Par Henri Vallat – André Civil – La Catalogne maritime. Près de 800 km de côtes ouvertes sur la Méditerranée. Une pêche et une flottille de commerce actives depuis toujours: au milieu du XVIIIe siècle, 400 navires caboteurs trafiquent dans les seuls ports de l’Amirauté de Collioure; de leur côté, les centres de construction navale situés au Nord de Barcelone lanceront par centaines les navires destinés aux Amériques ou aux Philippines. Les marins catalans joueront un rôle essentiel dans le développement économique du pays. Mais les voiliers marchands de Catalogne desservent surtout la Méditerranée occidentale: le vin, l’huile et le savon, le liège, les piquets de vigne, les agrumes, voyagent par mer, jusqu’aux moindres havres du littoral. Une simple plage, quelques passerelles suffisent au chargement des belles barcas de mitjana ou des plus modestes Leurs fonds plats et les quilles d’échouage permettent le halage à terre pour des escales plus longues. Le cabotage à voiles y continuera fort tard: les paillebots silhouettes nouvelles dans cette région avec leurs gréements auriques, naviguent encore voiles hautes à la veille de la seconde guerre mondiale. A Port-Vendres, Sète, Marseille, on revoit chaque hiver des groupes de voiliers débarquer leurs cargaisons d’oranges en vrac. André Civil et Henri Vallat ont étudié pour nous l’histoire des caboteurs et des borneurs de Catalogne. Ce premier texte ouvre la voie à d’autres recherches et devra être suivi d’une véritable approche ethno-historique, amplement justifiée par la prodigieuse vitalité des hommes de mer catalans.

En abordant le sujet du cabotage en Méditerranée, le Chasse-Marée entreprend la description d’une activité d’une richesse et d’une densité hors du commun . Dans ce premier article, deux études se complètent pour donner une image suffisamment précise du cabotage à voile en Catalogne et des bateaux employés. La première partie, historique, due à André Civil, étudie ce sujet pour l’ Amirauté de Collioure au XVIIIe siècle; la seconde, d’Henri Vallat, présente les caboteurs catalans à la fin du XIXe et au XXe siècles.

L’Amirauté de Collioure au XVIIIe siècle

Au milieu du XVIIIe siècle, dans les ports de Collioure, Port-Vendres (après 1781), Canet et Saint-Laurent-de-la-Salanque (plage du Boucarès) la vie économique, animé par d s négociants de toute nature, est vraiment intense.

L’ Amirauté de Collioure est créée en 1691, mais n’est réellement active qu’à par­ tir de 1740. Ses archives donnent une image assez précise de l’activité de ses différents ports, mais aussi des risques nombreux encourus par les caboteurs : à cette époque 400 navires y chargent et déchargent. Les échanges sont actifs avec tous les ports de Méditerranée, et même d’Europe du Nord. Les cargaisons diffèrent autant que les bateaux: vins « tinto » de Lisbonne et d’Espagne du Sud, dentelles et « bourras » d’Auvergne, savon et huile de Marseille, huile d’olive de Provence et d’Aix, eau de Balaruc, cartes à jouer d’Espagne, oranges de Valence…

Une telle activité commerciale entraîne le développement de la construction, l’entre­ tien et la vente des navires. La majorité de ces constructions se fait à Collioure durant une bonne moitié du XVIIIe siècle; elle est due en grande part au « maître d’ache » Jean Girlan, originaire d’Agde.

Le 14 juillet 1773, Jacques Aiguillon, négociant à Perpignan, et Pierre Rouaud, négociant à Clermont-Lodève, déclarent vouloir faire construire sur la plage de Collioure par Jean Girlan, « maître d’ache d’Agde:• une tartane, La Comtesse de Montbarré. Equipage 10 hommes.

On peut remarquer que le fonctionnaire de l’ Amirauté utilise pour ce bateau, et d’autres inscrits dans les archives, la déno­mination provençale de tartane. On verra que ces bateaux, suivant leur tonnage, portent dans le pays catalan les noms de barca de mitjana ou de llaüt.

« Vœu du capitaine J. Azibert dit patron, commandant la balancelle Les Deux Sœurs, forcé à dérader du mouillage du Cap Rouge (île Majorque) par un coup de vent d’Ouest du 1er  au 2 avril 1833. » Cette aquarelle est signée Antoine Roux fils aîné, Marseille 1833. © M. l’Abbé J. Pauc

Les demandes se succèdent : Le 7 juillet 1783 il est fait état d’une demande de construction pour la tartane le Comte de Mailly – 36 tonneaux. Equipage 5 hommes. Le 24 février 1784 : demande de construc­tion de la tartane Le Maréchal de Mailly – 64 tonneaux. Equipage 8 hommes. Le 22 mars 1788 : demande par J.B. Martin, négociant à Perpignan pour construction à Port-Vendres de deux tartanes La Louize et Le Saint-Sauveur, 30 tonneaux chaque.

Ces bateaux purement catalans consti­tuent la majeure partie de cette flotte de caboteurs, mais on trouve également men­tion de quelques autres types de navires : pinques ou brigantins d’origines diverses, parfois fort lointaines.

Ainsi le 2 août 1754 une barque ou pinque de 70 tonneaux, Le Saint-joseph , est achetée, à Port-Vendres « avec ses ancres, voiles, cordages, agrès et chaloupe. » Le 24 juillet 1754 : achat de la pinque Saint-joseph de 30 tonneaux. Le 22 mai 1788: vente à Port-Vendres de la pinque l’ Immaculée Conception de 30 tonneaux. Le 7 février 1788 : déclaration faite par Jérôme Casanove, capitaine associé génois et procureur du capitaine suédois H. Haus­tron pour vente au capitaine Antoine-Marie Buscaglia, du brigantin suédois Le Nord portant 1900 émines, mesures de Gênes, moyennant 3700 piastres fortes d’Espagne à 6 livres 14 sols l’une. Le 2 avril 1788: décla­ration faite par Antoine Bianchi, courtier à Gênes pour vente à Gênes de son brigantin l’ Infante Joachine-Carlotte au capitaine Joseph Bobone de Port-Vendres, moyennant 12 100 livres génoises (au même taux de change que le précédent).

Une activité périlleuse

Toute cette flotte, toutes ces marchan­dises ne voyagent pas sans danger: ainsi, le 9 janvier 1740, la tartane Saint-jean et Saint-Vincent de Collioure est-elle jetée sur les roches de la chapelle Saint-Vincent de Collioure au cours de son déchargement au port de Vall. Partie de Marseille pour Port-Vendres, avec congés pour Saint­ Laurent de la Salanque , Canet, Collioure, sa cargaison se compose de morue, plomb en barre et en grenaille, riz, savon, cire, briques, figues, amandes, poudre d’ami­don, coton filé et en rame, fromage de Hollande, cordages de paille, cuivre, cire jaune, vermicel, café.

