, pour permettre l’évacuation de l’eau de mer. Ceux-ci ont une forme caractéristique en accent circonflexe, qui est un peu la signature du charpentier. La serre de plat-bord est alors clouée. Et c’est dans celle-ci que sont encastrés les argonnauds, deux pièces d’orme courbes, un peu comme des barrots, qui, placées à la proue et à la poupe, serviront à fixer les amarres du pointu.

Le plat-bord est ensuite découpé dans un plateau de chêne, en général en trois morceaux pour suivre la courbure. Une fois posée cette pièce, Monsieur Autiéro place un cordeau à cheval sur le plat-bord et la falque, pour protéger le pavois contre les chocs. En outre, à l’avant du pointu et jusqu’au capian, le plat-bord est renforcé par des moustaches. « Il faut que ce soit du bois dur, précise le charpentier, du chêne, pour que ça résiste au frottement des cordages. » A 40 centimètres du capian, de part et d’autre de l’étrave, sont enfin fixées deux bittes d’amarrage qui traversent la moustache et le plat-bord et sont clouées sur les falques.

Bordage du Saint-Aygulf On distingue parfaitement en arrière de l’étrave la contre roue qui donne de la solidité et de la surface pour clouer les abouts de bordés. © coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf

Le bordé

Quand les hauts sont terminés, « eh bien, on chavire le pointu sur le côté. Celui-là était bien équilibré et je l’ai chaviré tout seul, mais quelquefois mon gendre vient m’aider. » Une fois le bateau chaviré, le charpentier fixe définitivement les membrures qui n’étaient que clouées sur la quille. Avec une tarière, il perce un avant-trou dans la quille, puis il perce quille et membrures avant de fixer le tout avec des boulons inox de 8 millimètres, non sans en avoir garni la tête côté mer d’un bon cache-nez d’étoupe. Les avant-trous sont ensuite tamponnés avec des chevilles de bois.

Cela fait, le charpentier peut « cueillir » le bordé. Pour ce faire, le pointu devra être chaviré alternativement sur tribord et sur bâbord pour permettre le relevé et la pose des bordés. Pour le Saint-Aygulf, une dizaine de virures seront nécessaires. A l’exception de la préceinte qui est d’une seule pièce, elles sont composées de deux bordés. Les écarts se font sur une membrure et sont soigneusement décroisés d’une virure à l’autre.

Pour relever un bordé, le charpentier méditerranéen ne se sert pas d’un compas, instrument généralement utilisé pour le brochetage. Une fois qu’il a cloué sa lisse au-dessous du bordé précédent, il cloue une fesquille qui suit à peu près la forme de la virure, et avec une pige, une espèce de cale en bois, qu’il fait glisser contre le bordé supérieur, il trace sur la fesquille une suite de repères. Il recommence la même opération avec la lisse. Ensuite, avec la fesquille sur l’établi, il fait l’opération inverse : il cale sa pige sur les repères et trace les contours de son bordé sur la planche de pin d’Alep. Une fois scié et raboté, le bordé est présenté.

Gros plan sur les hauts du bateau qui participent autant à la structure du pont qu’au bordé. On remarquera, de bas en haut, la préceinte traversée par une oreille, puis le cordeau. Au-dessus, le couradou dont seule l’épaisseur est visible et, les dalots en forme d’accolades qui sont la signature d’Autiéro. Enfin le sarparet sous le plat-bord. © coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf

Bien souvent, il faut le mettre en forme. « Quelquefois, précise Raphaël Autiéro, on laisse le plateau se déformer tout seul en le mettant en porte-à-faux un certain temps, ce que je veux… Quelquefois je le laisse dans mon puits toute la nuit ou par terre dans le hangar; comme la terre est humide, pendant la nuit il peut se déformer. Ou bien avec des copeaux, par terre, je fais un feu quelques minutes. Quand c’est nécessaire, je le mets dans la chaudière qui est dehors… Les anciens faisaient chauffer les planches sur un feu de bois allumé au milieu et des grosses pierres aux deux bouts… Après, il faut très vite placer le bordé avec des serre-joints pour qu’il prenne la courbure. Parfois ça se place bien, parfois non. Alors on retire et on donne un petit coup de rabot pour rectifier.

