Parmi plus de cent bateaux inscrit au concours « Bateaux des côté de France », le projet de reconstruira une grande goélette aviso l’époque Restauration, la Recouvrance était certainement le plus ambitieux de tous. Un sacré défi, même pour un port de l’importance de Brest ! Des milliers d’heures de travail seront nécessaires pour que la coque soit terminée juste à temps pour Brest 92, et encore autant d’efforts pour qu’aujourd’hui elle navigue. A-t-on bien conscience du caractère extraordinaire de cette aventure et de la qualité exceptionnelle du résultat ? Grâce aux témoignages de Jean Dréo Gerd Löhmann et Guy Le Cornec ce premier article retrace l’histoire de la goélette brestoise depuis la recherche et la construction jusqu’au premiers essais sous voiles.

© coll Charles Kerivel

Lorsque tout est terminé, et bien terminé, quand enfin la belle goélette flotte dans ses lignes, qu’elle dresse sa mâture dans le ciel et ouvre ses vergues comme des bras tendus vers le large, chacun s’accorde à dire que ce fut une sacrée aventure, avec bien des pièges et des difficultés à surmonter. On rend hommage à ceux qui, depuis le début de l’histoire, se sont dépensés sans compter pour parvenir à ce résultat. Mais enfin, et c’est bien normal, il faut tourner la page, penser à l’avenir, apprendre à manœuvrer cette goélette, la faire naviguer. D’autres compétences sont désormais requises. Dans quelque temps, les souvenirs des compagnons de la première heure feront gentiment sourire les nouveaux venus. On ne saura plus très bien quelle est la part du vrai et du rêve dans leurs mémoires. Une chose est sûre : en cette fin du Me siècle, on a bel et bien reconstruit à l’ancienne une goélette aviso des années 1830 ! Et cette formidable expérience aura permis à des hommes aux talents différents d’unir leurs compétences pour mener ce projet jusqu’à son dénouement.

Voici donc l’histoire vraie de la Recouvrance, racontée de fraîche mémoire par ceux qui en furent les acteurs.

Quand il faut choisir

Fin 1989. Un peu partout sur les côtes de France, les esprits se mobilisent. Le concours stimule de nouveaux projets ou en conforte d’anciens. En rade de Brest, le patrimoine des bateaux traditionnels locaux sera bien représenté : une chaloupe de Plougastel va être mise en chantier, plusieurs coquilliers sont en cours de restauration et l’on construira bientôt à Landerneau la réplique de la Sainte-Anne, une petite gabare conservée au Musée du Bateau de Douarnenez.

Bien sûr, Brest aussi cogite son projet, qui doit être ambitieux, à sa mesuré. La petite équipe porteuse de cette idée — d’abord constituée par Roger Gougeon, Hervé Grall et Yannick Michel, aussitôt rejoints par Jean Dréo, puis Guy Le Cornec et Claude Le Denn et enfin André Miossec — cherche tout naturellement son inspiration du côté de la Royale. A l’évidence, le passé prestigieux du grand port de guerre est de nature à inspirer un projet fortement ancré dans le cœur des Brestois.

On se plaît à rêver d’une de ces petites unités qui assuraient les liaisons au sein des escadres, aux côtés des vaisseaux, frégates et autres corvettes. Un cotre de guerre est déjà en chantier à Saint-Malo, alors pourquoi pas un lougre ? On s’enthousiasme, mais on pense aussi à la difficulté de la manoeuvre… Une belle goélette ou un petit brick seraient tout de même plus faciles à maîtriser; sans doute serait-il plus sage de chercher plutôt dans cette direction. Très vite, on redécouvre des silhouettes à faire rêver, comme celle de la Toulonnaise, une goélette de guerre à huniers qui a inspiré bien des modélistes.

Les Brestois en sont là de leurs réflexions lorsque Jean Dréo, un habitué des archives qui a signé plusieurs articles dans Le Chasse-Marée (voir n° 31, 55 et 73), accepte avec enthousiasme de prendre la recherche en main.

Une première exploration dans les ouvrages de référence — le répertoire de Vichot, l’état des désarmements conservé à Vincennes — permet de dénombrer quelque trois cents goélettes armées par la Royale depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, les deux dernières unités qui prolongent symboliquement cette lignée étant l’Etoile et la Belle Poule.

Une goélette de guerre d’un type proche de la Recouvrance louvoie dans le port de Brest devant le Château. Ce tableau peint par Garneray en 1821 a contribué avec d’autres documents à nourrir le rêve au début du projet. © Atelier 53, Paris/CCI Paris

La moitié de ces petits bâtiments ont été armés durant la première moitié du siècle dernier. Les listes consultées par le chercheur donnent les noms de ces goélettes, quelques dates, des caractéristiques générales et les affectations. On sait aussi que, malgré leur rôle modeste, puisqu’elles participaient rarement aux combats, les goélettes se voyaient confier des missions qui nécessitaient à coup sûr de réelles qualités nautiques. En premier lieu, elles doivent être d’une marche avantageuse, comme tout aviso chargé de porter les ordres ou d’aller espionner les mouvements de l’ennemi — on disait alors « faire la mouche ». Ces modestes unités n’en sont pas moins des navires hauturiers. En effet, nombre de ces goélettes sont affectées à la surveillance stationnaire dans les colonies. Elles doivent donc être en mesure de ralier les possessions françaises en Afrique, aux Antilles ou en Océanie, ce qui suppose une bonne tenue à la mer.

Un bateau rapide et marin pouvant de surcroît être manœuvré par un équipage relativement réduit, c’était bien là la formule « magique » recherchée par les Brestois. Tout le monde s’accorde sur ce point : c’est dans la flottille des goélettes de guerre qu’il faut chercher. Mais chercher vite, car pour convaincre les partenaires, il faut monter un dossier crédible, avec des plans et des informations détaillées sur le type de bateau envisagé. Autant d’éléments qui font encore défaut.

Quel plan pour la goélette ?

Jean Dréo prend donc la route de Vincennes où se trouve le Service historique de la Marine. Là, il va prendre le temps nécessaire pour éplucher toutes les archives concernant les goélettes. Voici, tel qu’il l’évoque lui-même, le récit d’une recherche qui s’avérera très fructueuse, malgré les difficultés tenant à l’importance de la matière à consulter dans un délai de quelques semaines.