Le 2 novembre 1748, partie de Naples pour Marseille et Barcelone, la tartane de 200 tonneaux, 3 mâts, armée en polacre, Lissanti Maggy et Sainte-Anne s’échoue devant la plage de Canet (en Roussillon). La moitié de sa cargaison composée de douves à tonneaux, 120 chaises de paille chargées à Sète pour Barcelone, 25 cannes d’étoffe de laine pour habiller les matelots, 12 paires de bas de laine, 12 livres de fil à coudre, etc. est perdue en mer avant l’échouage.

A ces fortunes de mer venait s’ajouter la piraterie qui était une hantise pour tous les patrons de caboteurs. Le 3 juillet 1756, Jésus-Marie-joseph, bâtiment catalan de 80 tonneaux est capturé devant Cerbère, par des corsaires barbaresques. Le 13 juin 1757, la tartane Saint-Antoine de Padoue, 20 tonneaux, tombe à son tour aux mains d’un Barbaresque devant Saint-Laurent de la Salanque. Le 24 juin 1760, attaque du bateau de poste La Conception destinée à porter les dépêches de l’île de Minorque en la province de Roussillon pour le compte du Roi . L’énumération des attaques barbares­ques serait trop longue tant elles furent nombreuses sur cette côte.

Déjà traqués par les corsaires de l’Empire ottoman, les caboteurs peuvent faire d’autres mauvaises rencontres, comme la pinque Saint-Jean-Baptiste attaquée devant Palamos le 12 juillet 1742 par un vaisseau anglais de 54 canons . La cargaison composée de 160 pièces de dentelles de fil, 14 caisses de soie et de vin muscat, 4 caisses, de vin rouge, 10 caisses de cartes espagnoles à jouer, 12 paires de bas de soie, 1 jupon brodé « en or en bas » etc. a dû réjouir l’équipage de prise.

A ces maux, s’ajoute « la déclaration d’avaries ». Avaries aux navires dues aux tempêtes subites de la Méditerranée, qui causent un retard dans le déchargement des marchandises périssables : une cargaison mouillée qui pourrit doit être rejetée à la mer. Tout cela fait l’objet de déclarati0ns de la part des capitaines et débouche sou­ vent sur une procédure : pour justifier de droits maritimes sur les plages, pour falsifi­cations de polices de chargement, malversa­tions dans une affaire de vente de morue, procédures de propriété ou de jet en mer.

Il faut y ajouter la contrebande; le sel et le tabac en sont les principaux éléments. Bien des gens de mer catalans, pêcheurs et marins de commerce, s’y adonnent et en font une occupation très sérieuse. Le lieu principal en est Banyuls-sur-Mer. La ré­pression est exercée par la  »felouque des fermes. » Mais les contrebandiers ne sont pas gens à se laisser prendre aussi facilement. La felouque des fermes essuie souvent quelques fusillades et risque même d’être prise et pillée, lorsqu’elle a à faire avec ces derniers.

C’est ainsi qu’on relève une procédure pour Paul Albenq, négociant à Collioure, contre P. Pagès, Fr. Vilarem, Vincent Pellcourt, Burges, J. Vilarem, tous de Bayuls del Marenda (Banyuls-sur -Mer) qui emportaient du tabac pris dans le bateau de P.Francès, patron du Saint-Vincent, 18 tonneaux, de Cadaquès.

« Vau fait par le capitaine Michel Caloni, commandant la balancelle Sylphide de Port-Vendres assaillie par un coup de vent Nord-Nord-Ouest par le travers de Massadore le 28 décembre 1858 à 7 heures du soir et faisant côte sur la plage de Roses le lendemain à 2 heures du matin »© M. l’Abbé J. Pauc

Enfin quand le navire a fait bonne route, échappé aux tempêtes et aux corsaires, et que la cargaison arrive à bon port, encore faut-il la décharger dans des conditions souvent précaires, qui n’évolueront que très lentement puisque près d’un siècle plus tard, le 4 février 1846, un chroniqueur décrit dans 1‘Indépendant cette scène vue sur la plage de Saint-Laurent de la Salanque :  » …Mais de nombreux obstacles gênent la pêche et le cabotage : la plage n’est pas abordable en tous temps. Au retour d’un voyage, on est obligé de haler le bâtiment à terre, si l’on ne peut dans la , même journée, débarquer et prendre une nouvelle cargaison : le débarquement commence mais le vent change, la brise fraîchit, il faut s’interrompre, quitter la plage, se réfugier provisoirement dans un port voisin et y attendre un moment favorable pour achever l’opération. Pour les chargements, c’est autre chose; on lance des tonneaux à la mer et on les repêche avec des grappins non sans en perdre quelques-uns.

Il n’y a dans le monde que les marins de Saint-Laurent pour inventer de pareils modes de chargement. Mais il y a pis : la cargaison est à moitié repêchée et le temps devenu mauvais chasse le bâtiment de la plage, tantôt avec un chargement ou un équipage incomplet, tantôt au contraire avec les journaliers de fa rade, que l’on renvoie comme on peut à leurs risques et périls.

Que de difficultés, de dépenses, de tourment et de temps perdu! Se peut-il que l’on laisse les choses en cet état ? Le départe­ ment tout entier n’est-il pas intéressé à la construction d’un port? Les marins de Saint-Laurent sont renommés pour leur courage qui va jusqu’à la témérité. Avec un port, l’Etat lui-même créerait là une pépinière de bons marins . Ajoutons que la dépense ne serait pas considérable. On l’évalue à 120 000 F. » (1)

Si le déchargement d’un fort caboteur à même la grève semble à ce chroniqueur une aventure totalement déraisonnable et archaïque il n’en demeure pas moins que cette pratique courante dans le monde méditerranéen va définir l’architecture des caboteurs catalans comme celle de leurs sœurs armées à la pêche. Barcas de mitjana et llaüts, bateaux de tonnage important, sont conçus pour venir à la grève et y être halés, comme on le fait aujourd’hui encore pour de modestes barques.

A. Civil

Cette aquarelle de Frédéric Roux (1805-1870) issue de son Album de marine représente sous l’appellation française et romantique de balancelle une barca de mitjana sous voiles. Ce portrait précieux par sa qualité artistique et son exactitude peut être comparé à la photographie de la page suivante. © Musée de la Marine, Paris

Les caboteurs catalans à la fin du XIXe et au XXe siècles

A la fin du XIXe siècle, dans une zone qui s’étend des côtes marocaines au Golfe du Lion, tout au long du littoral espagnol, le cabotage et la desserte des îles Baléares sont assurés par deux types de navires cata­lans bien spécifiques : la barca de mitjana et le llaüt. (2) Nous pouvons retrouver les principales caractéristiques de ces bateaux à travers une iconographie assez précise : les ex-voto, qui ont conservé le souvenir de leurs heures les plus tragiques et quelques cartes postales qui témoignent de leurs derniers voyages. Nous verrons aussi comment ils seront supplantés par d ‘autres voiliers, en bois eux aussi, les long­ courriers des Amériques . Une série de bouleversements politiques. et économi­ques dans l’histoire de l’Espagne et la concurrence des vapeurs ont rendu ces long-courriers inutiles sur les lignes tran­satlantiques. Reconvertis au cabotage en Méditerranée, ils adoptent un nouveau gréement d’où leur viendra leur appella­tion de paillebot.(3)

La barca de mitjana

La barca de mitjana est l’embarcation de cabotage par excellence dans la Méditer­ranée catalane. Elle doit son nom à la présence d’un mât arrière , le pal de mitjana en catalan, mât d’artimon dans les grée­ments latins. Ce second mât est d ‘ ailleurs, avec un tonnage plus important, ce qui différencie la barca de mitjana du llaüt.

