Par Ar Vag – Au début du siècle, un cotre de Roscoff, construit à Carantec, se taille une formidable réputation de marcheur sur les côtes de la Manche. Son nom : le Reder-Mor; en breton, « Coureur de mer » ! Vainqueur des grandes bisquines à Saint-Malo en 1909, il manque de peu de l’emporter, quatre ans plus tard, face aux célèbres pilotes du Havre. Au-delà du mythe transmis par la mémoire orale, nous avons cherché à retrouver la réalité : celle d’un simple bateau de pêche armé aux cordes, dont le type, longuement mis au point (il y eut trois Reder-Mor successifs) illustre bien la qualité particulière des chantiers navals locaux. Mais le Reder-Mor, c’était surtout un équipage et un patron, Louis Guyader, animés par un goût du panache et un esprit d’aventure qui restent au cœur de la tradition maritime(1). La preuve : la quille d’un nouveau Reder-Mor vient tout juste d’être posée à Morlaix; il sera bientôt prêt pour représenter la baie à Brest 92, avant d’aller défier à nouveau bisquines et pilotes !

Le Havre. Dimanche 20 Juillet 1913. La Rade est en fête. Ces « régates internationales européennes » sont sans doute les plus belles jamais organisées dans le grand port nor­mand, qui pourtant en a vu d’autres de­ puis les années 1840 ! Jamais un tel bud­get n’avait été, et de loin, affecté à des fêtes nautiques en France, remarque Le Yacht. L’Etat, cette fois, a décidé de leur donner un caractère de faste exceptionnel. Le Pré­sident Poincaré, accompagné de nom­breuses personnalités, est venu apporter une reconnaissance officielle à ce sport. Les yachts de course arcachonnais, nantais ou bretons voisinent avec ceux du Havre ou de Paris. Côté étranger, les Anglais, les Allemands, les Espagnols, les Norvégiens sont venus en force. On compte aussi deux Belges, un Suédois, un Finlandais, un Américain : en tout, près de cent cinquante bateaux. La maison Beken and Sons, de Cowes, a spécialement envoyé un opéra­teur pour photographier les régates.

L’affrontement des yachts de la grande classe est somptueux. Les connaisseurs re­ marquent en particulier les grands 19 et 23 m anglais, Norada, White Heather, et le révolutionnaire Mariquita « muni d’une co­lossale mâture marconi »; même lvana, au Comte de Polignac, le plus grand yacht présent avec ses 254 tonneaux, ne par­ vient pas à éclipser la splendide goélette neuve de Nicholson, Margherita, adversaire de Meteor à Cowes, ou Javotte, le nou­veau 12 m JI des frères Thubé de Nantes. Griselidis, le futur Pen Duick d’Eric Tabar­ly est déjà de la partie ! La rentrée de cet­ te extraordinaire flottille pavoisée dans le Bassin du Commerce, où le Ministre de la Marine, M. Baudin, passe les yachts en revue, offre, selon les témoins, un spec­tacle merveilleux.

Pourtant, le public havrais, où les ma­rins avertis dominent, ne s’y trompe pas : pour lui, la véritable attraction va venir d’un bateau infiniment moins tapageur, mais dont l’inscription a fait l’effet d’une bom­be dans le milieu des pilotes et dans les bis­tros à matelots du quartier Saint-François: un petit cotre de Roscoff vient défier les fa­meuses  »hirondelles de la Manche » !

© Pierre-Henri Marin

Le 18 juillet, le Journal du Havre signale le fait dans ces termes: « Le Reder-Mor n°1, bateau-pilote de la station de Roscoff (sic), est arrivé dans notre port pour prendre part à la course des bateaux-pilotes. » Même Le Yacht, qui détaille rarement les régates des bateaux de travail, souligne l’impact de l’événement. « Dès 9h30, la rade se peuple des multiples yachts qui viennent tâter d’avance l’état de la mer. Les pilotes, les barques de pêche se ras­ semblent aux environs de la ligne de dé­ part; bref, à 10h30, pas moins de quatre­ vingt-cinq bateaux sont en rade. Vers ce moment surgissent de l’horizon les grands yachts qui courent la régate-croisière Douvres-Le Havre… Un beau soleil et une bonne brise de N.N.O. contribuent à rendre superbe le spectacle.

« Les régates commencent à 11 heures avec le départ de la course classique des bateaux-pilotes français de la Manche, dont le parcours est de 21 milles marins en deux tours. Comme toujours, cette épreuve passionne particulièrement le pu­blic. Elle présentait cette année un intérêt exceptionnel du fait de la venue du ba­teau-pilote Reder-Mor, appartenant à M.Salaün, de Roscoff (sic). Les pilotes de Roscoff se sont justement acquis une ré­putation de marcheurs supérieurs et de fait, malgré un tonnage inférieur, le pilo­te roscovite se classe second. »

Le défi

« Avant de partir pour Le Havre, ils avaient mis le bateau au sec et peint la coque en noir, comme un pilote, raconte Charles Roignant. La rigolade ! Le grand Reder n’avait jamais été un pilote, ici, c’étaient le Saintjoseph des Le Mat et la Thérèse qui faisaient le pilotage; mais Es­ prit Le Mat et mon grand-père Charlie Coz, tous deux pilotes, étaient à bord au Havre, ça avait dû suffire. Le Reder, c’était un pur bateau de pêche; mais ils voulaient aller se frotter aux gars du Havre ! Ils avaient mis vingt-quatre heures, je crois, pour arriver. » « Les gens étaient sidérés par ce petit bateau, reprend Pierrot Gui­ da!… Attention c’était un bateau creux : ils voyaient juste les têtes dépasser avec les grands bérets noirs, sous le vent, au ras de la lisse, ils n’avaient jamais vu ça… Du pont des yachts, les élégantes en cri­nolines, robes de soie et grands chapeaux, ça leur faisait drôle ! Mais le soir, au bal du Palais des Régates – c’étaient tous de grands danseurs, hein – il y avait des ta­lons hauts qui volaient !

 »Et les marins ! Mais qu’est-ce qu’elle vient faire ici, cette petite chiotte, au Havre ! Cou­rir contre des cotres de 16 mètres, des ba­teaux plus forts, plus toilés, qui allaient cher­ cher les voiliers jusqu’à Ouessant et au Cap Lizard ! Eh bien, ils ont failli leur foutre une sacrée tournée. Je ne sais plus ce qui s’est passé, mais ils ont cassé leur bout-dehors alors qu’ils étaient en train de doubler tous les bateaux les uns après les autres, et ils ont quand même fini second. Mais à l’arrivée, ça gueulait à bord ! »

« A la fin du premier tour, écrit Le Yacht, qui ne fait pas état de cet incident c’est La Liberté n°35 à M. Mariolle qui vire en tête, suivi de Pierre-Louise, Marguerite-Au­gustine, Reder-Mor, etc… Au second tour, le bateau de Roscoff gagne peu à peu sur ses concurrents qu’il dépasse, à l’excep­tion de La Liberté, qui réussit à conserver la première place. »

Classement :

La Liberté : 4 h 02 m 05 s

Reder-Mor : 4 h 04 m 25 s

Pierre-Lo11ise : 4 h 08 m 46 s

Lo11ise : 4 h 12 m 34 s

Ma7,11erite : 4 h 26 m 52 s

Marie-Madeleine: 4 h 43 m 25 s

Madeleine à M. Lescop a relâché.

Le Reder-Mor n’a fait que second au Havre, mais l’honneur est sauf. On a ga­gné un prix de 800 F et une paire de ju­melles. Louis Guyader aurait, dit-on, re­mis ce prix en jeu dès le lendemain, défiant à nouveau les pilotes locaux, qui auraient refusé… Selon Pierrot Guidai, le roi d’Espagne aurait même offert, en guise de prix spécial, un spinnaker en si­mili-soie à l’équipage. (La véracité de l’anecdote semble bien confirmée par la présence effective du roi Alphonse XIII au Havre avec deux bateaux. A cet­ te époque, le roi a déjà confié la barre d’un de ses yachts, le 10 m Tonino, au fameux patron Jean Féat, du Dourduff, ré­cent vainqueur de la Coupe de France à Kiel à bord d’Ar Men; les marins de la baie de Morlaix sont donc en pays de connaissance).