« Quand le bateau est sur le côté, je mets les bordages du bas, le galbord et le pregalbord (ribord). Ensuite on le chavire de l’autre côté et on recommence pareil. Puis je reviens sous la préceinte et je remets encore un ou deux bordages avant de revenir au-dessus du prégalbord… Je calcule comme ça m’arrange, pour que le dernier bordage, celui qu’on appelle la comme dans les voûtes des cathédrales, soit le plus petit possible.

« Mais tout ça, je ne le fais pas en une fois, il ne faut pas croire ! Hé ! Je pose un bordé, je le fixe avec des serre-joints, je le laisse toute la nuit. Et le lendemain, je regarde. Souvent, il faut que je mette un coup de rabot ou que je fasse chauffer une autre fois. Ah ! il faut y aller doucement, doucement… de l’arrière vers l’avant, surtout pour obtenir le pavois et le galbord, il faut avoir des mains de sage-femme. Quelquefois, ça arrive qu’il casse et il faut le remplacer, surtout si dans la nuit le mistral souffle et sèche. »

Les bordés sont fixés avec des clous galvanisés dont toutes les têtes sont chassées, avant d’être mastiquées. Pour les hauts et les membrures, Monsieur Autiéro préfère le cuivre : « On fait un avant-trou assez fin, puis on enfonce le clou cuivre, enduit d’huile pour éviter qu’il se torde, puis on le rivette. Quand on a fini de poser le bordé, on égalise au rabot-navette. Puis on ponce comme il faut, enfin, le mieux possible… Avant le papier de verre, on utilisait de la peau de poisson-gal (poisson-chat) que l’on avait mise à sécher contre le hangar. C’est un travail que je n’aimais pas du tout faire et que je laissais à mon frère. »

La coque est ensuite soigneusement calfatée avec du coton. Monsieur Autiéro ne laisse ce soin à personne d’autre. Armé de son vieux maillet, il chasse méthodiquement le coton dans les coutures. « Vous voyez ce maillet ? On dit qu’il chante, il résonne très long. On l’appelle aussi la massola, c’est typiquement napolitain. Il est fendu pour résonner comme ça. On a l’habitude de dire : les maillets napolitains chantent, pas les maillets bretons. Ma foi, je ne le sais pas, on le dit… Autrefois, il y avait des hommes qui ne faisaient que le calfatage, et dans les grands chantiers de bateaux, ça faisait un bruit ! et le contremaître, au bruit, il savait si l’ouvrier travaillait bien ou pas. »

Les finitions

Avant de livrer le pointu au peintre, le charpentier doit encore réaliser quelques travaux de finition et d’aménagement. C’est la pose des bastaques, taquets cloués sur les membrures à l’avant et au milieu du bateau, et la mise en place des escoumes (toletières) sur le plat-bord. L’emplanture du mât est encastrée dans la troisième, la quatrième et la cinquième varangue; elle est bloquée par trois cales de chaque côté de la quille. Le charpentier installe ensuite le plancher, le payol. Et Raphaël Autiéro d’ajouter au passage : « ici, quand on dit, je m’en suis mis sur le payol, ça veut dire qu’on a fait des dettes ! »

Vient enfin la mise en place du sanou. Il s’agit d’un compartiment aménagé sur le pont devant le trou d’homme, à l’aide de deux planches qui courent d’un bord à l’autre en épousant la courbe du pont. C’est dans le sanou que le pêcheur jette le poisson quand il démaille son filet. La planche à l’avant du sanou, le lavadis, est coulissante, ce qui facilite le nettoyage.

« Ensuite, poursuit Raphaël Autiéro, on peint le bateau… Autrefois, on mettait d’abord de l’huile de lin chauffée au bain-marie. Maintenant, on commence par du xylophène. On en met déjà une couche quand toutes les membrures sont posées, quand c’est le squelette. Tout ce qui ne verra plus la mer est protégé avant même de poser le bordé. Quand le bordé est posé, on met du xylophène partout où c’est possible, puis une couche d’huile de lin chaude pour nourrir le bois. Nous on se nourrit bien ! Le bois c’est pareil, et l’huile c’est excellent.