Sa longueur atteint une vingtaine de mètres pour un déplacement de soixante à quatre-vingts tonnes. La coque, dans sa partie avant, rappelle celle des barques catalanes : la proue assez fine , arrondie sous la flottaison, facilite le halage à terre. L’étrave dépasse très nettement le pont et elle est surmontée de son traditionnel capion. Dans la plupart des cas, les pavois ou fargues s’abaissent un peu avant la lon­gue pièce d’étrave, ce qui facilite la manœuvre de la grande antenne et limite des risques d’accroc à la pointe de la grand voile ou mestre. Un écubier de chaque bord et un guindeau sur le pont permettent la manœuvre des ancres qui, en mer, étaient saisies sur deux potences de bois en saillie à l’extérieur de la coque.

Quelques-unes des maquettes de ce type de caboteur exposées au Musée Maritime de Barcelone présentent à leur poupe la légère dunette qui apparaît sur ce document. C’est manifestement un souvenir hérité des chebecs et des mistics des siècles précédents. On retrouvait d’ailleurs la même construction sur les tartanes et pinques à l’Ouest du Rhône et dans le Golfe de Gênes. Cependant, sur les modèles exposés, cette dunette vient couronner un arrière « à voûte » alors que sur ce plan la poupe est semblable à celle des barques catalanes. Nous pouvons penser qu’il s’agit d’une étape de transition où la barca de mitjana offrait encore des lignes assez proches de celles du chebec avant qu’elle n’ait trouvé la forme de coque qui sera désormais la sienne à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Autre détail qui peut paraître insolite : le bout-dehors arrière (ou caçaescotes) fixé assez haut sur le mât de mitjana par un vit-de-mulet et saisi par un anneau sur le plat-bord. Ce dispositif est rendu nécessaire à cause de la grande inclinaison du pont de la dunette. Nous l’avons retrouvé sur une maquette de chantier de barca construite à Blanes.
Ce splendide cliché nous offre un véritable plan de gréement et de voilure de la barca de mitjana ou falutx. Le grand foc unique (polacre) est amuré très en avant sur le long bout-dehors afin de dégager complètement le capion pour ne pas gêner la manœuvre de l’antenne de mestre et ne pas être déventé par cette dernière. La mestre est établie à partir de son immense antenne dont les deux éléments, le car et le penne sont croisés sur une très grande longueur on distingue nettement les ligatures. Le mât ou « arbre de mestre » est nettement incliné sur l’avant. © Musée de Barcelone

Comme sur les barques catalanes et sur les leudi ligures, le pont au fort bouge garantit l’évacuation sans délai des paquets d’eau embarqués et permet à ces bâtiments d’affronter des mers extrêmement hachées.

L’axe médian longitudinal du pont est parallèle à la ligne inférieure de la quille. A l’avant, après le guindeau, un petit panneau donne accès aux couchettes des hommes; au milieu, une grande écoutille fermée par trois panneaux correspond à l’ouverture de la cale; à l’arrière un pan­neau légèrement surélevé permet de des­ cendre à la « chambre du patron ».

Mis à part ses dimensions plus importan­tes, c’est surtout par la structure de sa poupe que la barca de mitjana se différencie très nettement des autres bateaux catalans armés à la pêche ou au cabotage : dans le dernier quart arrière, le pavois est surélevé par une fargue supplémentaire. La poupe elle-même est une réplique de celle des grands voiliers. Au-dessus de l’étambot – ce qui suppose un gouvernail installé à demeure – se développent une voûte et un tableau de forme ovale, incurvé et forte­ ment incliné. L’élégance de cette poupe est rehaussée par une moulure ou quelque motif décoratif, qui en soulignent la forme.

Sous la coque, des deux côtés de la quille, deux fausses quilles permettent de conserver la stabilité du bateau au cours de son halage à terre sur les plages.

Le gréement

Le gréement de la barca de mitjana est hérité des beaux gréements latins des siècles précédents, auxquels nous ont fami­liarisés les planches du graveur marseillais Baugean. Il s’agirait de celui d’un mistic ou d’un chébec (xavec pour les marins cata­lans) réduit à deux mâts après l’abandon de l’imposant mât de trinquet (mât monumental implanté à l’avant de ces bâti­ments). Au XIXe siècle, la Méditerranée est devenue enfin sûre, les embarcations n’ont plus besoin de chercher le salut dans une fuite rapide et les armateurs ont abandonné « la course » que leurs prédécesseurs ne se privaient pas de pratiquer. Dans ces condi­tions, une surface de toile plus raisonnable suffit, puisqu’on ne se consacre plus qu’au commerce.

Comme dans tous les types de bateaux catalans et à la différence des bateaux pro­vençaux, le mât est sensiblement incliné vers l’avant. Il n’est pas haubanné mais on dispose d’un jeu de manœuvres établies sur le bord opposé de l’antenne, qui sen à contrebalancer la traction qu’exerce cette dernière, avec son immense mestre (grand voile). Implanté au milieu du navire, ce pal mestre (ou grand mât) a dans sa totalité, une longueur égale à celle de la coque. Sa fusée, nettement renflée au départ, loge une roue à réa disposée dans l’axe du bateau, qui permet de régler la hauteur de la grande antenne. Celle-ci, comme sur tous les bateaux latins, se compose de deux éléments dont la croisure est réglable, et totalement déployée, dépasse d’au moins un quart la longueur de la coque.

A droite de la pièce d’étrave, le pavois laisse le passage à un très long bout-dehors qui repose sur le pont, auquel il est fixé par son extrémité; à l’extérieur, il est haubanné par une sous-barbe réglée par un jeu de palans. Ce bout-dehors sert à établir un grand foc, ou polacre.

Par très gros temps, comme l’attestent certains ex-voto, on amène l’antenne sur le pont et seul un foc très réduit maintient le navire dans sa fuite. Parfois, dans ces situa­tions peu confortables, on grée une sorte de fortune carrée sur un espar.