Trois semaines plus tard, le « pilote », de retour dans ses eaux, va gagner, une nou­velle fois, les régates de Roscoff…

Le mythe

Reder-Mor gagne toutes les régates de la côte. Il est invincible. Un mythe est né. Les Cancalais, battus aux régates interna­ tionales de Saint-Malo quatre ans aupara­vant, n’ont pas peu contribué à le propa­ger. Le 27 août 1909, devant une foule énorme, le RederMor s’échappe dès le dé­ part, monte au vent des grandes bisquines et termine loin devant, à la fureur des pa­trons cancalais. Nous n’avons pas de té­moignages sur le déroulement de cette ré­gate. Mais les deux belles photographies prises au départ et à l’arrivée qui ont pu être retrouvées, nous en disent plus qu’un long discours ! (voir p. 26)

Voici comment Le Yacht du 4 sep­tembre relate l’événement : « Cette jour­ née comprenait également deux courses de borneurs, et deux courses de bateaux de pêche; dans cette dernière, pour la première fois, un bateau de Roscoff était venu lutter contre les bisquines cancalaises et remportait le 1er prix avec une belle avance. Le spectacle de la rade avec les voilures de ces quarante bateaux se déta­chant sur le bleu de la mer était magni­fique. » Le journal La Côte d’Emeraude don­ ne le classement final :

bateaux de pêche, au-dessus de 10,33 m

1er Reder-Mor Patron Guyader, de Roscoff

2ème Saint-François Leclerc, de Cancale

3ème Kléber E. Lecossois

4ème Mouette E. Lehoërff

5ème La Perle Lehoërff

6ème Va Bon Train Lecossois-Harcouet

Le retentissement de cette victoire est immense sur la côte Nord de la Bretagne. Le 29, La Dépêche, journal de Brest et du Finistère, titre :

Roscoff : un succès

« Le port de Roscoff vient de remporter un véritable succès aux régates de Saint-Malo. Le bateau de pêche Reder-Mor, patron Louis Guyader, a gagné le premier prix, 400 F, de la course internationale, avec dix minutes d’avan­ce sur son concurrent. Le cotre de M.Guya­ der sort du chantier Pauvy, à Carantec. Le Re­ der-Mor prendra part aux courses d’honneur qui auront lieu dimanche, à Saint-Malo. »

Une nouvelle fois, le Reder-Mor l’em­porte haut la main. L’étonnement des Ma­louins est à son comble. « Ici, ce bateau a tout de suite eu la réputation d’aller vite, raconte François Cueff; après, il est de­ venu célèbre de Brest à Granville. Mais à ce moment-là, les gens de Saint-Malo n’en avaient pas encore entendu parler. Quand ils ont vu comment il marchait, ils ne voulaient pas y croire; d’après ce que j’ai entendu, la commission aurait demandé à ce que le Reder soit mis au sec sur le gril pour voir s’il n’y avait pas une tricherie, un moteur, je ne sais pas… ou simplement pour voir sa carène, peut-être ! »

Grâce à M. Trévily, qui l’a recueilli vers 1948 d’un Jaguen, capitaine de pêche à Terre-Neuve ayant habité Saint-Malo dans son enfance, nous possédons le témoignage direct d’un contemporain des faits, côté malouin. (Il est d’ailleurs confirmé par un autre récit roscovite).

« Le cotre de Roscoff ayant gagné lar­gement, ce succès d’un « étranger » fâcha le public local, qui commença à entrete­nir les pires soupçons sur la loyauté des gens du Reder-Mor. Les esprits s’échauffèrent dans les cafés du bas de la rue de Di­ nan, à clientèle maritime, et après un cer­tain nombre de bolées, ces braves gens se persuadèrent « que le Reder-Mor avait un moteur qu’on n’avait pas vu » et s’en était servi pendant la régate ! Il fallut s’en as­surer et la foule se rendit en haut de la cale de Dinan, à la naissance du môle, at­ tendant que la mer baisse, le Reder-Mor ayant mouillé et béquillé de manière à échouer sous le môle et être prêt à appa­reiller à la mer haute du lendemain matin.

« En menant grand tapage, cris et in­vectives contre ces Roscovites soupçon­ nés de tricherie, on surveillait le jusant en descendant peu à peu au bas de la cale. Pour en finir, voilà tous les protestataires pataugeant dans la grève et se précipitant sur le Reder-Mor, qui n’avait bien sûr pas la moindre hélice. A ce moment-là, la co­horte de justiciers se rendit compte que deux ou trois farceurs en montant le coup des naïfs avaient amené tout ce joli mon­ de à se tremper les pieds ! Le Reder-Mor appareilla tranquille en emportant sa cou­pe ou sa médaille, ou peut-être les deux. »

Quoi qu’il en soit, cette victoire sur les bisquines a laissé des souvenirs à Canca­le. « Comme il gagnait à chaque fois, ra­ conte Jean Le Bot, spécialiste de l’histoi­re de ces splendides voiliers, les patrons de Cancale menacèrent de ne plus venir et le Reder-Mor ne fut plus admis dans la série des grandes bisquines. On ne le re­ vit donc plus aux régates de Saint-Malo. On comprend un peu la position des Cancalais : c’étaient leurs bateaux qui donnaient leur état aux régates de Saint­ Malo et ce n’était pas une mince affaire que de préparer une bisquine pour la course : l’équipage perdait plusieurs ma­ rées pour mettre le bateau au plain, le gratter, l’espalmer, etc. si bien que le prix qui récompensait les vainqueurs, était une juste rétribution du temps passé; encore fallait-il que la compétition fût ouverte, ce qui n’était pas le cas en se mesurant au Reder-Mor, trop avantagé par son grée­ment.

« Indiquons qu’à Saint-Malo le bateau gagnant recevait un prix en nature qui re­ venait au patron : paire de jumelles, longue-vue ou vase de Sèvres, accompa­gné d’une médaille et d’un prix en espèces partagé entre l’équipage; recalculé en francs actuels, celui-ci était de l’ordre de mille francs pour le premier prix, huit cents pour le second et six cents pour le troisième. » (Le Petit Perroquet, n°19).

En fait, le Reder-Mor devait bel et bien revenir à Saint-Malo deux ans plus tard. Mais, comme l’atteste Le Yacht, relatant les régates du 6 août 1911, les équipages des bisquines refusèrent de courir : « Le pro­ gramme comportait de nombreuses courses réservées aux bateaux armés au bornage et aux bateaux de pêche, qui ont réuni de nombreux engagements. Malheu­reusement, dans ces séries, le public, qui escomptait une jolie lutte entre les bateaux de Roscoff et ceux de Cancale, a été for­tement déçu, ces derniers n’ayant pas dé­ fendu leur chance. » Les Roscovites ac­complissent donc seuls leur parcours, ramenant à Roscoff la médaille de vain­queur aux régates de Saint-Malo de 1911, que conserve, avec d’autres souvenirs, une descendante des sœurs de Louis Guya­der…Et le 20 août suivant, le Reder-Mor rafle encore le premier prix (200 F) aux ré­gates de Roscoff !

Dans les familles de marins de Roscoff, quelques trophées et souvenirs ont contribué à entretenir le mythe du Reder. A gauche, le début d’un poème manuscrit, naïf et charmant, écrit à la gloire des trois Reder-Mor par une des sœurs de Louis Guyader, Louise ou Marie; la première tenait également les comptes du bateau. A droite : certificat de victoire aux régates de Roscoff en 1911, conservé avec la coupe gagnée à cette occasion. En bas : la médaille du vainqueur aux régates de Saint-Malo en 1911. © Mme Higuet

La réalité : Reder-Mor cordier de Roscoff

C’est d’abord sous cet angle qu’il convient d’examiner l’histoire fabuleuse du RederMor. Ce bateau, même s’il court plus qu’assidûment les régates de sa baie (le dé­pouillement systématique de la presse en fait foi) et n’hésite pas à se déplacer fort loin à l’occasion, n’est pas un yacht, et pas davantage un pilote. C’est un bateau de pêche à part entière, qui doit « gagner sa croûte ». Comme le rappelle Jean Le Bot, les régates coûtent cher, et tout le monde n’y participe pas. Poupoule, par exemple, ou la Jeanne d’Arc, autres grands cotres rosco­vites très proches du Reder-Mor, ne s’y alignent que rarement (2).