« Le Service historique conserve au Pavillon de la reine des fiches répertoriant les plans conservés sur ses rayons. Je visionne tous les microfilms. Cela représente plusieurs heures de défilement parce que les vues ne sont pas groupées par catégories, et on passe directement des plans des vaisseaux à ceux de galiotes à bombes, des détails de poupes ouvragées aux frégates, aux corvettes… C’est un peu frustrant, car on se trouve continuellement obligé de faire effort pour se discipliner, faire taire sa curiosité, pour continuer à rechercher ces pauvres petites goélettes, sous peine de passer là un temps fou.

« En faisant défiler les microfilms, j’éprouve un coup de cœur au passage des vues représentant les goélettes pour l’Océanie ou l’océan Indien. On ne justifie ni n’explique les raisons d’un coup de cœur. S’y mêlent certainement le plaisir éprouvé à apprécier les courbes des lignes de carène et la magie des seuls noms de ces océans. Souvenirs d’enfance et de récits de marins de ma famille racontant leurs navigations dans le dédale des îles du Pacifique.

« Les plans sont complets — c’est rare — y compris les emménagements intérieurs et des détails d’exécution : bois, fer et cuivre. Je découvre le « projet d’une goélette destinée pour Mayotte ». Et puis, je trouve aussi un projet de goélette pour l’Océanie baptisée « la Calédonienne », document daté du 8 août 1857.

« Hélas, aucun de ces bâtiments n’entre dans le cadre défini par les Brestois. Ils sont, ou trop petits ou trop grands, et ne sont pas vraiment des goélettes de guerre. Tant pis ! Je continue et fais une première sélection en retenant les plans qui paraissent entrer dans le cadre du projet par leurs dimensions, leurs lignes, leur esthétique. Il faut ensuite faire l’inventaire des documents disponibles sur ces bateaux. Là, l’éventail des possibilités se reserre tout de suite. Dans les flottes de l’époque, les goélettes sont de tout petits bateaux, et les arsenaux ou les chantiers navals se contentent souvent des plans de formes. Ils se fient au savoir-faire des constructeurs et charpentiers de marine. Pour en savoir davantage, il faut donc se rabattre sur d’éventuels documents écrits qui peuvent parfois pallier l’absence de dessins. Encore faut-il les trouver ! Selon cette méthode et à l’aide d’un canevas préétabli, pour être certain de ne rien oublier d’important tout en avançant rapidement, je parviens à constituer trente-trois dossiers de goélettes. »

Par acquit de conscience et parce que Roger Gougeon a un faible pour les bricks, Jean Dréo fait aussi un inventaire comparatif de dix-sept bricks-goélettes et bricks-avisos. Mais si ces bâtiments ont des longueurs à peine plus importantes que les goélettes, leurs tonnages sont en revanche très supérieurs, de même que leurs surfaces de voilure. Bref, les coûts de construction d’un brick seraient prohibitifs, sans parler de l’équipage nécessaire à la manœuvre. Le choix est donc fait de concentrer la recherche sur les goélettes de la première moitié du XIXe siècle d’une dimension et d’un tonnage raisonnables.

Jean Dréo espère bien sûr trouver une goélette liée à l’histoire de Brest. Mais l’arsenal en a lancé très peu puisqu’il était spécialisé dans la construction des vaisseaux, frégates et corvettes. Il y a bien la Sauterelle, construite à Brest en 1817, mais en dépit d’un beau dessin de carène, ses lignes très fines en V prononcé font craindre un bateau extrême… Il y a aussi la Brestoise (1815-1845) au nom pourtant bien sympathique, mais jugée trop lourde de formes. Ou encore la goélette dessinée par Ozanne, une figure marquante de l’histoire brestoise, mais son plan ne convient pas.

Pour affiner la sélection, le critère esthétique reste prédominant. Mais Jean Dréo doit aussi évaluer en les comparant les qualités nautiques des bateaux retenus. « Pour mieux saisir les différences des formes, dit-il, je suis amené à relever les coupes des unités qui m’intéressent particulièrement, en les réduisant éventuellement pour les ramener toutes à une même longueur à la flottaison. La superposition des calques permet de comparer alors leurs lignes avec beaucoup de précision. »

Bien sûr cet examen comparatif ne suffit pas à juger complètement les qualités et les défauts des bateaux. Heureusement, de nombreux dossiers de goélettes sont accompagnés de « Devis d’armement et de campagne » où sont consignés les avis des capitaines sur la marche de leur bateau et sur les modifications qu’ils souhaiteraient leur apporter. Voilà des jugements de première main qui vont permettre de mieux sentir la personnalité de chaque bateau. Jean Dréo découvre ainsi avec quelque étonnement qu’il y eut, parmi les goélettes armées par la Marine, des unités au comportement dangereux. C’était le cas, par exemple, de la Jonquille, une goélette lancée à Lorient en 1845 et qui fit l’objet d’une abondante littérature ne laissant planer aucun doute sur ses piètres qualités de marche et ses véritables défauts nautiques. « Dès que j’ai découvert ce dossier, poursuit Jean Dréo, j’ai écarté délibérément tous les plans dont je ne pouvais pas m’assurer qu’ils offraient la double garantie d’une bonne tenue à la mer et d’une marche honorable. »

Curieusement, c’est en lisant un des rapports concernant cette malheureuse Jonquille que Jean Dréo va trouver une piste sérieuse. Le second-maître Kermarec compare ce piètre bâtiment à une autre goélette, la Fine, sur laquelle il a navigué précédemment, et qui, selon ses dires, avait de grandes qualités à la mer. « Ces louanges avaient naturellement attiré mon attention, commente le chercheur. Encore fallait-il rester vigilant : au royaume des aveugles les borgnes peuvent être rois.

« Quoi qu’il en soit, j’avais déjà retenu ce plan dans une première présélection, pour la simple raison qu’il avait fait l’objet d’une construction en série je supposais en effet qu’en m’intéressant à un plan qui avait servi pour la construction de plusieurs bâtiments, j’augmentais mes chances de réunir une documentation plus complète que celle relevant d’un seul dossier, ce qui manquait dans l’un pouvant être trouvé dans l’autre. D’après les mentions portées sur les plans, la Fine fait partie d’une série de cinq goélettes construites sur les dessins de l’ingénieur Hubert, dressés en février 1817 à Rochefort.