A l’extrémité arrière, un second mât, plus court le fameux pal de mitjana est doté d’une autre antenne de dimensions plus modestes, toujours composée de deux éléments assemblés. Hissée pratiquement à la verticale elle permet d’établir une voile triangulaire dont le point d’écoute fixé à l’extrémité d’un long espar haubanné, dépasse à l’arrière du navire.

Le llaüt

Le llaüt , nettement plus petit que la barca de mit jan a, correspond à la version marchande des barques armées « au bœuf, » un peu comme la tartane provençale par rapport au bateau-bœuf. Sa coque , dont la longueur est comprise entre douze et quinze mètres, pour un déplacement de quinze à vingt tonnes, comporte toutes les caractéristiques des navires catalans de faible tonnage : le capion d’étrave élancé et nettement dégagé des fargues ; le pont très arrondi , la quille parallèle à l’axe longitudi­nal du pont ; deux fausses quilles disposées de chaque côté de la quille principale pour les halages à terre. La répartition des panneaux sur le pont demeure classique : descente à l’ avant aux couchettes des hommes, cale au pied du mât; pour ce qui est de la partie arrière les choses sont moins sûres. Si les leudi ligures(4) très semblables, comportent une  » chambre de patron » fort exigüe, sur les embarcations catalanes on peut penser que, comme sur les barques de pêche, un simple trou d’homme pour le barreur occupe la dernière portion du pont.

C’est surtout par son arrière que le llaüt se différencie nettement de la barca de mitjana . La poupe effilée et l’étambot sensiblement parallèle à la pièce d’étrave lui donnent une lé gère fuite vers l’arrière sous la flottaison. Le gouvernail, à barre franche , dépasse très nettement sous la quille et joue ainsi le rôle de dérive, compensant le faible tirant d’eau. Il est fixé à la coque par un double jeu d’aiguillots et fémelots. Aux abords des plages ou sur les hauts fonds des estuaires, le gouvernail est relevé et utilisé dans une position médiane qui évite de talonner. Avant le halage à terre et au mouillage, on l’embarque sur le pont.

La taille du Magdalena-Dolores et sa fargue sur la moitié arrière laissent à penser qu’il s’agit d’une barca de mitjana, mais le document ne laisse pas deviner pour quelle raison le gréement de misaine est absent. Il est ainsi gréé en liant : polacre et mestre. On notera surtout la façon dont le bout-dehors est établi : ce dernier repose à même le pont entre le premier panneau — descente au poste d’équipage et l’étrave, légèrement décalée par rapport à l’axe médian du bateau. Il traverse le pavois par un trou rond de dimension à peu près égale à sa propre section, percé sur la droite du capion. Cette technique de fixation du bout-dehors est un des points qui distinguent les bateaux d’origine catalane des embarcations provençales, (tartanes et moure de porc) dont le beaupré est soutenu par une élégante guibre, véritable réplique en miniature de celle des voiliers de fort tonnage. On notera aussi l’écubier et l’ancre saisie contre le pavois. Sur la droite, l’étrave du paillebot n’offre qu’un beaupré amputé de son bout-dehors rendu inutile. Le voilier n’utilise plus que sa trinquette et son petit foc. © Musée de Barcelone
Une belle rangée de llaüts à Sète. Etaient-ils espagnols comme l’affirme l’éditeur de la carte ? Ce type de navire a été très utilisé sur les côtes italiennes, en Ligurie en particulier. © H. Vallat
Au premier plan un Haut faisant sécher sa polacre. La coque a perdu la finesse des lignes des bateaux de pêche pour gagner un plus grand volume utile. Dans le fouillis des mâtures on distingue nettement un autre gréement de Ilaüt ainsi que son étrave bien typique. © H. Vallat

Le gréement du llaüt

Le gréement du llaüt est identique à celui de la barque catalane armée en bœuf. Le mât, de la longueur de la coque, solide­ ment implanté au milieu du pont, est très nettement incliné vers l’avant. L’antenne, plus longue que le navire, composée de ses deux éléments croisés, une penne et un car, porte la grand voile latine ou mestre. Sur l’avant un long bout-dehors grée le grand foc ou polacre. Sur les bateaux armés à la pêche, habitués au même trajet quotidien, on utilise en fonction du temps des voiles de tailles différentes : à la mauvaise saison des mestres et des polacres de surfaces réduites. Par contre, sur les caboteurs sou­ mis aux vicissitudes d’une navigation moins routinière, les réductions de voilure se font en mer, par prise de ris.

La longueur de l’antenne (jusqu’à vingt mètres), son poids, les inévitables « tralu­chages » ou gambiages (certes réduits au minimum) consistant à faire passer antenne et grand voile d’un bord à l’autre du mât pour rester à « la bonne main » demandent un solide équipage, guère inférieur à quatre ou cinq hommes.

L’équipage et la vie à bord

Dans son livre la Manna Catalana del Vintcents, Emerencia Roig donne une description de la vie à bord d’une barca mitjana :  » Sur ces bateaux, l’équipage se composait d’un patron au cabotage qui commandait le navire, de cinq hommes et d’un mousse,  » gamin du bord ».(5) Les cinq hommes exécutaient les manœuvres à la mer mais procédaient aussi aux charge­ments et déchargements dans les ports. Le mousse se voyait confier la cuisine et les tâches ménagères.

A bord, la nourriture était de meilleure qualité que celle des voiliers long-courriers, vraisemblablement parce que les voyages étaient beaucoup moins longs. Pour une destination relativement lointaine, ces caboteurs pouvaient faire escale dans des ponts pendant le trajet et s’approvisionner en vivres frais. En mer, on mangeait de la viande fraîche, du lard, du porc salé, de la morue , du poisson salé, des harengs fumés , des pommes de terre, des oignons et des haricots, tous ces produits tels qu’on les trouvait à terre. Dans les ports, le poisson frais et le pain du jour figuraient au menu .

Le fourneau en fonte, transportable, était installé à l’air libre entre le pavois et la chambre du patron à la poupe (… )

A quatre heures du matin, à leur réveil, le patron et trois des hommes d’équipage prenaient une mesure de bon café dans un quart de fer-blanc. A huit heures on mangeait une grillade accompagnée d’un hareng saur et d’un coup de vin. Le repas se prenait à midi : pot-au-feu, viande et légumes bouillis. Les portions étaient abondantes et les plats bien préparés comme à la table des demeures aisées. A la tombée de la nuit, le souper comprenait deux plats : des haricots bouillis et de la morue avec des pommes de terre à la marinière.

Quand le bateau était en escale, on avait coutume le dimanche de faire un bon plat de riz avec du congre et de la morue (… ) Très souvent, on retrouvait sur la table du bord du brocoli à la Valenciena, plat de morue émiettée et de brocoli cuit à l’eau assaisonné d’aïoli.

A bord des barques de mitjana, le vin était autorisé mais bu sans excès. Pendant les repas, les marins buvaient au porro (6) du vin de Sitges, de Vilanova, de Valence mais surtout de Benicarlo.