Le grand Reder est en tout cas le seul à courir fréquemment à l’extérieur, ce qui ne manque pas d’entraîner quelques ré­ criminations du côté des femmes de l’équipage. « Bien sûr, « Petit Louis » com­ me on l’appelait, était jeune homme, ra­ conte Mme Paugam, lui n’avait pas de fa­ mille à élever, ni rien; mais pendant ce temps, je me souviens que ma mère le di­ sait, les pêcheurs n’allaient pas en mer. Pendant huit jours, le bateau était bout à terre, changer les voiles et tout, et puis ca­réner, brosser, et partir je ne sais où… Alors l’équipage, peut-être, était content d’aller faire les régates, mais les femmes l’étaient moins ! »

Par un hasard heureux, nous connais­ sons précisément les gains réalisés par les autres cordiers de Roscoff pendant le dé­ placement du Reder-.Afor III à Saint-Malo, ce qui permet d’estimer le sacrifice consen­ti par l’équipage en cas d’insuccès :

La Dépêche. Bulletin de la pêche des grands bateaux pendant la semaine (publié le même jour que l’annonce de la victoire à Saint-Malo).

 » Lundi et mardi, une moyenne de 8 à 10 paniers de 50 kilos de raies et congres par pa­tron; mercredi, 4, 5 à 6 paniers, jeudi idem, vendredi, la pêche a été très bonne, ainsi que le montrent les quelques chiffres suivants : Poupoule, patron Charles Roignant, 8 paniers; Jeanne, patron Louis Roignant, et St-Joseph, pa­tron Le Mat (bateaux associés), 25 paniers; deux Reder-Mor, patron Guyader, 30 paniers, etc. Rapport net du panier vendu à Paris, 8 fr à 12 fr, parfois 15 fr. »

Certes, « Petit Louis » Guyader et son équipage courent avant tout pour l’honneur. Mais en admettant que le Reder-Mor Ill ait été absent un peu plus d’une se­maine, on voit tout de même que le prix de 400 F gagné à Saint-Malo n’est pas loin de compenser le mangue à gagner des marées perdues !

Cette superbe photographie de l’équipage d’un sloup cordier au retour de la pêche, marquée au dos « Re-der-Mor », représente sans doute le Reder-Mor II (M 1108). C’est en effet l’embarquement le plus habituel de Joseph Masson, qui brandit ici une belle lotte, poisson qu’on appelle à Roscoff Mari-Motgan. (Il navigua aussi sur le Reder III; les équipages des trois bateaux étaient, il est vrai, largement interchangeables). Remarquer la pompe tenue au banc creux par un collier à clavette, les grands mannequins de cordes, les pantalons cirés et les vareuses (l’une d’elles retaillée dans une voile), les cabillots métalliques dans le plat-bord, l’étambrai et le début de pontage avant…

La pêche

Au début du siècle, les ports de pêche de la baie de Morlaix arment surtout des petits bateaux de moins de huit mètres qui se spécialisent dans un ou deux métiers côtiers : ligne au Dourduff, casiers et cordes à Carantec, ligne et filets à Ros­coff… Les petits cotres roscovites pêchent maquereaux, dorades et petits lieus à la ligne et surtout posent des filets maillants qui capturent poissons de fond et lan­goustes (sans parler de l’araignée, guère es­timée). Quelques « spécialistes » isolés pra­tiquent le casier, « mais on n’aimait pas cela à Roscoff, rappelle François Cueff : ici, la pêche, c’étaient les cordes ! » Roscoff est d’ailleurs le seul port de la baie avec Térénez et surtout Primel à armer une flotte de forts cordiers susceptibles de tra­vailler au large. Les grands bateaux rosco­vites se spécialisent exclusivement dans cette activité, un peu à la manière des bau­ tiers de Barfleur (cf n°5).

Sans entrer ici dans le détail du métier, il n’est pas inutile d’examiner certains as­pects de la pêche pour se faire une meilleure idée de la vie quotidienne des hommes du Reder-Mor.

Pour la pêche aux cordes (ou lignes de fond) qui consiste à mouiller un grand nombre d’hameçons amorcés répartis tout au long d’une « maîtresse-ligne », l’appro­ visionnement en boëtte est évidemment très important. On utilise de préférence du poisson frais, principalement lançons (talaregenn) ou petits prêtres (beleil, pêchés par les équipages au plus fort des vives­ eaux, quand le travail sur les cordes est impossible, ou, d’une manière générale, avant de partir en pêche.

La pêche se fait à la senne à bord de canots de 4,50 m qui restent mouillés dans le chenal et servent d’annexes de port aux bateaux; contrairement aux bis­ quines, les cordiers de Roscoff n’emmè­nent pas leurs canots en pêche et font tout le travail à la voile. Les sennes utili­sées, d’une ouverture de 100 à 120 m pour un fond de 9 m, possèdent un « cœur » de très petites mailles; on les fait venir de Nantes.

A certaines époques, on utilise aussi le maquereau, la sardine et surtout l’encor­ net, pêché avec des lignes boëttes sans hameçon à l’accore des roches. Certains poissons capturés sur les cordes peuvent compléter la boëtte. « On partait de Ros­coff avec deux boëttes de lançons; quel­quefois on prenait de la roussette dès la première pêche, ce qui permettait de fai­re éventuellement une troisième marée. » Coupée en petits morceaux, la roussette fait une bonne amorce, en particulier pour les travancs.

D’une façon générale, les cordiers sont très dépendants de l’approvisionnement en boëtte; seul appât disponible du début janvier à la fin d’avril, le petit prêtre, qui vient à la côte par temps très froid (en fé­vrier notamment) et se senne sur les plages, peut faire défaut : « Sauf au­jourd’hui, 15 novembre, la pêche a été faible, note le correspondant de La Dépêche en 1909; non parce qu’elle ne donne point, mais parce que la pêche au petit prêtre manque. Ainsi, sur les trois Reder-Mor, qui appartiennent à M. Guyader, un seul a pu pêcher. »

Le lançon, très abondant -« il y en avait autant qu’on voulait », note François Cueff pose lui aussi quelques pro­blèmes, soit qu’il faille l’expédier par le chemin de fer départemental quand les bateaux sont forcés, en été, de pêcher à l’Aber-Wrac’h, soit qu’il donne lieu à des coups de senne dangereux dans des en­ droits mal pavés.

Deux équipages de cordiers de la baie de Morlaix débarquent leur pêche dans les grands canots annexes servant aussi à senner la boëtte. Remarquer les sabots-bottes à manches de toile et les grandes bottes de cuir. Avec la raie, le congre (sili) constitue la pêche principale des cordiers. Mais on prend aussi beaucoup de turbot.

Accident de mer

28 décembre 1907

« Mardi, dans l’après-midi, l’équipage du Re­ der-Mor, de Roscoff, pêchait le lançon dans les rochers NE de l’île de Batz. Le temps était beau; il y avait seulement du ressac. S’étant at­ tardés sur les « Greyers » à marée montante, les pêcheurs embarquaient leur senne pour ren­trer au port, quand soudain, survint une forte lame qui projeta le bateau sur le rocher et le fit couler à pic. Il se trouva ainsi engagé pen­dant plusieurs minutes, lorsqu’une autre lame le dégagea, mais l’envoya de nouveau sur les cailloux pendant que les hommes, inquiets, étaient obligés de se cramponner aux rochers pour ne pas être jetés à la mer. Berthevas Louis, patron du Solférino, témoin de l’accident, s’empressa de se porter à leur secours et pen­dant qu’il en recueillait quelques-uns à son bord, les autres travaillaient à vider et pousser leur embarcation qui heureusement n’avait au­cun mal. Cet événement, qui aurait pu avoir des suites graves, s’est donc borné à peu de choses : une botte et quelques effets perdus. »

Les grands cordiers de Roscoff tra­ vaillent d’ordinaire dans les parages du port. Citons quelques fonds favorables : Ar Drezen, sableux, très bon pour la raie, à une demi-heure dans le Nord de l’île de Batz : c’est le moins éloigné de tous; Tre­zen ar Pors, « sous Brignogan » 0e phare), Karreg Hir (sous la Vierge), etc. Dans l’Est, on va aux Méloines et jusque dans les Triagoz. Mais les grands cotres rosco­vites poussent souvent beaucoup plus loin dans l’Ouest, « jusqu’à Ouessant », rappel­ le François Cueff. Le port de l’Aber­ Wrac’h sert alors de base et les équipages y disposent d’un logement. Ceux du Re­ der prennent pension chez Perhirin.