« Après, on passe du minium, puis on mastique, puis on ponce encore, puis on passe de l’enduit gras, puis de la peinture à l’huile de lin, autant que le propriétaire veut en mettre, en général trois couches. Moi, je préfère la peinture à l’huile de lin, ça nourrit davantage le bois, c’est mon idée, hein ! Après, on reponce encore si nécessaire.

Calfatage du Ville-de-Fréjus par Raphaël Autiéro.© coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf

« La plupart des bateaux étaient blancs avec le cordeau jaune ou bleu. A l’intérieur on mettait une peinture plus foncée : j’aimais bien le gris, le bleu aussi. Pour que la peinture prenne mieux, au niveau des nœuds, on passait une gousse d’ail dessus. » Conforme à la tradition, le Saint-Aygulf aura la coque et le pont blancs, le cordeau et les joues du capian bleu outremer. Le pavois, qui est en acajou, sera verni. L’intérieur sous le pont sera gris clair et le payol gris foncé.

Quand la coque est peinte, il reste encore à placer les sabots, deux fausses quilles de part et d’autre de la quille : « C’est pour tirer le pointu à terre, pour protéger le bordé. Ça servait surtout autrefois quand on tirait le bateau sur la plage ou sur les galets. Maintenant, avec les ports, c’est moins utile. Et si le bateau est bien entretenu, il peut ainsi vivre quarante ans. Si le bateau est dans un port, facilement quarante ans et plus. A Sète, on connaît un pointu de quatre-vingt-dix ans. Mais s’il faut le tirer à terre ou le pousser à sec, ça dure trente ans.

« Moi, toutes les semaines, le samedi ou le dimanche, je faisais la toilette du bateau ou je demandais des fois à un pêcheur à la retraite de le faire. Il le nettoyait et enlevait la barbe qui lui venait dessous et l’aurait freiné. Mon bateau, je le peignais tous les ans, surtout la partie sous-marine, mais quand je voyais un bateau dans un champ ou dans une cour, je leur disais : vous prenez votre bateau pour une chèvre ! Un bateau, il faut lui donner à manger, lui mettre de la peinture.

« Quelquefois, je tirais mon pointu sur la plage, en bas de la rue. Pour ça, j’avais une poulie avec un réa en bois de fer des colonies, c’est un bois très dur. Je tirais le bateau par les oreilles de chaque côté du bordé et avec les sabots, c’était bien. Oui vraiment, un bateau se porte mieux dans l’eau de mer et il vaut mieux le laisser au port quand il y en a un. Sûrement que si vous le laissez au soleil, il gonfle comme un veau, et au mistral il rétrécit…

« Mon premier bateau, je l’ai appelé le Santa Maria, comme Christophe Colomb quand il a découvert l’Amérique. Puis Nice la Belle, puis le Séducteur. Après, je l’ai appelé le Nordiste, parce que ma femme était du Nord, et aussi la Violette. Un autre, je l’ai appelé l’Intrépide, puis le Triomphant, en souvenir de mon service militaire dans les torpilleurs. Je l’ai aussi appelé Les Six Cousins. Après… l’avant-dernier, celui qui est Bans la chapelle de Fréjus, c’est le Charitas, en souvenir de Saint François de Paule qui avait délivré Fréjus de la peste. Le dernier, c’est celui-là, le Saint-Aygulf

« Alors, la différence entre un pointu et les autres bateaux ? Avec ceux du Cros-de-Cagnes, c’est le guibré (le bec). Les barquettes marseillaises sont moins larges que celles de Toulon. Ici les bateaux sont plus larges, car on met les filets bien au bord et le bateau a un tirant d’eau moindre. En Italie, ils ont la folie de la vitesse, mais les bateaux sont peu stables, quoique bien travaillés, avec un capian qui revient en arrière au lieu d’être vertical comme chez nous. En Algérie, ils faisaient des pointus très longs et assez étroits avec une étrave plus relevée et un capian plus court. Mais la méthode est la même que la mienne, celle des Espagnols aussi, pareil. »