L’eau pour la boisson et la cuisine était conservée dans deux tonneaux installés à la poupe(…); leur couvercle supérieur était percé d’une ouverture carrée qui permettait d’y introduire les pots que l’on utilisait pour boire; c’était des pots avec une anse et un bec, semblables à des cafetières ».

Barca de mitjana à San-Feliu de Guixols. Abritée au fond de la rade, la plage sert de port. Auprès des mules utilisées pour le charroi, sacs, caisses et tonneaux témoignent de l’activité des villages de la côte qui drainent les produits locaux — liège, bois, salaisons et objets de terre cuite — en vue de leur expédition vers Barcelone. En retour, sel, riz et caroubes leur arrivent des contrées plus au Sud. Sur cette plage, aujourd’hui abandonnée aux amateurs de bronzage, était installé un chantier naval. Outre quelques barcas de mitjana, il construit tout au long du XIXe siècle une trentaine de grands voiliers (trois-mâts-barques, bricks et goélettes) destinés aux lignes de l’Amérique du Sud ou des Philippines, au départ de Barcelone. C’est pourtant un des moins importants parmi ceux que l’on trouvait dans ces petites villes de la côte de Catalogne où seule, dans le meilleur des cas, la pêche maintient encore une vie maritime. © H. Vallat

Les trafics

Llaüts et barcas de mitjana jouent , évidemment, le rôle traditionnel des borneurs et caboteurs dans un monde qui ne connaît ni chemin de fer ni camion. Pour réduire la durée des charrois, les bateaux doivent accoster au plus près des points de production ou de livraison. Les ponts en eaux profondes , équipés de quais, sont rares ; par contre les anses et les plages nombreuses. Dans les criques de la côte rocheuse au Nord de Blanes , et tout au long des côtes des Baléares, le gréement latin offre une grande facilité de manœu­vre.

Le faible tirant d’eau , l’étrave arron­die sous la flottaison, autorisent l’appro­che des immenses plages au Nord et au Sud de Barcelone.

Déchargement et halage à terre

 Lorsque la proue a touché terre , de frêles passerelles permettent le déchargement à dos d’hommes. Si la crique est bien proté­gée, le caboteur reste à flot et attend son fret , mais sur les grandes plages, si le char­gement se fait attendre, si les opérations doivent durer, si la saison est incertaine ou le temps menaçant, on n’hésite pas à haler à terre le bateau lège. Une fois que bras et pelles ont préparé une longue rampe dont la déclivité régulière ne présente plus le moindre accident, on dispose les pals, série de fortes traverses de platane dont la partie supérieure taillée en chanfreins pour réduire au maximum le frottement, est abondamment enduite de suif .

Petite barca de mitjana en attente de fret à Palamos. La rade de Palamos sert de port à la région de Gérone, en particulier elle permet l’exportation des produits de terrecuite des importants et nombreux ateliers de la Bisbal distante de 20 km (cliché antérieur à 1908). © H. Vallat

Puis à l’aide d’un cabestan, relayé par un énorme palan saisi sur un corps-mort enterré sur la plage, on hisse le bateau au-delà de la zone battue par les grands rouleaux des tempêtes du large. Cette laborieuse opération terminée , le navire est amarré en amont. Peut-être calé en aval, à l’aide d’une pièce de bois glissée entre sa quille et le dernier pal comme c’est l’usage pour les embarcations de plus faible tonnage.

Contrairement aux llaüts et aux barques de pêche qui, avant leur motorisation aux environs de 1930, sont halés par l’arrière, la barca de mitjana, à cause de sa poupe et de son gouvernail fixe, est hissée par l’ avant. A terre, les hommes ont tout le temps pour entasser le fret dans les cales qui doivent paraître bien grandes à côté des modestes charrettes rangées contre la coque.

Le chargement achevé, on vérifie à nouveau la régularité de l’angle de pente. La barque est libérée de ses amarres et deux grappes d’hommes s’appuyant de chaque bord, pesant de toute la force de leur dos, de leurs reins, de leurs jambes, mettent en branle le lourd ensemble. Devant cette masse qui glisse, on dispose à nouveau le long chemin de madriers à intervalles réguliers. Le bateau retrouve son élément entre deux grandes gerbes d ‘écume. Une amarre à l’avant, reliée à la terre , sert à casser l’élan acquis au cours de la glissade.

Pour les désarmements temporaires et les carénages, on procède de la même façon. Cette coutume du halage à terre, au moins pendant la morte saison, s’est pratiquée sur la côte de Ligurie jusque vers 1950.

Des frets très divers

Llaüts et barcas de mitjana assurent les échanges sur la façade méditerranéenne du littoral espagnol, ainsi que la desserte des îles Baléares. Ils descendent vers Valence, Alicante, et Carthagène les produits manu­ facturés de Catalogne, en particulier des ustensiles de terre cuite et des carreaux de céramique. Les bois de l’arrière pays fournissent des frets intéressants : piquets de châtaignier pour la culture de la vigne en particulier, madriers et poutres de chêne, rondins de peuplier pour la fabrication des chaises, et aussi le liège qui permet d’ entasser d’impressionnantes pontées. Du Sud, les caboteurs ramènent du vin, du riz, du sel et les caroubes qui servent à l’alimenta­tion des animaux de trait: en quelque sorte une source d’énergie pour les transports terrestres.

Isabel, brick-goélette, (ou pollacra-goeleta, polacre-goélette), un des derniers témoin s des navires qui assu­raient les lignes des Amériques et des Philippines au dépare de Barcelone et des au très grand s porcs espagnols dans la seconde moitié du XIXe siècle. © Musée de Barcelone

Deux ex-voto, datés de 1858 et de 1865, offerts par des patrons port-vendrais commandant les barcas de mitjana sous pavillon français, attestent que des navires de ce type ont été armés dans les ports du versant Nord des Pyrénées (Banyuls, Port­ Vendres, Collioure et peut-être Saint­ Laurent et Gruissan).

La desserte « des Amériques »

 A la fin du XIXe siècle, les caboteurs catalans jouent un rôle économique nette­ ment plus original : ils regroupent dans les grands ports, et en particulier celui de Barcelone, les produits destinés « aux Amériques » et à l’immense empire colo­nial en train d’échapper à la domination espagnole. Une part importante de la flottille de cabotage concentre dans les ports d’exportation les produits que leur grande souplesse d’utilisation permet d’aller cher­ cher sur les lieux de production . Ainsi les productions de terre cuite et de céramique de la Bisbal sur la Costa Brava sont embar­quées à Palamos pour être transbordées à Barcelone , en vue d ‘ une destination outre­ Atlantique.