« La première, c’est l’Iris, un « aviso mâté en goélette portant 6 caronades de 24 », selon l’intitulé des plans. Les quatre autres ont toutes été mises en chantier en 1836, près de vingt ans plus tard : la Daphné et la Levrette à Lorient, la Fine et la Doris à Saint-Servan. J’ai recherché en priorité les rapports concernant la navigation de ces bâtiments. J’en ai trouvé deux dans les cinq dossiers sortis des rayons des archives du Service historique de la Marine; ceux de la Daphné et de la Levrette. Ajoutés au témoignage du second-maître Kermarec sur la Fine, ces documents permettaient de se faire raisonnablement une opinion. »

Plans de formes et de construction de la Sauterelle. Les lignes de carène sont extrêmement fines, avec une maîtresse-section en V et un bouchain peu marqué. © Service historique de la Marine, Vincennes
Plans originaux de l’Iris dessinés en 1817 par Jean-Baptiste Hubert (1781-1845), ingénieur des constructions navales au port de Rochefort. © Service historique de la Marine, Vincennes

Jean Dréo va ainsi noter les diverses appréciations portées sur cette série de goélettes. Voici ce qu’en dit le lieutenant de vaisseau Jules Collier après plus de deux ans de navigation dans les mers de Terre-Neuve, des Antilles et de Cayenne : « Je trouve que la Daphné est un fort bon navire, évoluant dans la perfection, naviguant bien, se comportant bien à la mer si l’on veut se résoudre à prendre la cape quand le temps devient mauvais. » Ce jugement est confirmé à Lorient le 15 janvier 1842, après une enquête des trois membres de la Commission d’examen. De son côté, le lieutenant de vaisseau de Leyritz écrit, le ter septembre 1839, au retour des Antilles, que la Levrette « évolue et gouverne supérieurement, et a une marche tout à fait avantageuse. » Trois mois et demi plus tard la Commission reconnaît que cette même goélette gouverne bien, qu’elle porte bien la toile et qu’elle a « des qualités sous toutes les allures ».

Si l’on ajoute à ces jugements celui du second-maître Kermarec sur la Fine -« Elle s’était comportée parfaitement dans un coup de vent très fort dans le golfe de Gascogne, en ne donnant pas de mouvements d’acculées, en n’embarquant que peu d’eau… » — on obtient trois appréciations concordantes sur les qualités nautiques des plans de la série. « Je me sentais donc fondé, se souvient Jean Dréo, à poursuivre des recherches plus complètes et à inventorier tous les éléments disponibles permettant de constituer un dossier de construction suffisamment garni pour être présenté au choix de la future association. »

Dès lors, avec l’accord des quelques amis concernés par ce projet, notre chercheur va se concentrer sur cette série, issue du plan de l’Iris. Il entreprend un impressionnant travail de reconstitution des emménagements de ces bateaux et, par là-même, des conditions de vie à bord. Cette étude correspond bien à son goût pour l’histoire maritime dans sa réalité quotidienne et c’est avec jubilation qu’il parvient à reconstituer les plans d’emménagements absents. Parallèlement, il entreprend l’analyse scrupuleuse des données architecturales qui contribuaient aux qualités nautiques de cette série : position du lest, hauteur du pont, poids de l’armement, hauteur du gréement. Ainsi le portrait précis de ces goélettes va-t-il se dessiner progressivement.

La marche et les qualités nautiques

« La marche et les qualités nautiques des goélettes dépendent, entre autres, de l’importance de leur lest, de sa répartition et de celle des vivres embarqués, rappelle Jean Dréo. En fait, l’étude de la cale est tout à fait essentielle pour comprendre la tenue à la mer des bâtiments de la série, et elle suscite des réflexions utiles sur les moyens à mettre en œuvre pour mener à bien la réalisation de notre projet. »

« La différence de tirant d’eau dont il est souvent question dans les rapports des capitaines et des commissions d’examen exprime la différence d’enfoncement existant entre l’avant et l’arrière de la quille. Cette différence est donc une façon d’exprimer l’assiette du bateau.

« Celle-ci est alors une préoccupation importante qui sollicite une attention plus soutenue qu’aujourd’hui où la place et le poids du lest sont arrêtés par l’architecte dès la conception du bateau. La totalité du lest des goélettes du siècle dernier est en effet constituée de gueuses en fer placées dans le fond des cales et donc déplaçables au gré des décisions des capitaines. Ceux-ci ne s’en privent d’ailleurs pas et recherchent, par tâtonnements successifs, les répartitions longitudinales qui procurent la meilleure marche et la tenue à la mer la plus satisfaisante.

« Les ingénieurs indiquent, à la construction les différences de tirant d’eau avant et arrière souhaitables qui ressortent de leurs calculs. Mais l’expérience pratique des capitaines est sollicitée. Pour vérifier les différences de tirant d’eau, ils disposent chacun d’un clinomètre, sorte de niveau à alcool ou à mercure qui, placé dans l’axe du bateau, indique l’inclinaison de la quille du navire sur une échelle graduée. Les capitaines sont ainsi tenus d’indiquer leurs observations concernant l’assiette dans les rapports qu’ils établissent au retour de chaque campagne. Et ces données sont ensuite exploitées par une commission d’examen de trois membres.

« Le capitaine de la Daphné mentionne ainsi qu’avec 0,52 mètre de différence de tirant d’eau, sa goélette est trop ardente et marche moins qu’avec 0,72 mètre, qui lui paraît la différence à respecter. D’autre part, avec 1,05 mètre de différence, la Levrette perd toutes ses qualités nautiques, qu’elle retrouve avec 0,67 mètre. Mais avec 0,52 mètre elle fatigue beaucoup et tangue fortement, surtout dans une mer grosse. Il n’est pas sans intérêt de noter au passage que les calculs des ingénieurs aboutissaient précisément à une différence de 0,67 mètre. Bravo ! Les capitaines avaient donc l’habitude de modifier l’assiette de leur goélette pour en tirer le meilleur parti. Ils le faisaient en jouant sur les poids et la répartition du lest et des vivres entreposés dans la cale. »