Le Saint-Aygulf est maintenant achevé et les membres de l’Association qui se retrouvent tous les dimanches matin sur le chantier admirent le travail du maître charpentier. Les formes arrondies, la quille finement élancée aux extrémités, l’étrave bien droite laissent préjuger des qualités marines du pointu. Tout au long du travail, le choix des bois, la finition des découpes et la précision des ajustages ont montré le souci de perfection du charpentier. Certains détails comme le sarparet, les oreilles, la tête de Maure ou les renforts d’hiloire n’appartiennent qu’aux pointus de Raphaël Autiéro dont on reconnaît ainsi l’auteur.

Avant à éperon guibré du Ville-de-Fréjus caractéristique des gourses de Nice. © coll. Voiles Latines de Saint-Aygulf

Un deuxième pointu

Une fois fini le Saint-Aygulf, les membres de l’association Voiles Latines, émerveillés par la qualité de la construction et encouragés par l’engouement suscité par le bateau, se sont mis à rêver d’un second pointu. Raphaël Autiéro serait ravi de mettre en chantier une gourse à guibré (à éperon), comme on en trouvait à Nice et au Cros-de-Cagnes au début de ce siècle. La Mairie de Fréjus est sollicitée et accepte de mettre la main à l’escarcelle. De sorte que la construction peut rapidement démarrer. Comme le Saint-Algue, le Ville-de-Frt9us est un pointu de 23 pans. Il est construit avec les mêmes gabarits, sa coque étant identique à celle de son frère aîné. Il se singularise pourtant par son éperon très saillant, qui lui confère une élégance d’un autre siècle, du temps de la splendeur de la marine méditerranéenne. Raphaël Autiéro conçoit et construit ce pointu comme son « chef-d’œuvre », au sens où l’entendent les Compagnons du Devoir. Entièrement bordé en acajou, il ne sera pas peint, mais verni pour « mieux voir le travail ».

Gréement et armement du pointu

Le pointu étant un bateau voile-aviron, son gréement est très simple. Quoi qu’il en soit… ce n’est plus l’affaire du charpentier : « Il y avait des hommes exprès pour gréer les bateaux. C’étaient en général de vieux marins à la retraite. Pour le mât, on se servait de bigues de 6 mètres, qu’on fixait dans l’escasse et un peu penché en arrière pour le genre de pêche d’ici. On mettait le mât en arrière du premier banc, on le fixait avec une clé en métal ou un bout. Et il n’y avait pas de haubans : c’est la drisse de la voile qui servait de hauban. Elle traversait le mât au niveau de la poulie en haut et se fixait sur l’antenne à l’estrope.

« On avait des voiles de 18, 19, 20 mètres carrés, avec deux bandes de ris. Le foc, on n’aimait pas trop pour le genre de pêche d’ici; c’étaient plutôt les bateaux venus d’ailleurs qui en avaient, ou les plaisanciers. Nous, c’était la voile latine. Elle était teinte dans un peirou (chaudron), avec de l’écorce de pin achetée par la prud’homie. On la mettait dans un sac et on la teignait avec les filets : elle devenait marron et plus résistante. »

A partir de ces indications, l’association s’est lancée dans la réalisation du gréement. Monsieur Autiéro s’est chargé du mât et des antennes, deux jeux, un en pin sylvestre, l’autre en bambou. Puis, sur les conseils du charpentier, nos amis ont rencontré deux pêcheurs retraités qui avaient conservé d’anciennes voiles. Ils ont ainsi pu observer, mesurer, comparer un mestre latin de 20 mètres carrés et une voile arabe de 14 mètres carrés, toutes deux en coton à fines laizes. Elles ont livré de précieux renseignements, sur le ralingage « à la latine », les renforts, la fixation des matafians et la forme générale de la voile, qui fait un peu « le sac ».

La voile arabe, qui armait autrefois les lanchas et canottos maltais, est moins connue aujourd’hui. On en trouve une description dans l’ouvrage de P.A. Hennique consacré aux Caboteurs et pêcheurs de la côte tunisienne, sous l’appellation « voile de mistique ». Cette voile présente sur la voile latine l’avantage de pouvoir être réduite beaucoup plus facilement. En effet, le premier ris est pris sur la bordure, ce qui évite de descendre l’antenne.