« Ils allaient à l’Aber-Wrac’h, des fois pendant huit jours, raconte Mme Paugam, et ils restaient faire la morte-eau là-bas, ils mettaient des cordes au large, et ils y ren­traient tous les soirs, ils expédiaient aussi de l’Aber-Wrac’h, après la guerre, et puis avant aussi. » Loin des familles, il arrive aus­si aux marins de prendre du bon temps : « ils allaient danser à l’hôtel, avec l’accor­déon, hein, en chaussons, ils amenaient exprès leurs chaussons pour ça ! » Louis Guyader qui possède des attaches plus per­sonnelles à l’Aber-Wrac’h, ne dédaigne pas à l’occasion d’y disputer les régates 0e Re­ der-Mor les gagne – dans la série des pi­ lotes ! – en août 1907).

Une marée aux cordes

A Roscoff, chaque matelot embarque avec un panier (mannekin) de dix « rou­leaux ». Les grands cordiers de la série du Reder-Mor, dont l’équipage est de cinq hommes, déploient ainsi cinquante rou­leaux de cent mètres chacun, soit cinq ki­lomètres de palangres. Les avançons (ra­glinenn) y sont gréés toutes les deux brasses.

Madame Paugam, de Roscoff, dont le père Jacques Laurent fut lui-même le compagnon et le matelot de Louis Guya­ der à bord du Reder-Mor, a gardé un sou­ venir précis du rythme de vie de l’équi­page. « En fin de marée, quand ils avaient expédié le poisson, ils venaient manger à la maison, ça c’était en été… Ils faisaient une petite sieste; mon père s’allongeait sur le plancher, je me rappelle, et il disait à ma mère, tu me réveilleras dans une heu­ re ou une heure et demie, parce que s’il était allé au lit, il ne se serait pas réveillé… A cette époque-là, il fumait, j’allais lui acheter son paquet de tabac au bout du quai, là, dix sous, pour aller passer la nuit… D’abord, ils allaient senner pour at­traper des lançons pour boëtte les cordes et ils allaient passer la nuit encore en mer. Pendant plusieurs nuits ils étaient dehors, ils n’allaient pas dans leur lit… »

« On quittait le soir, avec trois, quatre heures de route à faire, reprend François Cueff; une fois arrivé à proximité des lieux de pêche, on estimait le temps qui restait avant que le soleil tombe; on avait un truc pour ça, on mettait un doigt ou deux à l’horizontale, pour savoir dans combien de temps le soleil irait dans l’eau pour pouvoir mettre les cordes. C’était toujours le plus tard possible, l’été, vers 10 h, parce qu’autrement les fous auraient bouffé la boëtte; jamais de jour : pas de pêche ! On essayait souvent de mouiller un jeu pour qu’il travaille en travers du courant, les hameçons écartent et ça pêche mieux. On attendait trois-quatre heures, pour commencer à relever vers deux ou trois heures. Tout se faisait à la main. »

Chaque fois que les conditions le per­ mettent, on relève à la voile, sous grand voile et trinquette. Trois hommes halent sur les cordes, debout sur le tillac avant; un autre, au milieu, love la ligne sur la plate-forme, tandis que le patron, à la bar­ re, dirige les évolutions : c’est certaine­ ment pour optimiser les qualités évolu­tives de leurs bateaux lors du relevage des cordes que les Roscovites en sont arrivés à des formes de carène aussi extrêmes (quille en très forte différence, quête d’étambot marquée), car le bateau doit pouvoir pivoter sur place, pratiquement arrêté.

« Au petit jour, quand tout était ramas­sé, route vers le port, encore trois-quatre heures. On dormait sous le pont à l’avant, en ciré, il y avait de la paille; la béquille servait de tête d’oreiller ! On ne faisait ja­mais de feu à bord, pas de soupe, seule­ ment du pain, du lard et du pinard, ran­gés à l’avant; c’était rare qu’on reste deux journées en mer. Pendant le retour, il fal­lait préparer le poisson et puis se dépê­cher pour attraper le train de marée ! » On conçoit à quel point les qualités de marche sont importantes dans ce contex­te. L’impressionnante surface de voilure qui caractérise les cordiers de Roscoff, s’explique aisément pour des bateaux qui, même par petite brise, doivent ramener à temps le poisson pêché à bonne distan­ce du port.

Dans les calmes, il faut sortir les grands avirons de neuf mètres : « Quand il n’y avait pas de vent, reprend Mme Paugam, je me rappelle les voir revenir du large; ils étaient en bras de chemise, là, tête nue, à quatre, deux de chaque côté, et puis un à la barre, puisqu’il y avait cinq hommes à bord; combien de fois je les ai vus ar­river, sur les grands bateaux !

« En été, ils rentraient tous les jours… il fallait qu’ils arrivent pour le train de deux heures et demie. Ils expédiaient le pois­ son à Paris, le train partait à deux heures et demie de Roscoff et il arrivait à Paris dans la nuit, donc le poisson était aux halles à l’heure pour le marché. A pleine mer, on débarquait à la petite cale de la « Bonne Mère » devant chez Kerenfors, c’était la cale de la pêche, les autres cales étaient réservées aux caboteurs; et quand la mer était basse, il y avait la loueuse de voiture de chez Faucheux qui allait avec son char à banc jusqu’à Penar Vil cher­ cher le poisson, et puis alors les femmes et tout le monde étaient là sur la place de la République, en train de mettre la paille dans les mannequins et puis d’emballer le poisson, et fouette cocotte pour aller à la gare ! Et combien de fois qu’on recevait un télégramme quelquefois en disant « poisson invendable »… On avait payé le transport et puis on touchait rien du tout pour le poisson… »

Bons marcheurs, bons pêcheurs

Au sein de cette flottille des années 1907-1910, les Reder-Mor de Louis Guya­der sont parmi les meilleurs pêcheurs. De fréquentes mentions au « Bulletin de la pêche » publié par la presse locale en té­moignent:

Roscoff, 7 juin.

Tous les grands bateaux sont sortis. Ils sont rentrés avec 99 paniers pesant ensemble 8026 kilos de raies et congres. A signaler la pêche des trois Reder-Mor, patrons Louis Guyader, Lecoq et Paul Quémener, qui comprend 68 paniers.

9 juin.

Tous les grands bateaux ont pris la mer. Ré­sultat 88 colis, poids 4955 kilos. Les trois Re­ der-Mor se sont encore signalés. Ils ont obtenu 43 paniers. La moyenne des autres bateaux : la Jeanne, patron Louis Roignant, Saint-Joseph, patron Le Mat, Clothilde, patron Henri Cocaign, Poupoule, patron Charles Roignant, varie entre 6, 7, 8, 9, 10, 11 et 12 paniers selon les jours. La plus forte marée a été chiffrée par 32, 23 et 13 paniers lundi pour les trois Reder-Mor. (etc.)

Roscoff, le 27 juillet.

La moyenne par patron, la semaine derniè­re, était 4, 5 et 6. Seul un des Reder-Mor, pa­tron Lecoq, eut un jour 13 paniers. Cette se­maine, les trois Reder-Mor ont eu mercredi, jeudi et vendredi 52, 72 et 22 paniers. La moyenne pour chaque autre patron est 14 à 15 paniers par jour. Les 50 kilos de raies et congres rapportaient net, la semaine dernière, de 20 à 30. Ce dernier prix de vente de cette semaine est 0 à 10 F.

Le lendemain les trois Reder-Mor pre­naient les trois premières places des ré­gates de Morlaix. Dix jours après, ils réci­divaient aux régates de Roscoff !