La cale

« La cale est divisée en un certain nombre de tranches par des cloisons, généralement transversales — mais la Levrette, après sa modification de 1841, en possédera aussi de longitudinales dans sa partie milieu. Leur affectation peut varier d’une unité à l’autre, à l’exception de la soute aux poudres qui se trouve obligatoirement placée sous le carré des officiers, des puits de l’archipompe et des chaînes toujours à la hauteur du grand mât. Les caisses à eau, elles aussi, conservent le même emplacement, en deux rangs pour celles de mille litres, en un seul pour les cuves d’une capacité supérieure qui remplaceront les premières. »

Le lest

« Le lest est placé à l’intérieur dans les fonds. Il est constitué de gueuses en fer de 50 kilos destinées à être arrimées, et d’autres de 25 kilos réservées pour le lest volant, c’est-à-dire celui qui doit rétablir, à la demande, l’assiette du bâtiment. Le poids total peut légèrement varier. Celui de la Fine, initialement de 18 tonnes — 16 arrimées et 2 volantes —, passera à 22 avant d’être ramené aux 18 de son premier armement. La Levrette et la Daphné ont toutes deux 17 tonnes de lest, mais avec une répartition différente : 15 arrimées et 2 volantes pour la Levrette, 14 arrimées et 3 volantes pour la Daphné. Le lest de cette dernière figure pour 18 % dans son devis de poids.

« Les emplacements sont différents aussi d’un bord à l’autre, bien qu’il s’agisse d’unités d’une même série. Et il est intéressant de comparer simultanément les trois croquis de répartition établis d’après les différents documents conservés aux archives. Les capitaines changent parfois les répartitions pour tenter d’améliorer la marche. Ils déplacent volontiers les gueuses du lest volant, qui est là pour cela, mais aussi celles qui sont arrimées à poste.

« Ainsi, sur la Daphné, peu de jours après son appareillage de Toulon pour Terre-Neuve, et avant d’entamer la traversée de l’Atlantique, le capitaine Jules Collier fait passer 700 kilos — quatorze gueuses de 50 kilos — de dessous les cuves à eau, au milieu du bâtiment, dans le coqueron arrière où se trouvent déjà les 3 tonnes du lest volant et 2 tonnes 200 de gueuses de 50 kilos. On imagine la corvée que ce travail devait représenter pour les hommes contraints de manipuler ces lourdes charges dans des compartiments exigus et encombrés. »

© Jean Dréo

Les vivres

« Les vivres entassés dans la cale — ou, en partie, dans l’entrepont — participent aussi à l’assiette du bâtiment. Et d’une façon plus importante encore que le lest car l’ensemble, si l’on compte aussi l’eau, les boissons, le charbon et le bois de chauffage pour la cuisson, représente un poids qui dépasse de 65 % ce dernier : 28 tonnes (l’approvisionnement réglementaire pour quatre-vingt-dix jours) contre 17. Les vivres ont toutefois cette particularité singulière de diminuer au fil du temps. Ainsi pour une traversée de quarante-six jours comme celle de Terre-Neuve à Lorient, la Daphné va-t-elle embarquer 15 tonnes de vivres, dont elle perdra 300 kilos chaque jour. Mieux vaut savoir gérer ces données pour maintenir la goélette dans ses lignes tout au long du voyage.

« Ce problème est particulièrement sensible. à bord de ces petites goélettes de 25 mètres de long qui peuvent embarquer jusqu’à soixante-huit personnes pour une traversée qui dure parfois trois mois. A la fin d’une telle campagne, le bâtiment a perdu près de 20% de son poids initial. Sa stabilité peut donc être compromise car, en revanche, le poids de la mâture, des agrès et de l’artillerie reste, lui, dans les hauts, et ne subit aucune réduction. Aux Antilles, quand elle croise dans les îles, la Daphné a rarement plus de trente à quarante-cinq jours de vivres. Mais le capitaine Jules Collier estime qu’elle marche mieux lorsqu’elle est davantage chargée. C’est pourquoi il ajoute souvent au lest de gueuses une tonne et demie de pierres, arrimées dans la cale avant et parfois dans les ailes. Il fait également remplir d’eau de mer les caisses à eau et les tierçons vides (les tierçons sont des futailles d’une contenance de deux tiers de barrique, plus maniables que celles-ci quand il faut faire de l’eau à l’aide des embarcations). »

Le pont

« Le plan de pont des goélettes de la série Iris reflète évidemment — pour les écoutilles, panneaux, descentes et claires-voies — les dispositions intérieures de l’entrepont. Deux types d’agencements sont adoptés pour obtenir la hauteur sous barrots d’un homme debout dans le carré des officiers et une partie de la chambre du capitaine : un assez grand rouf de cinquante centimètres de hauteur, sur la Fine par exemple, ou un rehaussement général du pont à l’arrière du grand mât, comme sur la Levrette.

« Mais la caractéristique principale du pont c’est son encaissement entre des bastingages qui sont d’une hauteur étonnante pour une si petite unité : un mètre cinquante au milieu du bâtiment, un mètre quarante-cinq à l’avant et à l’arrière. Il faut d’ailleurs être très attentif pour s’en rendre compte, car les plans de formes de l’époque ne représentent pas ces fameux bastingages — sortes de coffres qui ceinturent le bateau au-dessus des pavois, contenant les hamacs de l’équipage et constituant de ce fait un rempart efficace contre la mitraille —, et présentent donc un franc-bord moins élevé. C’est, à peu de chose près, la silhouette modifiée de la Fine après 1844.

« On voit tout de suite les avantages, mais aussi les inconvénients de cet « enhuchement » (élévation du franc-bord) comme l’appellent les documents de l’époque. Certes le bateau est mieux défendu contre les assauts de la mer, mais lorsque malgré tout il embarque, le pont situé très bas devient vite une baignoire, où l’eau a du mal à s’évacuer rapidement. En effet, on ne compte que quatre dalots de chaque bord, fermés par des clapets en cuivre placés à l’extérieur. Il y a bien aussi trois sabords de chaque bord pour les canons, mais leurs mantelets sont normalement tenus fermés par des crochets. »

Les armes

« L’artillerie des goélettes de cette série se trouve également répartie de chaque bord, sur le pont. A l’origine, ces bâtiments sont prévus pour embarquer six caronades de 24, mais elles seront très tôt remplacées par des caronades de 18, totalisant 4 800 kilos, soit une tonne de moins que l’armement initial. Pour être précis, il faut noter que les six caronades de 18 de la Fine seront bientôt remplacées par quatre caronades de 12. Qu’on ne s’y trompe pas, les chiffres 12, 18 et 24 ne désignent pas un diamètre comme on le croit souvent, mais le poids, en livres, des boulets lancés.