Finalement, l’association décide de gréer le Saint-Aygulf avec une voile latine et le Dalle-de Fréjusavec une voile arabe. Le plus difficile sera de trouver la toile nécessaire, quarante mètres de coton qui seront ramenés d’un voyage en Grèce. Ainsi les deux pointus sont-ils habillés chacun d’une mestre de 20 mètres carrés avec deux bandes de ris, et d’un foc (respectivement de 6 et 3 mètres carrés) amuré sur un bout-dehors. Ces voiles cousues à petites laizes et ralinguées de manière traditionnelle sont naturellement teintées dans un peïrou avec des écorces de pin.

Arrive enfin le jour du baptême. « Pour le lancement, se souvient Raphaël Autiéro, le bateau était fleuri. Le curé baptisait le bateau avant qu’il n’entre dans la mer, avec une prière et un petit discours sur Saint Pierre. On mettait aussi une assiette de gros sel, et la marraine, le curé et le charpentier jetaient un paquet de sel sur le bateau. Mais on ne mettait jamais en chantier ou on ne lançait jamais un pointu le vendredi. Jamais ! »

Le baptême du Saint-Aygulf a lieu le ter septembre 1991. Sa marraine, Madame Jacqueline Gerberon, est la fille de Monsieur Autiéro. Quant au Ville-de-Fréjus, il est lancé le 14 juin 1992, un mois avant Brest 92 ! Le pari était gagné ! Entre-temps, l’association Voiles Latines de Saint-Aygulf-Fréjus s’était vu décerner le premier prix pour le dossier présenté au concours « Bateaux des côtes de France ». Ce dossier enchâssé dans un coffre de bois finement ouvragé contenait tous les trésors accumulés par l’association : des dessins, des photos, une vidéo de la construction du pointu, trois heures d’interview de Raphaël Autiéro, un mémoire de maîtrise, des plans…

Après la construction et les finitions, il faudra mettre au point les deux gréements à voiles latine et « arabe » qui différencient les deux bateaux. Sur le Saint-Aygulf on peut voir ici un détail de l’antenne latine qui est plaquée contre le mât grâce à une manœuvre coulissant dans une moque. © Michel Thersiquel
© Michel Thersiquel
© Michel Thersiquel
Comme tous les bateaux inscrits au concours « Bateaux des côtes de France », le Saint-Aigulf et le Ville-de-Fréjus sont venus en Bretagne pour participer aux fêtes de Brest 92. Tous les visiteurs garderont le souvenir de la belle flottille de bateaux latins échoués dans la ria du Port-Rhu à Douarnenez. Au premier plan, Amandine, la bette de l’Estaque, puis les deux pointus d’Autiéro. En arrière-plan, les barques catalanes. © Michel Thersiquel

La navigation

Nos deux pointus, armés à la voile et à l’aviron, ont fait le voyage de Brest. Le pointu, c’est le bateau idéal pour ce genre de fête. Sa taille modeste lui permet de se faufiler partout et, avec trois rameurs, il peut faire de la route d’un coin du port à un autre. Dans le « Quartier latin » aménagé dans le port de commerce, ils ont pris place dans la famille colorée des bateaux méditerranéens. Dans la rade, ils ont montré leurs qualités marines. Comme tous les bateaux Autiéro, ils ont « de la revanche », ils passent bien dans la vague et sont très stables.

Certes, la manœuvre de la voile latine nécessite un certain apprentissage. Chacun connaît le dicton « Si me connaisses pas, ne me toques pas ! » Bien qu’il soit d’une grande simplicité, le gréement latin reste d’une utilisation très complexe du fait de la mobilité de la voile autour d’un seul point. Les manœuvres de l’orsepoupe, du devant, de l’écoute et de l’oste ne s’improvisent pas. Toutefois, peu à peu les équipages affinent les réglages, au rythme des sorties dominicales, car les bateaux sortent tous les dimanches, si le temps le permet.