L’équipage de la Poupouple, un des grands cordiers de Roscoff, photographié à son bord vers 1920. De gauche à droite : Laurent Jacq, Théophile Henry, Jean-Marie Le Coq, dit Chamarc’h, le patron, Anthyme Frout, (ces deux derniers anciens piliers des Reder-Mor) Louis Frout… Remarquer, au premier plan, le petit treuil installé juste devant le mât, qui équipait aussi la Pauline, et servait à haler les cordes. © Mme Paugam

Louis Guyader : une figure d’exception

Bon pêcheur, régatier acharné, Louis Guyader est une personnalité hors du commun. Son esprit d’entreprise semble remarquable pour l’époque. S’il n’est pas rare, sur la côte, de voir un armateur pos­séder trois bateaux, moins nombreux sont ceux qui, arrivés à ce stade, naviguent en­core eux-mêmes. Homme d’initiative, « Petit-Louis » n’hésite pas à se démarquer en commandant dès 1897 un bateau à Jean Pauvy, le jeune constructeur de Ca­rantec, alors que le chantier local, Keren­ fors, est au sommet de sa réputation. Mal­ gré les succès remarquables de ce premier Reder-Mor, il en fait faire un second, net­tement plus fort, dès 1904. Le Reder-Mor II est-il le premier cordier de Roscoff à adopter l’arrière à voûte ? La chose n’est pas prouvée dans l’état actuel de nos re­ cherches, mais serait bien dans la note de Louis Guyader. Quoi qu’il en soit, les per­ formances de ce voilier ne doivent pas lui suffire, puisqu’il ne faudra pas trois ans pour qu’il commande une nouvelle unité à Pauvy. Lancé en 1907, ce sera le Reder­ Mor III, le « grand Reder », qui connaîtra la carrière que l’on sait.

Intelligent, dynamique, amoureux de son métier, « Petit-Louis » est un homme capable de donner un coup de fouet à la pêche locale, et d’entraîner toute une par­ tie de la communauté avec lui : grâce à des hommes comme Esprit Le Mat et Louis Guyader, à la veille de la Première Guerre mondiale, le port de Roscoff compte huit grands cordiers qui vont pê­cher plus loin et apportent une certaine prospérité aux marins. Serge Le Floch, de Carantec, dont le grand-père Joseph Mar­ron navigua à bord du Reder-Mor, et à qui nous devons plusieurs traditions familiales évoquées ici, le rapproche d’un autre pa­tron-pêcheur du début du siècle, Jean-Ma­rie Adam de !’Ile-Tudy, évoqué dans Ar Vag (tome I, p.157-8), qui défraya la chro­nique par ses chaloupes sardinières peintes en blanc et ses voiles de régate en soie.

 » Petit Louis » Guyader (1876-1915), à la barre d’un des Reder-Mor. © Mme Castel

Dans ce milieu traditionnel des pê­cheurs de Roscoff, « Petit-Louis » fait fi­gure d’anticonformiste. Célibataire, vivant avec ses deux sœurs, on lui connaît des conquêtes féminines : « il avait, disait-on, une « Nini » à l’Aber-Wrac ‘h; souvent il restait avec elle là-bas et laissait les autres ramener le bateau avec la pêche. Il avait comme cela un côté grand seigneur qui lui donnait beaucoup de prestige auprès de son équipage. J’ai entendu des vieilles dames en parler, fascinées, dans mon en­fance ».

Libre d’allures, mais généreux et res­ponsable, Louis Guyader est estimé de tous. Son indépendance d’esprit ne semble pas lui avoir attiré la moindre critique. Elle le rapproche au contraire des personnali­tés les plus intéressantes qui fréquentent le port. « Petit-Louis » se lie ainsi d’amitié avec Mathurin Méheut, lors de son séjour décisif à Roscoff en 1910 et 1911(3). Basé au laboratoire maritime de la Station bio­ logique, Méheut découvre avec passion l’univers de la Bretagne littorale, fouille l’estran, sort en mer avec les pêcheurs; il naviguera ainsi à bord du Reder-Mor, et of­ frira un dessin à plusieurs membres de l’équipage. Serge Le Floch en conserve deux, dont l’un, représentant un pêcheur faisant des casiers à l’île de Sieck, est dé­dicacé à Hyacinthe Roignant, « l’un des meilleurs marins du Reder-Mor’.

« Petit-Louis » et ses matelots n’hésitent pas, à l’occasion, à rendre service, comme en témoigne ce petit écho de La Dépêche en décembre 1907 :

Ile de Batz, traversée difficile.

Hier, vers 6h30 du soir, le passeur Coq de l’lie, patron Ergoll, embarquait à Roscoff cinq vendeurs d’oignons revenant d’Angleterre. Le vent, très violent, déchira les voiles et il dut retourner au Vil. Le Reder-Mor, patron Guya­ der, arma alors et réussit à opérer le passage.

Les qualités de Louis Guyader sont re­ connues par ses pairs qui n’hésitent pas à lui confier des responsabilités honori­fiques. Lorsqu’en 1910 Jacques de Thézac inaugure le nouvel Abri du Marin créé à Roscoff, on apprend que « les marins ont constitué ainsi qu’il suit le comité local de l’Abri : Président, M. Louis Guyader, pa­tron du Reder-Mor, vice-présidents, MM. Esprit Le Mat, patron du Saint-joseph (éga­lement pilote et patron du canot de sauvetage, nda) et Joseph Allain, marin de la Poupoule; secrétaire-trésorier, M. Salaün, capitaine au long-cours; concierge, M. François Creignou, de la Poupoule ».

Plusieurs récompenses et médailles consécutives à divers sauvetages no­tamment celui, dramatique, de la Rafale de Carantec lui seront décernées. En 1912, il reçoit même une allocation de 1000F et une médaille de bronze de la Fondation Carnegie. Les marins embar­qués sur le Reder-Mor bénéficieront tous peu ou prou de cet état d’esprit, et tous deviendront par la suite patrons-pêcheurs.

populaires qui attirent jusqu’à 80 unités, sont le sel de la vie des marins-pêcheurs de la baie. Petits et grands cotres de pêche, pilotes, gabares de maërl, flambarts, péniches, y côtoient tout un dégradé de yachts qui vont du pur racer aux cotres « forme du pays »(à gauche). Le petit bateau blanc au centre correspond à un joli modèle intermédiaire, déjà raffiné, mais qui porte clairement la marque du « gabarit » local. La rivalité entre les architectes extérieurs et constructeurs de la baie sera fructueuse ! © Roger Viollet

Des fanatiques de la régate

« A bord du Reder, ils discutaient toujours beaucoup de la pêche, bien sûr, mais aussi sur les régates, les réglages du bateau, le gréement. C’étaient des jeunes qui tra­vaillaient avec « Petit-Louis », vingt-vingt­ cinq ans, pas plus. Il n’y avait pas d’exécu­tants sur ce bateau, que des passionnés ! Les femmes en venaient d’ailleurs à se mo­quer d’eux, à cause de cette manie d’argu­menter sans cesse sur la coupe des voiles, sur les manœuvres. Une de leurs phrases m’est restée :  »Toujours sur le quai à par­ler de régates, à faire des dessins dans le sable avec leurs sabots… » On a vu que les femmes, garantes traditionnelles du sérieux économique sur la côte bretonne, éprou­vaient à l’égard de cette passion régatière des sentiments sans équivoques.

« Ils étaient enragés avec ça, raconte Charles Roignant. Mauvais temps, les ba­teaux à !’Aber-Wrac’h, les cordes étaient dehors, c’était risqué d’aller les lever, mais s’ils attendaient le lendemain, ils rataient les régates de Roscoff. Ils y sont allés pourtant, et au retour, allez, grand largue, deux ris dans la grand voile, grand foc et trinquette en haut pour rendre le bateau moins ardent : en trois heures ils étaient rentrés à Roscoff, juste à temps pour le départ!

« L’été, avant de partir, le vendredi soir, tout le bateau était vidé, la carène repeinte, les gueuses enlevées et remplacées par des sacs de sable, ils enverguaient les voiles de régate; ils avaient même des voiles en soie. » Cette dernière affirmation peut paraître exa­gérée. Pourtant, le fait, déjà attesté pour l’Ile-Tudy, est également cité par Pierre­ Henri Marin à propos des voilures de ré­gate de certains pilotes du Havre.(4)

« Petit-Louis », en tout cas, n’hésitait pas à commander un jeu de voiles neuf pour une course, courait certaines régates en gants blancs et embarquait ses amis sur un coup de tête pour une fête fabuleuse dans un grand port inconnu. Goût du jeu, sens du panache, esprit d’aventure: par ses qua­ lités personnelles, cet homme a su transfi­gurer le quotidien d’une petite commu­nauté maritime, où la vie savait être dure et parfois décourageante. Ne retrouvait-il pas là un peu de l’esprit qui animait, un siècle plus tôt, les audacieux « fraudeurs » et les corsaires du vieux havre léonard ?