« La soute aux poudres des goélettes contient les caisses de gargousses, mais aussi les mèches de guerre et les munitions des autres armes du bord : quatre pierriers et deux espingoles. Les pierriers sont de petits canons en bronze, avec des balles d’une livre, montés sur un chandelier avec une fourchette de fer. Quant aux espingoles, il s’agit d’armes légères, courtes et évasées depuis le milieu de la bouche. Les quatre montants de pierriers sont placés aux quatre extrémités des bastingages, et les deux montants d’espingoles sur l’avant des coupées ménagées dans les bastingages pour les échelles de bord. Des fusils, des mousquetons, des pistolets, des sabres, des piques et des haches d’armes figurent aussi à l’inventaire des différentes goélettes. Bien sûr, on est loin de l’armement des vraies unités de combat. Mais l’ensemble de ces armes et munitions atteint tout de même le poids respectable de 13 tonnes — du moins sur la Levrette et la Daphné —, c’est-à-dire 14 % du devis de poids du bateau. »

La mâture, le gréement et les voiles

« Les deux hauts mâts nettement inclinés sur l’arrière et l’importante voilure qu’ils portent correspondent bien à l’image classique des goélettes de la première moitié du XIXe siècle. Il suffit de contempler l’iconographie de l’époque, comme le portrait du « schooner » (appellation anglo-saxonne des goélettes) de Kuell (1841), ou celui de la goélette figurant au premier plan de la peinture de Gilbert représentant le port de Brest en 1820, pour renouer avec cet univers évocateur des rêves de l’enfance.

« Certes, les mâts des goélettes présélectionnées ne présentent pas, et de loin, une quête aussi importante que celle des unités figurées sur ces tableaux. Elle est cependant bien plus marquée que celle des goélettes de pêche ou de commerce que l’on peut observer sur les photographies de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Les documents concernant la Daphné indiquent pour le mât de misaine une quête de 19 centimètres par mètre (11 degrés) et pour le mât d’artimon une quête de 22 cm par mètre (13 degrés). Son capitaine estime ce réglage tout à fait, satisfaisant. Quant aux mâts de la Fine, leur quête relevée sur les plans de 1836, est de 10 et 12 degrés (avant d’être ramenée huit ans plus tard à 9,5 et 11 degrés).

« Les plans initiaux de la série comportent un grand hunier et un grand perroquet sur le mât d’artimon (ou grand mât) mais, comme l’indique un rapport du 28 août 1844, ces voiles n’ont jamais été gréées. Elles ont été remplacées par une voile de flèche (flèche en cul),gréée sur une vergue se poussant en baïonnette en arrière du mât de hune. Cette disposition singulière est due à Marestier, un ingénieur de la Marine qui la rapporta des Etats-Unis. On lui doit également les plans des balaous américains dont beaucoup de goélettes de guerre françaises sont dérivées.

« La mâture est-elle bien adaptée au souhait des utilisateurs ? Il est difficile aujourd’hui d’en juger. En effet, les capitaines de la Levrette et de la Daphné — appuyés par les membres de deux commissions réunies à Lorient en 1840 et 1842 — ont une opinion différente de celle d’un ingénieur des Constructions Navales de Cherbourg analysant en 1844 le comportement de la Fine.

« Pour les premiers, la mâture des goélettes ne pose aucun problème. Le lieutenant de vaisseau de Leyritz (la Levrette) estime même, bien qu’il n’en voie pas l’avantage, qu’on pourrait augmenter la hauteur des bas-mâts sans craindre pour la stabilité. Le capitaine de la Daphné, lui, trouve la mâture bien placée, et pense qu’il n’y faut rien changer. Il propose seulement l’augmentation du diamètre du mât de misaine. En effet, bien que celui-ci porte une surface de voiles au moins double de celle du grand mât, particulièrement au grand largue, son diamètre de 43 centimètres est inférieur et le capitaine propose de l’épaissir jusqu’à 45 cm comme le grand mât. Suggestion adoptée par la commission, qui ajoute le commentaire suivant : « Le gréement des goélettes de six bouches à feu paraît bien proportionné. Leur mâture n’a jamais éprouvé d’avaries qui tiennent à la faiblesse des cordages. » Elle poursuit en suggérant que la rupture du mât de la Daphné — qui avait craqué à l’étambrai et sur l’arrière — était probablement due à une erreur humaine : on aurait oublié de décoincer le mât lorsque les manœuvres dormantes avaient été reprises.

La goélette-balaou utilisée sur les côtes d’Amérique et aux Antilles dès la première moitié du XVIIIe siècle était réputée pour ses qualités de marche. Elle inspira largement les goélettes de guerre françaises construites au XIXe siècle. Cette aquarelle de Frédéric Roux réalisée pour l’Album de marine du duc d’Orléans représente un balaou superbement voilé, courant au plus près du vent. Le plan de voilure et la mâture de la Recouvrance sont volontairement plus raisonnables. © Musée de la Marine, Paris

« En réfutant ainsi une éventuelle faiblesse des cordages, la commission répondait au lieutenant de vaisseau Jules Collier qui avait signalé que la grande longueur des mâts, conjuguée avec le bau réduit de la coque, provoquait une forte fatigue des haubans quand la mâture fouettait dans les grosses mers.

« Sur la Fine, le jugement est différent. Un rapport de 1844 reprend l’argument du capitaine de la Daphné sur la grande hauteur des mâts et la faible as en cause la conception du gréement — devient un vice majeur aux yeux de l’ingénieur chargé de la Fine. Selon lui, la mâture fatigue considérablement les porte-haubans et la muraille contiguë. Il propose donc de diminuer de deux mètres vingt le grand mât et de deux mètres dix le mât de misaine. Cette modification entraîne une ouverture de l’angle des haubans, ce qui améliore la tenue des mâts, et un abaissement du centre de voilure de un mètre quarante, ce qui augmente la stabilité.