De la même façon, la côte du Sud (région de Tarragone) envoie dans le grand port ses vins, le fret le plus rémunérateur sur les Amériques. Au retour les caboteurs redistribuent les produits manufacturés de la grande métropole et les produits coloniaux (la viande par exemple) qui n’ont pas fourni les matières premières aux éta­blissements industriels de l’important port catalan. Cette notion de complémentarité de trafic semble confirmée par le fait que des armateurs de voiliers long-courriers possèdent leur flottille de barcas de mit­jana. Emerencia Roig signale que même le courrier d’Amérique, destiné à la façade méditerranéenne, est redistribué à partir de Barcelone dans les localités voisines par les caboteurs.

Lorsqu’une barca de mitjana est définiti­vement désarmée pour cause de vétusté, elle est sciée en deux moitiés après avoir été hissée à l’extrême limite de la plage. On fait pivoter le tronçon de poupe de façon à le ranger parallèlement à celui de l’avant. Le pont est recouvert de tuiles ou de chaume de roseaux, les deux ouvertures béantes vers la mer murées et dotées d’une porte. Ainsi, comme sous d’autres cieux, le vieux bateau devenu inutile à la mer commence une nouvelle carrière d’entrepôt ou de logement.

Un chantier sur la plage d’Arenys, le paillebot Carlitos va être prochainement lancé. Les mâts de flèches et le bout-dehors de beaupré confèrent au navire une ligne particulièrement élégante. Il ne reste plus qu’à installer sur la plage le long chemin de poutres et de madriers sur lequel va glisser le traîneau du ber. Après un an et demi de travail, cette manœuvre était un moment d’émotion, d’inquiétude puis de joie. © Musée de Barcelone

Les chantiers de construction

Du début du XIXe siècle jusque vers les années 1870, les petites villes qui jalonnent le littoral catalan au Nord de Barcelone sont de très actifs centres de constructions nava­les. Sur ces quelques quatre vingts kilo­ mètres de côtes, plus de quatre cents voiliers long -courriers – environ une cinquan­taine de trois-mâts-carrés et de trois-mâts­-barques mais surtout des bricks ou bricks­ goélettes – seront construits. Cette flotte marchande exploitée sur les lignes des Amériques ou des Philippines joue un rôle très important dans 1’industrialisation de la Catalogne. Soutenus par des mesures protectionnistes, le commerce maritime et la construction navale occupent une place de choix dans un système économique qui repose en grande partie sur la transformation de matières premières de prove­nance lointaine en produits destinés à 1’exportation.

Les chantiers sont installés à même la plage, occupant l’espace qui s’étend au­ delà de la limite atteinte par les plus forts coups de mer jusqu’aux premières maisons du bourg. Aucun mur ni la moindre clôture n’entourent les importants dépôts de bois et les bateaux en construction, afin de permettre une extension des aires d’activité en fonction des besoins. Les installations très rudimentaires se réduisent aux échafau­dages des scieurs de long, aux passerelles volantes autour des coques en cours de montage, à quelques chèvres formées de deux espars pour un moment assemblés. Certains dépôts de bois sont si importants qu’ils obligent les gens du village à des détours pour gagner le bord de mer. Il faut dire que le chantier tient une bonne place – avec le retour des pêcheurs et le trafic des barques de mitjana – parmi les centres d’intérêt de la population locale qui suit avec curiosité les étapes de la construction de chaque nouvelle unité.

Les chantiers appartiennent à des maîtres-charpentiers , véritables chefs d’entreprise qui dirigent une trentaine de charpentiers, six à huit calfats et quatre à cinq équipes de scieurs de long de trois hommes chacune. C’est là le personnel habituel auquel viennent s’ajouter des renforts occasionnels si la nécessité s’en fait sentir. Par ailleurs, chaque établissement s’assure les services d’un menuisier pour les aménagements intérieurs et la confection du mobilier du bord, d’un ou de plusieurs forgerons pour le travail des. pièces métalli­ques. Enfin  » le sculpteur » se voit confier la réalisation de la figure de proue, des moulures et écussons qui décorent la guibre et le tableau arrière et permettent d’ identi­fier le constructeur.

Les bois utilisés proviennent des forêts de l’arrière pays, des massifs presque côtiers du Montseny et du Mont-Nègre mais aussi des versants pyrénéens plus lointains. Les pins, sitôt abattus , sont débités par les scieurs de long sur les lieux mêmes de la coupe. Ils arrivent aux chantiers transformés en planches pour les bordés. Par contre les troncs de chêne sont livrés à peine équarris pour permettre aux charpentiers de tracer et de découper à leur convenance les pièces de l’étrave, de la quille, de l’étambot, les membrures, varangues et barrots. L’ache­minement de ces bois d’ œuvres est I’occassion d’un important charroi de lourds fardiers tirés par des attelages de bœufs sur les chemins menant vers les petites cités maritimes du littoral.

Lorsqu’une coque est terminée, qu’elle est enduite de poix un mélange de goudron et de résine de pin, qu’elle a reçu les pièces essentielles de son gréement, on établit enfin sur la plage, dont le sol est soigneusement aménagé en un plan légère­ ment incliné, un long chemin de madriers et de rails de bois sur lesquels va glisser le ber qui soutient le navire pendant sa construction. Alors le suif, d’énormes mouilles et les cabestans viennent relayer et décupler la force des bras pour faire avancer jusqu’à la mer l’imposante masse d’un trois-mâts barque ou la coque d’un brick­ goélette. Une fois lancé, le bateau encore inachevé est pris en charge par un remorqueur à roues venu spécialement de Barce­lone où le voilier est conduit pour être peint, pour recevoir le doublage de cuivre de sa coque et le complément de son gréement.

Les chantiers les plus importants sont installés à Blanes à une soixantaine de kilo­ mètres au Nord-Est de Barcelone, là où la longue plage de sable cède la place aux massifs rocheux. Très réputés pour les qua­ lités de leurs navires, les trois chantiers de la petite cité mettent à l’eau entre 1800 et 1870 plus de vingt trois-mâts-carrés ou trois-mâts-barques et une centaine de bricks ou bricks-goélettes. A Arenys, une ving­taine de kilomètres plus au Sud, le nombre des lancements effectués pendant la même période est à peu près semblable et les diffé­rents types de navires se répartissent dans les mêmes proportions. Lloret de Mar voit construire quelques soixante-dix bricks ou bricks-goélettes. D’autres chantiers sont installés dans la rade de San-Feliu-de­ Guixols (trois trois-mâts et une trentaine de bricks ou bricks-goélettes), au Masnon, au Nord de Barcelone.

Enfin à Barcelone même (onze trois-mâts et une quarantaine de bricks ou bricks­ goélettes), les chantiers se trouvent sur la plage, au-delà du port du faubourg de la Barceloneta. Le grand port catalan finit de gréer et d’équiper ces long-courriers construits sur les plages voisines et bon nombre d’entre eux sont immatriculés sur ses registres d’armement. Au retour des voyages d’Amérique ou des Philippines, les voiliers sont abattus en carène dans les eaux abritées du port à l’aide de pontons garnis de cabestans appelés scatas. Dans les dernières années, on les hisse sur une cale de halage avec un treuil à vapeur. On trouvait aussi à Mataro, à Malgrat et à Palamos des chantiers de moindre importance.