Certificat de construction du Reder-Mor III signé de la main de Jean Pauvy en 1907. C’est grâce à un autre document des Douanes, le certificat de jauge, comportant de nombreuses mesures précises, qu’a pu être reconstitué le plan du Reder-Mor. Mais un élément capital, la demi-coque d’origine, conservée jusqu’à nos jours grâce à la famille Pauvy établie à Perros-Guirec, n’a pu encore être étudié. Souhaitons que les descendants de ce grand constructeur aient à cœur d’honorer comme il se doit sa mémoire, et s’accordent avec l’association « Baie de Morlaix » pour que ce document exceptionnel de notre patrimoine maritime puisse être photographié et ses lignes relevées en temps utile pour la construction du nouveau Reder-Mor.
Cette photographie de la Jeanne dArc, M 1326, au patron Henri Cueff permet, malgré certaines nuances, de se faire une idée des formes du Reder-Mor. Remarquer la quille en très forte différence, le brion peu immergé, la forte quête d’étambot et la longue voûte arrière, dont la finesse caractérise les constructions de Kerenfors. Ce type de carène, déjà expérimenté par le chantier roscovite et, plus récemment par Pauvy, sur divers modèles de yachts et de pilotes (ceux de la station de Brest), arrive ici à son apogée.

Le bateau

Juillet 1907. Jean Pauvy, le fameux constructeur de Carantec, vient de lancer le Reder-Mor Ill sur la grève du Clouet. C’est un fort cotre de pêche long de 13 met large de 3,72 m, que M. Jacq, le vérificateur des Douanes, vient de jauger à 15,82 tx. La coque est peinte en blanc, à l’exception d’une bande bleu clair dans les hauts; on a passé la carène au black. La caractéristique la plus frappante, aux yeux de l’assistance, tient à la forme de son ar­rière en « cul de poule », une fine voûte élancée qui lui donne un faux air de yacht, d’autant que le nouveau Reckr est un voi­lier plutôt étroit.

Pourtant, contrairement aux appa­rences, le Reder-Mor Ill est un simple « ba­teau creux », comme tous les petits cotres de Roscoff. Certes, l’avant est ponté jus­ qu’au banc de mât, à bonne hauteur pour pouvoir « tirer les cordes »; un court pon­tage couvre toute la longueur de l’élance­ ment arrière à hauteur de la lisse. Mais la partie centrale reste entièrement ouverte il n’y a pas de passavants latéraux – et le plancher mobile est implanté plus bas qu’à l’ordinaire sur les bateaux non pontés des côtes bretonnes : « le plat-bord arrivait à la ceinture », rappelle François Un ensemble banc creux et pom­pe en bois de type classique permet d’épuiser les fonds.

Une telle disposition n’est pas banale sur un bateau aussi puissant, et la série des grands « culs de poule » de Roscoff consti­tue à notre connaissance le seul cas réper­torié sur nos côtes de forts cotres à voû­te non pontés. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’idée du pontage n’a jamais tenté les marins. « Ici on ne voulait que des bateaux creux, rapporte François Cueff, c’était beaucoup plus facile pour travailler, mieux pour ramer aussi; ceux qui faisaient les filets n’auraient pas pu naviguer, avec le poids qu’ils faisaient, il fallait que les fi­lets mouillés aillent dans les fonds. Mais attention, c’étaient des bateaux marins, hein. Sur la Jeanne d’Arc, qui était comme le Reckr à peu près, je ne me suis jamais senti en danger du fait de la mer : on pom­pait souvent, bien sûr, quelquefois des seaux par gros temps, mais c’est tout ! »

Les formes de ces bateaux sont par ailleurs très typées. L’étrave verticale, à pei­ne cambrée, est particulièrement haute et défendue. C’est la marque d’une adapta­tion aux dures conditions de mer locales ici même les plus petits cotres sont râ­blés et hauts de franc-bord, pour résister aux dangereux clapots croisés qu’on ren­contre autour des Méloines ou en dehors de l’île de Batz. Par contre, le brion est peu immergé; un vieux marin se souvient qu’au sec, on pouvait facilement monter à bord en s’accrochant au bout-dehors. Autant l’étrave est haute, autant l’arrière paraît surbaissé et la tonture très marquée davantage d’ailleurs, sur les « culs de poule » de Kerenfors (dont la voûte est aussi plus fine) que sur le grand Reder. Toujours est-il que le franc-bord arrière est assez bas pour qu’un ancien marin se sou­ vienne « qu’à pleine vitesse, au largue, l’eau venait parfois sur le pontage arrière. » Mais la caractéristique la plus frappante, surtout si l’on compare le Reder-Mor III aux ba­teaux construits dix ans auparavant à Roscoff, reste la mise en différence im­portante de la coque, due au brion très peu profond et au fort tirant d’eau arriè­re (2,25 m selon François Cueff).

Au second plan à gauche : l’Ariel, M 1717, le dernier lancé (1913) des grands cordiers à « cul de poule » de Kerenfors, bien reconnaissable avec sa haute étrave, droite et tranchante, et son arrière fuyant. Ses formes s’écartent peu de celles du premier bateau du type, la Pauline à Pierre Jé zé9uel (M 1162), de 16 tx, lancé en 1906 comme la Poupoule de Charles Roignant; ils seront suivis en 1909 par la Jeanne d’Arc d’Henri Cueff. A l’extrême gauche, on reconnaît l’avant du St-Joseph, l’autre bateau des Le Mat, un grand pilote noir à cul carré (R2) gui fut, en 1901, le premier gros cotre (14,85t) lancé à Roscoff, le second étant la jeanne (M 1056), de 14,27 t, construite en 1902, également à cul carré. © Roger Viollet

Pierrot Guidal rapporte ainsi en riant, une opinion quelque peu exagérée enten­due dans sa jeunesse à propos du Reder : « si on l’avait échoué l’avant vers le bas de la grève, on aurait pas pu travailler à bord tellement il piquait du nez; un panier de cordes ne serait pas resté debout ! » Plus sérieusement, le même témoin rappelle le souvenir des qualités manœuvrières ex­ceptionnelles induites par ce profil de plan de dérive : « en régates, le grand Reder avait l’avantage aux bouées; il était très évolu­tif, à cause de sa forte quête d’étambot, avec un gouvernail très avancé, et puis la quille très en différence ».

Si la voûte est très plate et l’avant fin, les sections milieu restent en V profond, avec des varangues très acculées, ce qui permet d’embarquer un lest important, composé de beaux cailloux noirs « c’étaient les plus lourds » trouvés dans la grève. Sur le Reder-Mor, on embarque en outre quelques gueuses qui permettent de mieux régler l’assiette. Mais il n’existe pas de lest métallique extérieur. Introduit très tôt sur les petits bateaux de travail de la baie de Morlaix, celui-ci n’apparaît en fait qu’à la veille de la Première Guerre mon­diale sur certains ligneurs de la série des sept mètres à « cul de poule » du Dourduff (style Triple Entente à Vincent Féat), qui sont presqu’autant régatiers que pêcheurs…

Le gréement

Le Reder-Mor porte un beau gréement classique de sloup (c’est le terme qui fi­gure sur son acte de francisation, bien qu’on parle très souvent de « cotre » en baie de Morlaix), avec une voilure très importante. Le mât implanté assez en avant est à pible, c’est-à-dire d’un seul tenant. Tenu par deux haubans de chaque bord, il est fortement bridé par l’étai sur tous les grands cordiers, et même nettement incliné sur l’avant dans le cas du Reder. Un grand foc creux à bordure quasi horizon­ tale, dotée de beaucoup de rond, s’amure sur un très long bout-dehors passant dans un trou du pavois, selon l’habitude des chantiers locaux. Mais, contrairement à la pratique normale, ce bout-dehors est im­planté à bâbord. La trinquette est assez étroite, mais sa bordure, très basse, suit bien la ligne descendante de la tonture. La grand voile, très apiquée, est transfilée sur un )s4i dont l’extrémité dépasse de peu le couronnement; elle est dotée de quatre bandes de ris et d’un système classique avec bosse et violons.