« Celle-ci est encore favorisée par la suppression des bastingages qui surbaissent la ligne de la coque, et celle des six caronades de 18 remplacées par quatre de 12. Les teugues avant et arrière sont également déposées, notamment pour alléger l’avant qui avait tendance à plonger dans la lame au lieu de soulager — au cours de sa campagne 1839-1841, la Daphné avait ainsi perdu deux bout-dehors.

« Je n’ai trouvé dans les archives aucun dossier qui contienne un plan de mâture dans le sens transversal. Quand on s’y attelle, on est impressionné par le rapport entre la hauteur de la mâture, le niveau et l’importance des vergues et la largeur de la coque. On perçoit mieux la faiblesse de l’angle de tenue des haubans et le poids placé dans les hauts. »

Jean Dréo estime alors que la première phase de cette recherche, cette « ébauche d’étude » pour reprendre ses termes, devra être continuée plus avant dès que l’existence de l’association sera effective. Mais il en sait assez désormais pour présenter la goélette et proposer un schéma de réflexion susceptible de permettre de passer des plans de l’Iris à la construction effective du bateau. Toutefois, de la stricte reconstitution historique à la réalisation contemporaine, bien des points seront à discuter. Il faudra tenir compte de tout, de l’authenticité comme de la sécurité, des conditions de navigation différentes, du confort à bord, de la fonction du bateau… Autant de dilemmes auxquels on devra apporter des réponses concrètes.

De l’Iris à la Recouvrance

Si l’image de la future goélette commence à se préciser, reste à lui trouver un nom capable de symboliser le projet. Elle s’appellera Recouvrance, du nom du vieux quartier marin du port de Brest, sur la rive droite de la Penfeld dont les quais accueillaient jadis les caboteurs. C’est là sans doute l’une des premières et heureuses décisions prises par l’association tout juste créée. Très vite, il faut organiser cette structure présidée par Dominique Brisou puis Philippe Henwood, lui donner des administrateurs, instaurer des commissions chargées des recherches historiques, de l’étude architecturale, de la construction. Roger Gougeon est nommé directeur du projet et doit jouer les chefs d’orchestre. Il lui faudra bien du talent pour gommer les inévitables cacophonies et aboutir à la merveille d’harmonie que se doit d’être la goélette.

A quelque deux ans et demi seulement de Brest 92, il devient urgent de mettre le bateau en chantier. On pense immédiatement à l’arsenal dont les compétences et la capacité de production mettraient à l’abri de tous les aléas. Le symbole aussi serait fort d’une goélette de guerre sortant des cales de la Penfeld. Sur place, l’idée séduit la Marine, qui entreprend l’étude avec enthousiasme et la confie à l’ingénieur en chef André Le Moigne. Malheureusement, après maintes hésitations, la Direction générale de l’armement, à Paris, refuse son accord. Déception et inquiétude, car le temps passe !

Il faut se mettre en quête d’un autre chantier qui doit avoir une structure suffisante pour une telle unité, mais aussi une oreille attentive à toutes les difficultés particulières liées à la construction d’un bateau historique. En fin de compte, le choix se porte sur le chantier du Guip dont l’expérience dans le domaine des bateaux du patrimoine offre de bonnes garanties.

Dans le même temps, l’association confie à un cabinet d’études de Pont-l’Abbé, la Coprema, tous les calculs nécessaires afin de transformer ,un copieux dossier d’archives historiques en un plan répondant aux critères de construction et de sécurité actuels suivant les normes du bureau Veritas. Mais le mot d’ordre est encore le respect, dans toute la mesure du possible, du plan et de l’esprit du bateau d’origine. La seule dérogation à ce principe concernera la présence d’un important lest extérieur. Cette innovation n’existait pas sur les goélettes du me siècle, mais elle ne modifie pratiquement pas la structure du bateau, ni son authenticité de charpente; en revanche, elle lui procurera un surcroît de stabilité très précieux pour la tenue à la mer et la sécurité.

Enfin la construction !

Printemps 91, plus qu’un an et demi avant la fête ! Sur le « port de co », on bâtit le grand hangar qui abritera la Recouvrance. Pendant ce temps, dans leur chantier de l’Ile-aux-Moines, au cœur du Morbihan, les compagnons du Guip commencent le tracé en grandeur réelle de toutes les pièces de charpente, et découpent leurs gabarits par centaines. Ce travail sur l’île va se poursuivre plusieurs mois tandis que les premières pièces seront déjà assemblées à Brest.

Une des planches du tracé de construction de l’Iris daté de 1817, conservé aux archives de Rochefort.

Le 11 juillet, jour de fête. La quille de la Recouvrance longue de vingt-deux mètres, réalisée en deux parties assemblées par un trait de Jupiter, est mise en place. Une foule en liesse assiste à l’événement, subjuguée par ces somptueuses pièces de chêne dont la puissance donne déjà une bonne idée de ce que sera la goélette. Courant septembre, le lest extérieur en fonte de 16 tonnes réalisé par l’Arsenal de Brest est assemblé à la quille à grand renfort de palans et de crics.

Le 15 octobre, l’ensemble de la charpente axiale est levé. Gerd Lohmann, qui a rejoint les autres charpentiers du Guip pour cette aventure hors du commun, et a accepté pour Le Chasse Marée de suivre au jour le jour l’évolution de la construction, se souvient : « Des tins adaptés à la courbure inférieure de la quille sont préparés pour qu’à la fin de la manœuvre, la ligne de flottaison marquée sur l’étrave et l’étambot soit bien à niveau. Bien pensée et bien coordonnée, l’opération se déroule dans le bon ordre des choses et avec précision. Ensuite, étrave et étambot sont alignés avant d’être épontillés solidement au sol. »

Tout au long de la construction, sous le regard de milliers de Brestois attentifs et fidèles, les compagnons du Guip travaillent avec un formidable enthousiasme. Manifestement, le courant passe bien entre les charpentiers et les concepteurs du projet. Une profonde amitié s’instaure entre tous, ce qui ne gâche rien. En outre, le chantier du Guip va faire preuve d’une capacité d’organisation assez étonnante. Près de deux cents kilomètres séparent les compagnons qui, sur l’île, débitent les neuf éléments de membrure — pour chacun des cinquante-cinq couples — et ceux qui, à Brest, les assemblent et les dressent. L’acheminement se fait par une noria de camions qui livrent régulièrement leur ration de travail aux deux équipes brestoises. Celles-ci fonctionnent en alternance, dix heures d’affilée, un jour sur deux, sept jours par semaine ! A ce rythme, le bateau change rapidement d’aspect et en peu de temps la plupart des membrures sont dressées.