Ces mêmes chantiers construisent aussi les barques de mitjana destinées au cabo­tage. Selon Emerencia Roig, ceux de Bla­nès, qui dans ce type de constructions affirment encore leur suprématie, en lancent près de soixante-dix entre 1865 et 1890, pour les seuls patrons de Blanès et pour ceux de la plage voisine de Malgrat. Un tel chiffre nous permet d’imaginer l’impor­tance de la flottille des caboteurs armés dans toutes les plus petites stations mariti­mes entre Cadaquès et Alicante.

Les chantiers catalans s’étaient spécialisés dans la construction de navires d’un ton­nage relativement réduit surtout en regard des traversées transatlantiques . Certains reviennent du Chili avec 150 à 200 tonnes de nitrate! Le souci de la longévité amène à utiliser des pièces de bois particulièrement épaisses, ce qui entraîne un poids des coques très élevé. Lorsqu’en 1868 sont abolies toute une série de lois qui protè­gent et priment ces bateaux, les armateurs catalans se tournent vers des voiliers d’un plus grand port achetés aux U.S.A , en Angleterre et en Norvège. Par ailleurs, on construit aussi beaucoup sur la côte ligure des voiliers bon marché, bien moins soignés, mais plus légers, que les Italiens exportent aisément vers les nations euro­péennes.

Ainsi avant même que la concurrence de la vapeur ne soit trop sévère, avant que le terrible choc causé par la guerre de Cuba en 1898 qui mettra fin aux grands courants d’échanges qui soutenaient l’économie de la région, la construction navale catalane a vécu ses heures de gloire.

Aujourd’hui subsistent quelques chan­tiers d’où sortent les chalutiers et lamparos armés dans les ports de la région, derniers témoins d’une tradition maritime qui fut très florissante. Ceux de Mataro sont les plus importants, ils travaillent même pour l’exportation comme peuvent en témoigner entre autres les six chalutiers de trente mètres livrés à Marseille en 1980, 1981, et deux ou trois autres unités exploitées dans le Golfe du Lion.

Ce portrait du paillebot Roberto immatriculé à Soller dans l’île de Majorque et dû à Louis Roux, date de 1885. Ce peintre n’est que l’homonyme de la prestigieuse famille mais son œuvre extrêmement précise met parfaitement en évidence la silhouette et le plan de voilure du paillebot. On comprend que ces bateaux d’un tonnage modéré et d’une manœuvre plus aisée aient rapidement remplacé les barcas de mitjana et les llaüts dès lors qu’ils fréquentaient des ports mieux équipés. © J. Pastor Quijada

L’arrivée du paillebot

Contrairement à ce qui se passera en Italie, où les leudi ligures vont continuer leurs expéditions maritimes vers la Sardai­gne et la Sicile jusque dans la décennie qui suit la deuxième guerre mondiale, il semble que llaüts et barcas de mirjana disparaissent plus rapidement sur les côtes espagnoles. Certes les voies ferrées littorales vont leur faire perdre l’exclusivité de la desserte des petits centres côtiers, mais beaucoup de ports sont à l’écart des voies ferrées au Nord de la longue plage qui s’étire avant Barcelone. Les Baléares offrent aussi l’ occa­sion d’un trafic actif qui n’est pas totale­ ment assuré par les vapeurs. La disparition de ces petits caboteurs sera accélérée par l’apparition dans leur zone d’activité d’un autre type de navire, qui se trouve inem­ployé sur les lignes pour lesquelles il a été conçu.

En effet, tout au long du XIXe siècle, les chantiers de la Côte catalane, ceux de Blanes, grand centre de construction navale à l’époque, mais aussi ceux de Lloret, Arenys, Masnou, San-Feliu et Barcelone , ont lancé par dizaines des voiliers long­ courriers destinés aux lignes d’Amérique et d’Extrême-Orient (Philippines). Ils sont dotés de gréements carrés bien adaptés aux navigations transatlantiques.

La reconversion au cabotage

La concurrence des vapeurs, des voiliers en acier et surtout la fin de l’émancipation des dernières colonies espagnoles (Cuba et les Philippines en 1898) qui supprime le monopole de pavillon et laisse l’économie de l’Espagne exsangue, fait qu’à la fin du XIXe siècle les voiliers conçus pour la desserte des Amériques vont se replier au cabotage en Méditerranée. Dans ce nouveau rôle ils perdent leurs voiles carrées pour adopter un gréement aurique qui convient mieux au bornage sur une côte découpée et à la desserte des Baléares. Par contre, les voiliers grecs, italiens ou français de la même époque et de même tonnage conservent un phare carré.

C’est ainsi que va apparaître le fameux gréement de paillebot. Le terme peut sembler mystérieux peut-être s’agit-il tout simplement de la déformation phonétique de l’anglais  » pilot boat, » qui nous rensei­gnerait sur les origines du gréement lui-même.

Le nouveau gréement

Entièrement aurique, il comprend quatre focs, une grand voile et un flèche pour le mât de trinquer (pal de trinquet); une grand voile et un flèche pour le grand mât (pal major). Si le navire est doté d’un troisième mât ou mât de misaine (pal de mitjana), celui-ci à nouveau est gréé d’une grand voile et d’un autre flèche. Dans les premiers temps, une grande vergue gréée sur le mât avant complète le jeu de voilure du paillebot. Elle disparaîtra assez rapidement.

Les paillebots à deux mâts mesurent une trentaine de mètres pour un port en lourd d’environ 150 tonnes, ceux de trois mâts atteignant une quarantaine de mètres, chargent 200 à 250 connes environ.

© Musée de Barcelone
Paillebot trois-mâts Cala Mondiago. La coque aux lignes harmonieuses a reçu un gréement à pible mâts d’une seule pièce, sans hunes qui reste malgré tout élancé. Le voilier est motorisé mais il conserve encore son gréement soigneusement protégé par des housses. Ces navires, à deux ou trois mâts vont assurer le transport du fret entre les Baléares et le continent dans les années 1960-1965. © Musée de Barcelone
Dans le port de Marseille, un paillebot amarré près de la place Victor-Gélu. On peut remarquer que les Marseillais continueront à parler de « balancelles espagnoles » pour désigner ces goélettes bien différentes. © coll. Baudelaire

Les derniers paillebots sont construits jusqu’en 1915, et bien évidemment leurs coques ne connaîtront jamais les eaux amé­ricaines dont avaient rêvé leurs armateurs. Motorisés aux alentours de 1930-1940 (très modestement … une centaine de chevaux au maximum), ils enlèvent tous les lots de fret qui n’intéressent pas les vapeurs, soit à cause de la faiblesse de leur volume, soit à cause de l’exiguïté des lieux d’ embar­quement ou de débarquement. Et cela pendant toute la première moitié de notre siècle.