Le flèche du type « triangulaire » habituel en baie atteint sur le Reder-Mor une di­mension et une efficacité remarquables. La vergue, très longue, est transfilée sur toute la longueur du guindant et s’établit à la verticale. Une itague frappée au point d’amure et raidie à bloc (on prenait par­ fois un tour autour du mât, selon François Cueff) permet de la maintenir parfaitement dans l’alignement du mât; l’espar fonctionne ainsi comme un véri­table mât de flèche mobile. L’usage d’un balestron au point d’écoute permet d’éta­blir parfaitement la voile et de gagner quatre laizes par rapport à un flèche clas­sique. A noter qu’à l’inverse de la pratique habituelle, qui réserve cette disposition aux voiles de régate, l’usage du balestron est quasi général à Roscoff pour les voi­lures de travail, y compris sur les plus pe­tits cotres de pêche. De tels détails déno­tent bien la réalité de l’influence des régates sur le matériel, attestée de longue date comme on le verra.

La fin du Reder-Mor

Louis Guyader meurt en 1915 à l’hôpi­tal maritime de Saint-Mandrier, des suites d’une mauvaise fièvre contractée aux Dardanelles. Au lendemain de la guerre, le grand Reder est repris par Charlie Roignant et Marguerite Guyader, Margritic, la mareyeuse, autre figure du vieux Roscoff. Il naviguera à la pêche jusqu’en 1924, s’alignant une derrière fois aux ré­gates du port de Roscoff en 1921. « On eut le plaisir, écrit non sans nostalgie le correspondant local du Yacht, de revoir les deux fameux Reder-Mor, ces créations du regretté Jean Pauvy, et peut-être pour la dernière fois car ces deux unités, ne ré­ pondant plus, paraît-il, aux besoins locaux, vont être désarmées et vendues après la saison et quitteront probablement ces côtes où elles ne connurent que le succès. »

Une photo « historique » : le Reder-Mor III (M 1226) passe en vainqueur la ligne d’arrivée des régates de Saint-Malo en 1909. Remarquer l’importance de l’équipage (le double de la normale). Pour garder son avance dans la brise mollissante, le Reder a envoyé de la toile supplémentaire : foc tangonné en travers, petit « foc en l’air » hissé en tête de la vergue de flèche et tangonné à bout de bras par le mousse assis sur l’encornat. Noter les espars fins, le long bout-dehors sur bâbord, le transfilage lâche de la bordure sur le gui, la voûte plus pleine que celle des bateaux de Kerenfors, avec, semble-t-il, un tableau plus important prolongeant les lignes arrière comme sur les langoustiers. © Mme Cartier

A cette date, ne subsistent plus, de la belle flottille des grands cordiers à « cul de poule » d’avant-guerre, que l’Ariel et le Reder-Mor Ill Le Reder « bihen » vient tout juste d’être vendu à Primel. Le 8 octobre 1924, on est en morte-eau, tous les cotres de Roscoff sont mouillés en rade, entre Pen ar Vil et Ranic, pour pouvoir appa­reiller avec suffisamment d’eau. Le temps est calme et boucailleux sur la rade, tou­te petite brise de S.E. Dans la nuit, la tem­pête de Suroît se lève brutalement. Les bateaux quoiqu’affourchés sont presque tous emportés; certains vont dériver jus­ qu’à Primel. L’Ariel, un temps pris en re­morque, est je té sur Ti Saozon; du Reder­-Mor, on ne retrouvera rien, sinon son ancre, à marée basse, près de la tourelle noire de Rarnic…

Reder-Mor III : un aboutissement

Peu de bateaux de pêche, en France, ont acquis une réputation de marcheur com­ parable à celle du Reder-Mor Ill Et il serait tentant, au terme de cette histoire, de cher­ cher à comprendre comment les construc­teurs de la baie de Morlaix en sont arrivés à produire des voiliers de travail aussi rapides, et quel contexte a pu provoquer l’apparition d’une mentalité aussi compéti­tive chez les marins. Ce sujet passionnant mérite d’être examiné en détail et il fera la matière d’un prochain article.

On ne peut croire en effet que les per­ formances exceptionnelles du « grand Redd’ puissent être un phénomène isolé, fruit du coup de génie soudain d’un constructeur, même si Jean Pauvy, de l’avis général, « avait la ligne dans l’œil : c’était un véritable artis­te, un travailleur acharné » (Charles Raillard). Au sein de la flottille des huit grands cor­diers de Roscoff, la supériorité du cotre fé­tiche de Louis Guyader n’était pas écra­sante. La Jeanne d’Arc, le plus fort (17 tx) bateau de la série, lancé chez Kerenfors en 1909 pour le patron Cueff, marchait presque aussi bien que le Reder, à en croire François Cueff, qui navigua dans son en­fance sur le cotre de son père; « les autres culs de poule de Kerenfors, l’A riel et la Poupoule aussi, c’était à peu près pareil. »

Sans quitter la flottille de Louis Guyader et les productions de Pauvy, on peut rappeler que le Reder-Mor JI, bien que plus court d’un mètre selon Vincent Rolland, de Primel, (le plus ancien des constructeurs de la baie en 1991), n’était pas non plus vraiment inférieur à son grand frère. Il lui arrive d’ailleurs à plusieurs reprises – aux régates de Roscoff en 1909, par exemple de battre son successeur, et l’on raconte qu’en certaines occasions, il lui aurait cédé respectueusement la première place.

Le premier Reder-Mor champion des années 1900

Plus étonnant encore : si la tradition orale n’a conservé que le souvenir de deux Reder-Mor, le « petit » et le « grand » (II et III), l’étude des sources écrites révèle que le premier du nom, construit en 1897 chez Pauvy, avait acquis au tournant du siècle une réputation tout aussi flatteuse ! Sans doute a-t-il disparu trop tôt de la scène roscovite pour être gardé en mémoire.

Très vite, le premier Reder-Mor com­mence à aligner les succès, puisqu’il l’em­porte aux régates de Morlaix en 1898 et 1899, où il gagne sa série devant Ste Union, au père de Louis Guyader, construit lui aussi en 1897 chez Pauvy. Deux ans plus tard, le nom du cotre de Louis Guyader apparaît pour la première fois dans Le Yacht, où les bateaux de pêche roscovites de construction récente sont cités en exemple pour leurs qualités nautiques : « Les yachtsmen qui voudraient s’en assu­rer n’ont qu’à aller voir le Reder-Mor à Roscoff’ (Yannic, avril 1901). Quelques mois plus tard, le même journal fait- réfé­rence au « chantier Pauvy, l’un des meilleurs constructeurs de bateaux de pêche de la région et auteur du fameux Reder-Mor ». L’été suivant, le Reder-Mor fait encore parler de lui aux régates locales, courues le 2 août 1902 :

Les courses des bateaux de pêche de 6m, 7m, Sm et 9m 50, sont toujours très réussies à Roscoff. La série des 7 m réunissait 13 par­tants; mais le clou de la journée est toujours le départ des grandes séries de 8 m et 9 m 50. Cette année, on avait inauguré pour elles le dé­ part volant et rien n’était pittoresque comme de voir évoluer ces bateaux hauts et puissants sur l’eau portant hardiment de gigantesques voilures de cotre. Leur forme comme pureté de ligne ne le cède en rien aux yachts.

Le Reder-Mor à Louis Guyader gagne dans la série des 8 à 9 m 50; et la Marie, autre célébrité de l’époque, un grand cotre à tableau de chez Kerenfors, l’emporte dans les plus de 9 m 50. Les commen­taires du Yacht sur ces bateaux ne man­quent pas d’intérêt : « Parmi eux, citons le fameux Reder-Mor, bien connu par sa re­marquable vitesse et qui a fait une cour­ se extraordinaire, puis la Marie, dont le bloc superbe comme modelé a figuré à l’exposition nautique de Brest l’année dernière. Ce bateau a obtenu de grands suc­cès en régates et il serait curieux de le voir courir contre des yachts : il ferait, selon nous, un excellent dix tonneaux, vite, sûr et pratique. »

Le chantier Pauvy installé dans l’anse du Clouet, à Carantec, lieu de naissance des Reder-Mor et de bien d’autres voiliers de pêche et de plaisance. Le site sera repris plus tard par une branche d’une vieille famille de constructeurs de la baie, les Sibiril. Remarquer les demi-gabarits sur le toit de la cabane, le petit canot de pêche plaisance avec ses passavants, le grand cotre de pêche creux à droite sur sa cale.