Voilà qui est facile à écrire : on dit « les membrures sont dressées », ou « la carlingue est posée », tout comme s’il s’agissait d’un canot de cinq mètres. Mais peut-on imaginer, sans l’avoir vécu, ce que représentent ces gestes sur un bateau de vingt-cinq mètres construit suivant des normes héritées du XVIIIe siècle ?

Une fois le squelette de la charpente achevé et les couples bien balancés, reste encore à « parer » les membrures de façon à faire filer parfaitement les lignes en éliminant les petites irrégularités de découpe. « Même si la charpente de la coque semble parfaite, commente Gerd, le lissage de l’ensemble reste toujours indispensable; cela consiste à raboter les faces extérieures des membrures pour les égaliser, pour en éliminer bosses et creux. Pour un bateau de cette taille, il est fréquent de devoir ainsi enlever jusqu’à un centimètre de bois sur une membrure de sciage.

« Le parage est un travail d’équipe. Tout le monde y a participé étant donné la surface énorme à travailler. A l’aide de lattes, on détermine les endroits trop « forts », avant de les attaquer aux rabots électriques. Chaque équipe de quatre ou cinq charpentiers travaille de cette façon dans son secteur, en reprenant plusieurs fois le contrôle à la latte, le but étant d’obtenir une charpente parfaitement lisse, prête à recevoir le bordage.

De haut en bas, la recherche des bois tors dans le parc à bois à l’Ile-aux-Moines et le débit des pièces de charpente. L’assemblage à plat de chaque couple et le montage de la charpente. En-fin, le parage des membrures. Cinq photos pour résumer les centaines d’heures de travail de tous les compagnons du Guip. © Thierry Joyeux/Océanopolis et Michel Thersiquel
Le mode de bordage de la coque montée à claire-voie suivant une répartition préalable des bordés qui font l’objet d’un brochetage rigoureux, notamment pour ce qui concerne les dores, a permis une finition remarquable; il augure d’une grande longévité pour ce bateau. © Michel Thersiquel

« Cette opération est longue et laborieuse. Pendant des jours, le miaulement strident des rabots électriques ne s’éteint qu’à la pause de midi. Il faut souvent changer le doigt appuyant sur l’interrupteur du rabot Si l’on veut éviter les ampoules ! Toute la charpente est ainsi rabotée, à l’exception de la râblure et de certains endroits creux de l’arrière, que l’on doit travailler à l’herminette, à la ponceuse à disque ou au ciseau. On s’en doute, ce travail devient vite fastidieux, mais une fois terminé, le résultat est superbe et on peut se concentrer sur le bordage. »

Bien sûr, il eût été plus simple de parer au fur et à mesure du bordage en se contentant de faire des plats sur les membrures. Mais ces charpentiers-là sont des perfectionnistes et leur souci du travail bien fait va être perceptible à tous les stades de la construction. A preuve, la façon dont la Recouvrance sera bordée d’après les directives de Yann Mauffret.

« Le bordage d’un bateau de cette taille, qui dure plusieurs mois, nécessite un vrai travail d’équipe. Les bordés sont longs et lourds, difficiles à manipuler et à mettre en place. En général, plusieurs virures sont débitées à la fois et étuvées ensemble, ce qui suppose beaucoup de réflexion… ou énormément d’expérience. Dans notre cas, nous avons déterminé à l’avance la répartition des bordés en fonction des différentes longueurs et courbures du bois que nous avions en stock. Puis, à l’aide d’un gabarit de brochetage, nous choisissions le plateau de chêne adéquat pour y tracer le bordé. Celui-ci est alors débité sur place à la scie circulaire; puis il est raboté à l’épaisseur et ses chants équerrés avant de creuser ou arrondir son intérieur.

« Bien sûr, tous les chantiers ne procèdent pas de cette façon. Par exemple, pour la construction de bateaux de pêche, les techniques sont bien plus simples, le travail plus rapide mais aussi souvent plus grossier. La répartition des bordés est rarement préparée à l’avance. On se contente de diviser la coque en trois sections, un même brochetage étant souvent utilisé pour plusieurs bordés de suite. Puis c’est le stock de bois qui détermine les largeurs de bordés. La régularité du bordage et la symétrie de la répartition bâbord et tribord sont alors négligées. Dans notre cas au contraire, ce sont l’harmonie des lignes et la qualité des finitions et des ajustages qui importent, ce qui naturellement demande du temps.

« Afin d’éviter les problèmes de retrait du bois au séchage pendant la construction, Yann Mauffret a imaginé une technique de bordage particulière : sur quatre virures, une seulement est fixée définitivement avec des carvelles, deux sont temporairement vissées aux membrures à l’aide de tire-fonds, et la quatrième, débitée avec un excédent de largeur, est étuvée en forme et mise de côté. Ainsi, à la fin du débit de bordage, toutes les virures à tire-fonds sont retirées et resserrées contre celles déjà fixées. Plus tard, les bordés mis de côté sont retaillés, à la bonne largeur cette fois, pour être placés en force dans les espaces restants. La précision est de l’ordre d’une épaisseur de trait de crayon. Trop forte, la « clore » ne rentre pas, se bloque au risque de ne plus pouvoir être retirée sans faire de dégâts; trop faible, il n’en est pas question. L’ajustage doit être parfait pour assurer une étanchéité irréprochable. Etait-il nécessaire d’investir autant de travail dans cette technique de bordage ? Une chose est sûre : la Recouvrance ne fera pas une goutte d’eau par les bordés !

La construction se poursuit avec le même professionnalisme, mais dans l’urgence en raison de la date butoir qui s’approche à grands pas. Un soin particulier est apporté au rabotage des bordés. Puis vient le calfatage, la pose du pont, des pavois, surbaux, gouttières, bittes, combes, plat-bords… autant de pièces massives, lourdes à vous arracher les bras, mais toutes aussi finement travaillées que des sculptures. Il faudrait un livre entier pour dire l’adresse et l’immense énergie de ces constructeurs. Patience ! Le Chasse-Marée prépare actuellement cet ouvrage consacré à l’aventure de la Recouvrance.