L’histoire du Miguel-Caldentey ou le destin d’un paillebot.

Mis en chantier en 1913 – sa construc­tion dura trois ans – Miguel Caldentey , immatriculé à Palma de Majorque, était destiné aux lignes de l’Amérique du Sud, dans un monde où les lois économiques et les courants d’échanges semblaient immuables. Les bouleversements entraînés par l’effondrement de l’empire colonial espagnol – aux alenrours de 1900 – et le développement massif de la navigation à vapeur feront qu’il devra se contenter d’une plus modeste carrière de caboteur encre les Baléares et l’Espagne, élargie aux porcs français du Golfe du Lion après 1950 avec la reprise des relations économiques entre la France et l’Espagne.

Liège, sel, amandes et céréales, ciment et· bois d’œuvre ont été l’essentiel de ses cargaisons encre les trois îles et le continent. L’ hiver, la saison des agrumes fournissait un fret encore lucratif encre le Golfe de Valence et Port-Vendres ou Marseille. En 1936, le voilier fut équipé de deux moteurs d ‘environ 70 cv chacun .

Acheté en 1973 par une société qui le , destinait à la navigation de plaisance , Miguel Caldentey est convoyé jusqu’à Canet Plage (Pyrénées-Orientales). Là, pendant plus de dix ans, après avoir perdu sa mâture d’origine, la coque attendra au fond de ce port de plaisance alors que vont se succéder divers projets pour tenter de fixer son sort : école de croisière, musée flottant … Miguel Caldentey finira comme Club House. Espérons qu’une restaura­tion intelligence saura lui éviter d’être affublé d’un gréement plus que fantaisiste, après l’avoir sauvé du dynamitage au large, triste fin réservée à beaucoup de navires désarmés définitivement perdus.

Canet-Plage, 1975.

Miguel Caldentey en 1974 à Canet-Plage, désarmé dans le port de plaisance. On notera les moulures, soulignées par une couleur nettement tranchée , qui transformaient le tableau amère en un élégant cartouche. Ce type de décoration était habituel sur ces voiliers, la forme du tableau et les motifs des moulures étaient différents d’un chantier à l’autre. © A. Civil

Les cargaisons d’oranges

L’hiver, ces goélettes apportent dans les ponts français de la Méditerranée les oranges mûries dans la plaine de Valence. Il n’est pas rare de voir cinq ou six voiliers à quai à Port-Vendres ou à Sète, débarquant leur cargaison de fruits en vrac. Déchargées à l’aide de couffins d’alfa, les oranges mises en caisses sur le quai d’arrivée sont expé­diées par train vers une destination parfois lointaine, en Europe du Nord. Ce trafic maintient dans les ponts une activité pou­vant paraître anachronique : il ne survit qu’à cause de l’énorme handicap dont souffre la desserte ferroviaire de l’Espagne, dû à la différence d’écartement de ses voies par rapport à celle du réseau européen.

Ces quelques merveilleuses photos de débarquement d’oranges à Marseille restituent l’ultime phase de l’activité des caboteurs catalans, alors qu’ayant rompu avec la tradition technologique latine ils perpétuaient intacts les gestes et le métier. © coll Baudelaire
Débarquement des oranges sur le vieux port à Marseille : ce cliché, malheureusement trop « posé » révèle la présence d’une main-d’œuvre féminine importante. © coll Baudelaire
Ces quelques merveilleuses photos de débarquement d’oranges à Marseille restituent l’ultime phase de l’activité des caboteurs catalans, alors qu’ayant rompu avec la tradition technologique latine ils perpétuaient intacts les gestes et le métier. © coll Baudelaire
© coll Baudelaire

Au milieu des flottilles de voiliers se glis­sent quelques vieux vapeurs remotorisés, ou quelques caboteurs plus récents. Cepen­dant, les paillebots résistent à la concurrence. D’année en année chaque hiver les ramène. Leur gréement s’appauvrit de plus en plus; certains même, optant résolument pour la propulsion mécanique, rasent le grand mât. Dans tous les cas, flèches et mâts de hune disparaissent.

Le jour survient où un procédé d’essieux réglables permet d’harmoniser les réseaux ferroviaires espagnol et européen. Les trains d ‘agrumes partent directement des lieux de production vers les métropoles de l’Europe du Nord. Entre-temps, les transports rou­tiers ont connu un développement considé­rable ; une flottille de caboteurs modernes remplace les voiliers des Baléares. Alors, les paillebots désarment avec peut-être la bien mince consolation d’avoir résisté jusqu’au bout aux vapeurs pour le trafic des oranges. Ce dernier est devenu définitivement terrestre.

H. Vallat

Dans le bassin de la Joliette, un débarquement dans les années 1930. © coll Baudelaire

 

Crédit photographique : Musée de Barcelone, p. 8. 13, 14 (en haut), 16, (en haut), 17, 18, 21 (en haut). M. l’Abbé J. Pauc, p. 9 et 10. Musée de la Marine de Paris, p. 11. H. Vallat, p. 14 (en bas), 15, 16 (en bas). J. Pastor Quijada, p. 20. Coll. Baudelaire, p. 21 (en bas), 25. 26. 27. A. Civil, p. 24.

Bibliographie : Navires d’autrefois, 1974 – Ex-voto marins de la Méditerranée, 1978 Ex-voto marins dans le monde, 1981 – La Marina Catalane del Vuitcents, 1929 – Le Fond de l’Amirauté de Collioure aux archives des P.O. J.G. Gigot – Centre d’études et de recherches catalanes des archives 1958, 1959 .

(1)Il a fallu attendre plus de cent ans pour qu’un port soit construit. (Mission Racine, aménagement du territoire) et le prix a dû bien changer.

(2) Nous avons tenu à garder les noms catalans car, sur le littoral français où ces caboteurs étaient connus pour apporter les oranges, fruits alors précieux, ils étaient désignés, sans distinction, par le terme de  » balancelle. »

(3) On dit pailebote en Castillan.

(4) Ce type de caboteur est encore en activité sur les côtes ligures jusque dans les années cinquante, sous le nom de leudo. C’est pour routes ces raisons que nous avons tenu à désigner sous le terme de llaüt un bateau nettement distinct de la barca de mitjana, alors que la confusion entre ces deux noms semble courante à la fin du XIXe siècle.

(5) « Gamin de bord » est la traduction littérale de l’expression (noi de bord – gosse du bord) employée par l’auteur pour désigner le mousse. Cette expression revient plusieurs fois et toujours en italique sous la plume d’E. Roig. ce qui signifie bien qu’il s’agissait du terme consacré par l’usage.

(6) Le porro est une sorte de cruche typiquement catalane utilisée pour boire le vin. Elle se caractérise par ses deux goulots particulièrement allongés : l’un, le plus large, sert à la remplir et à la tenir d’une main au. dessus du visage, l’autre très effilé laisse couler un filet de vin dans la bouche du buveur qui rient sa tète en arrière.