Kerenfors, un grand constructeur

C’est au chantier Kerenfors que Jean Pauvy a été formé avant de s’établir à Carantec . Si la postérité a retenu toute l’importance de son œuvre, on sait moins que les charpentiers roscovites ont joué avant 1900 un rôle plus important enco­re. Au tournant du siècle, ce très ancien chantier jouit d’une réputation qui a dé­ passé depuis longtemps le cadre local. Sa clientèle pour les bateaux de pêche et de service s’étend de Brest à Saint-Brieuc. Si ses yachts et ses navires de commerce lui assurent une grande part de son prestige, la qualité de ses bateaux de pêche est ré­putée des connaisseurs depuis une bon­ ne vingtaine d’années.

Le témoignage de Jacques de Thézac, qui lui a confié la construction de son yacht Roscovite à la fin des années 80, ne manque pas d’intérêt à cet égard. « Et puisque je parle de Kerenfors, je ne peux me dispenser de vous dire quelques mots de ses bateaux de pêche. Ces embarca­tions ont des qualités merveilleuses qui les rendent redoutables dans toutes les courses de la région. On les a vues, aux régates de Roscoff, par brise assez forte, porter bravement leur flèche pointu alors qu’elles auraient été très suffisamment voilées avec leurs voiles majeures… » (Le Yacht, 1886).

Les régates de bateaux de pêche au XIXe

Cette même année 1886 est le théâtre d’un événement remarquable. Un bateau de pêche de Roscoff, la Marie-joseph, d’un type d’ailleurs différent des cotres évo­qués plus haut, s’est rendu à Paimpol pour y disputer les grandes régates, qu’il a gagnées avec éclat dans sa série, préfi­gurant ainsi les futurs exploits du grand Reder-Mor ! Cette initiative étonnante pour l’époque est la conséquence directe d’un rapide mouvement d’émulation et de pro­ grès technique amorcé depuis quelques années, et qui n’échappe pas aux obser­vateurs, officiels ou non.

En 1880, la Statistique des pêches maritimes établie chaque année pour les différents quartiers le constate : « Les régates de Morlaix et de Roscoff ont fait naître une vive émulation entre les pêcheurs, et de­ puis deux ou trois ans, une amélioration notable s’est produite dans l’armement et la tenue des bateaux. » De son côté, le correspondant roscovite du journal Le Yacht (fondé l’année précédente), avait déjà émis ce jugement en 1879 : « Les ba­teaux de pêche se faisaient remarquer par la bonne tenue de leur gréement, et l’on pouvait réellement constater l’influence des régates. » C’est en effet à partir de cet­ te année 1879 qu’on prend définitivement l’habitude d’organiser des régates an­nuelles à Roscoff, après une éclipse de dix ans. Les précédentes épreuves dataiep.t de 1869, mais Roscoff avait su prendre le premier l’initiative dans le Nord Finistère, dès 1850, soit un an avant Morlaix, et trois années seulement après Brest.

En 1851, dans son journal l’ Echo de Morlaix, le grand écrivain maritime Edouard Corbière, qui avait entrepris lui­ même d’organiser ces « joutes nautiques » à Morlaix, faisait déjà le constat de l’influen­ce bénéfique des régates : « N’avons-nous pas vu ce que l’annonce seule de la der­nière fête à laquelle nous venons d’assister a fait naître d’émotion parmi nos pilotes et nos pêcheurs, qui, quinze jours à l’avance, n’ont eu d’autre souci, d’autre occupation que de retailler leurs voiles, d’espalmer, de suiffer leurs bateaux, ces mêmes bateaux qui depuis qu’ils existent n’étaient jamais encore devenus l’objet d’une si vive et si inquiète sollicitude ! »

La course, une tradition qui a la vie dure !

Ces régates du milieu du : XVXe siècle, les grands-pères de nos héros Qean-Marie Guyader et Mathieu Roignant) les ont dis­putées sur un bateau bien différent du Reder-Mor ou de la Poupoule. Leur embarca­tion, armée en commun, porte un beau nom : Les deux amis. C’est une « péniche­ pilote » de Roscoff, gréée de voiles au tiers, qui a été construite « à clins, construction anglaise, bordée en orme, clous et rivets en cuivre » par Hyacinthe Kerenfors. Ses proportions longues et étroites, sa construc­tion légère sont celles d’un grand bateau voile-aviron : 8 m 17 sur 1 m 84 , autant dire une « pilot-gig ».

Quelques années plus tôt, le même H. Kerenfors remportait une éclatante victoire aux grandes régates de Brest (1849), à la bar­ re d’un petit cotre à clins, le Casimir. Sa su­périorité de marche était telle qu’au dire des observateurs, « il faisait deux fois le tour de la lice tandis que ses concurrents n’en fai­saient qu’un seul ». La construction de ba­teaux légers et rapides est donc une assez vieille affaire à Roscoff; il est vrai que ces qualités de vitesse étaient encore mises à profit, trente ans auparavant, pour d’autres formes de « course » infiniment plus risquées.

Ces deux exemples frappants, choisis parmi bien d’autres, montrent que pour appréhender la tradition de la construc­tion navale locale, il faudra entreprendre l’histoire des activités maritimes de la baie de Morlaix depuis la fin du XVIIIe siècle. Retrouver la trace des dynasties de charpentiers, étudier les relations du vieux havre avec les autres ports de la Manche, et notamment ceux de Cornouailles bri­ tannique, reconstituer toute l’évolution de la pêche et de la plaisance, dont on sait désormais qu’elles sont étroitement liées : un siècle de cohabitation sur les mêmes chantiers n’a pas été sans conséquences.

Revenons simplement, pour finir, à l’acte de naissance du Reder-Mor III, publié dans Le Yacht en 1907 : « les chantiers Pauvy, de Carantec, ont mis en chantier le canot de 6 m 50 qu’ils sont chargés de construire pour M. Collet sur un plan de Guédon, ainsi qu’un 15 tx de pêche pour Guyader de Roscoff. » La présence côte à côte sur les cales du chantier du Clouët du fameux cotre de pêche, et d’une création du plus grand architecte naval fran­çais apparaît tout à fait symbolique. Cette émulation – inscrite, on l’a vu, dans une tradition plus ancienne est sans doute à l’origine de la qualité particulière de la construction du pays. Celle-ci n’a d’ailleurs rien perdu de son inspiration : en 1991, les chantiers bois de la baie de Morlaix lan­cent encore de splendides bateaux. Et un jeune constructeur de vingt ans, Yann Rolland, peut encore relever, avec une pas­sion peu commune, le plus beau défi de ces dernières années : construire un nou­veau Reder-Mor, pour aller affronter à nou­veau les grandes bisquines et les pilotes. L’histoire n’est pas finie .

Remerciements : Association « Baie de Morlaix », Gilles Cadoret, Mme Cartier, Mme Castel, Mme Cueff , François Cueff (aujourd’hui décédé, doyen des marins-pêcheurs de Roscoff lors de notre enquête), Mme Dirou, M. Ferec, Pierrot Guidai, M. Jacq, G. Kerbociou, M. Kerenfors, Jean Le Bot, Serge Le Floch, Michel Le Tallec, M. Lirin, P. H. Marin, Mme Miguet, Mme Paugam, Charles Roignant, M. Robichon, Vincent Rolland, M. Trévily.

(1) Cette simple histoire d’hommes et de bateaux n’est que le prélude à une étude plus approfondie sur les « Voiles au travail de la Manche bretonne » qui viendra compléter plus tard la série des Ar Vag consacrée aux bateaux de l’Atlantique.

(2) Le « Bulletin de la pêche » de Roscoff à la fin août 1909 témoigne cependant de l’impact considérable des régates locales sur l’activité de la flottille : « La pêche des petits bateaux est insignifiante. Les régates ont contrarié les sorties. C’est aussi ce qui explique la faiblesse des expéditions pour les grands bateaux ».

(3) Il en ramènera une extraordinaire moisson de dessins, aquarelles et croquis qui constituera le véritable point de départ de son œuvre. En 1913, ces travaux formeront la matière de la première exposition Méheut au Musée des Arts décoratifs, qui connaîtra un très vif succès. Les deux fameux volumes de l’ « Etude de la Mer, flore et faune de la Manche et de l’Océan » paraîtront dès l’année suivante.

(4) Les Hirondelles de la Manche, pilotes du Havre Gallimard, 1981; p 167.

 

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