Le seul problème, c’est la navigation au plus près du vent. Avec sa coupe assez creuse, la voile latine n’est pas une voile de près. Les pêcheurs ne l’utilisaient d’ailleurs que pour se rendre sur les lieux de pêche ou pour en revenir, la plupart du temps aux allures portantes ou aux allures de largue. C’est le développement de la plaisance et l’organisation de.’ régates qui ont conduit les équipages à faire du plus près, une allure d’autant plus difficile à tenir que l’adjonction d’un foc amuré sur bout-dehors, en avançant un peu plus le centre de voilure, augmente aussi la dérive.

Les pointus, les gourses et les gallines niçoises étaient essentiellement des bateaux d’aviron. C’est une pratique encore bien utile aujourd’hui pour remédier aux calmes plats, même si le grand bonheur est de porter toute la toile en régate comme, page de droite, à la Nioulargue. © Michel Thersiquel

Bien des solutions ont été imaginées, fausse quille, voile extra-plate, voile latine bômée, tapecul… Mais si quelques résultats ont été ainsi obtenus, ce fut en général au détriment de ce chef-d’œuvre que la voile latine. Rien de tel à bord du Saint-Aygulf et du Ville-de-Fus. On envisage plus sagement de modifier les safrans en leur donnant une forme de cimeterre ; l’étambot se prête bien à cette modification qui devrait améliorer et avancer le plan de dérive.

Toutes ces discussions, tous ces réglages sont au cœur de la réappropriation de la culture maritime. Les bateaux sont de toutes les fêtes traditionnelles, la Saint Pierre, la Fête de la mer; ils participent à tous les rassemblements, à Marseille, au Lavandou, à la Nioulargue de Saint-Tropez. En mai 1993, le Saint-Aygulf, invité par le club d’aviron de Venise, « Il Bucentauro », est même allé défendre les couleurs varoises à la dix-neuvième Vogalonga.

« La lagune vénitienne ressemble un peu à notre lagune de Villepey, près de Fréjus, et cela nous a incités à nous engager, affirme Louis Thomas. Ce « per-corso », il fallait tout de même l’oser, et malgré leur accueil exemplaire, nos hôtes italiens doutaient gentiment de nos forces. Le départ a été donné à neuf heures dans une envolée de cloches, de cris, et au milieu de gondoles sublimes d’élégance et d’efficacité, de yoles, de skiffs et de tant d’autres embarcations sur lesquelles nous essayions de mettre un nom. Place Saint-Marc, l’Arsenal, Burano, Murano, San-Miche-le et enfin le Grand Canal… Les huit « vogatori » du Saint-Aygulf finissaient cinq heures après, exténués, mais la tête pleine de souvenirs. »

Actuellement le Saint-Aygulf effectue des randonnées nautiques autour de la presqu’île de Saint-Tropez, puis après avoir participé à quelques régates dans la baie de Fréjus, il partira naviguer vers Cannes. L’année prochaine il espère aller à Impéria, à Portofino en Italie. Ces deux bateaux, les derniers pointus de notre littoral méditerranéen construits selon une méthode ancestrale, ont permis de conserver la mémoire d’un temps où le soleil n’était pas encore à vendre et où l’on entendait chanter la tarentelle napolitaine dans les faubourgs des ports.

Des pêcheurs napolitains, il n’en reste guère, et les petits enfants n’ont pas repris le métier. Monsieur Autiéro en était désolé : « J’espérais que Ralph… Quand il était petit, il venait tout le temps, il se couchait dans un carton et il donnait là. Je me disais : j’ai quelqu’un qui va me remplacer. Maintenant, quand je lui dis : viens que je te montre ! Il me répond : oui, oui, attends ! »

Aujourd’hui, le chantier est fermé. Le vieux charpentier est mort sans avoir pu transmettre son savoir, sans avoir pu confier ses outils, ses gabarits à son successeur. Le fil d’une tradition séculaire vient de se rompre. La massola ne chantera plus !

 

RETROUVEZ L’ENSEMBLE DE NOS ARTICLES CONSACRÉS AUX CONCOURS DES BATEAUX DES CÔTES DE FRANCE