Il y aura bien sûr, comme à chaque fois que le temps presse dans un chantier, l’épisode tragi-comique qui aurait pu achever de ruiner l’optimisme le mieux trempé. Ce coup du mauvais sort, Gerd Lôhmann comme tous les autres compagnons s’en souviendra longtemps.

« Environ seize tonnes de lest intérieur composé de gueuses de plomb noyées dans du béton doivent être coulées dans les fonds du bateau. Pour alourdir la densité du béton, on y ajoute de toutes petites billes de plomb .mélangées à la bétonnière, ce qui est une nouveauté dans le genre ! Un travail relativement pénible étant donné le poids et la quantité de matériau à manœuvrer, à mélanger, mettre en seaux, transférer dans le hangar à l’aide d’un élévateur, monter de six mètres sur un pont roulant pour redescendre six mètres plus bas dans le fond du bateau où une autre équipe, travaillant plus ou moins à quatre pattes, le coule dans les espaces prévus en y rajoutant un maximum de gueuses. Et tout cela n’est pas fait en une fois, bien sûr !

« Le résultat est « nickel » comme nous nous plaisons à le dire, contents surtout d’avoir terminé la corvée. Hélas, deux semaines plus tard, le béton n’a toujours pas pris. Tout le monde l’a remarqué, mais personne n’a encore osé le dire. Chacun se rassure en pensant : de toute façon, il va bien prendre un jour ! Mais ce jour-là n’arrive pas. Finalement, quelqu’un se risque à mettre le sujet sur la table. Il n’y a rien à redire, le mélange n’a pas durci. Et il ne durcira jamais, comme nous le confirmeront bientôt différentes expertises.

« Les visiteurs assidus du chantier n’ont sans doute pas très bien compris quand un jour, ils ont vu le lest ressortir, seau par seau, du bateau pour finir en un amas mystérieux. Pas de quoi pavoiser ! Au deuxième essai, sans billes de plomb, le béton est pompé directement d’un camion grâce à des tubulures diaboliques. Dès le lendemain, il a durci ! »

Le lissage des bordés. On serait tenté de dire que la coque de la goélette est — presque — terminée. © Michel Thersiquel

Deux semaines avant Brest 92 et la mise à l’eau, les choses tournent franchement à la folie. Les finitions — mais peut-on parler de finitions quand il y a encore tant de choses à faire ? — s’éternisent le soir, souvent même la nuit. Quelques amis et certains bénévoles aident à poncer, à peindre, à vernir. Puis vient enfin le moment de bonheur. Au cœur de la fête, la goélette est déposée sur l’eau par la monstrueuse grue flottante de l’arsenal. La « séquence émotion » de Brest 92, partagée par quelques milliers de cœurs à l’unisson. Et la belle Recouvrance s’en va majestueusement, en remorque des grandes yoles de l’Atlantic Challenge, rejoindre son premier poste d’amarrage en Penfeld. La coque est terminée, ou presque !

Le temps de la mâture

Alors que Jean Dréo termine sa recherche historique et avant même que les charpentiers n’entreprennent la charpente, Guy Le Cornec entame un long travail de réflexion sur le plan de voilure, le gréement courant et dormant, et la mâture.

Les plans de voilure de la Fine et de la Doris datés de 1835 sont indispensables. Mais ces documents ne disent pas tout. Les goélettes de la Royale bénéficiaient de constantes recherches pour améliorer le délicat compromis entre les qualités de marche, de manœuvrabilité et de stabilité. Il existe aussi une différence de taille entre la Recouvrance et ses modèles, puisque notre bateau, limité à vingt-cinq mètres pour des raisons administratives, à quatre mètres de moins en longueur. En outre, il est doté d’un lest extérieur, ce qui en fait un bateau plus stable. Il faut donc adapter les plans d’origine et les transposer à un bâtiment plus petit, manœuvré par un équipage peut-être moins solide et à coup sûr infiniment moins expérimenté.

Quelques jours avant les fêtes de Brest 92, la superbe coque de la goélette sort enfin du chantier pour être déposée sur le ponton de la grue flottante de la Direction des construction navales. © Thierry Joyeux/Oceanopolis etMichel Thersiquel

Chargé de concevoir le gréement de la Recouvrance, Guy Le Cornec a pour consigne de balancer au mieux une mâture et une voilure fidèles à celles des goélettes de la série de la Fine, mais en prenant un « pied de pilote » en matière de sécurité. La documentation, déjà relativement abondante, est bientôt complétée par l’original du devis de construction de l’Iris (1817) découvert par Dominique Brisou aux Archives de Rochefort, un document essentiel pour connaître dans le détail les échantillonnages des innombrables pièces d’accastillage.

Se fondant sur cette documentation et sur tous les traités de gréement du ‘axe siècle, Guy Le Cornec va accomplir un énorme travail de recherche et de dessin qui débouchera sur un extraordinaire dossier de plans cotés, guide idéal pour le chantier, les gréeurs et les voiliers. Mais en marin professionnel avisé, Guy Le Cornec entend aussi prendre l’avis des rares navigateurs ayant aujourd’hui une solide expérience de la manœuvre à bord de ces bateaux réputés difficiles.

« Le moment était venu, se souvient-il, de rencontrer* ceux qui ailleurs nous avaient devancés. Voir l’aboutissement de leur travail, savoir de quelle manière ils avaient résolu les problèmes. L’occasion nous en est donnée au mois de mai 91. Une petite délégation se rend alors à Anvers, où le fameux Pride of Baltimore est en escale. En découvrant cette superbe goélette de Baltimore de 32,91 mètres, reconstituée sur un plan de 1812, nous imaginons beaucoup mieux ce que sera la Recouvrance. Nous passons une demi-journèe à bord. C’est bien peu et chacun s’affaire dans le secteur qui le préoccupe. L’opération est tout de même bénéfique : plus d’une centaine de diapos sont prises.

« Des précisions nous sont données sur les modifications apportées à ce navire, suite au chavirement du précédent Pride of Baltimore (cf Le Chasse Marée n°25) : évacuation de l’eau embarquée, lest extérieur sous la quille, etc. Nous recueillons aussi de précieuses indications sur les parties fragiles de ce type de navire et qu’il faut renforcer, particulièrement la structure avant qui doit encaisser les fortes poussées du beaupré.

« En septembre de cette même année, nous apprenons que la goélette canadienne Pacific Swift est en escale à Douarnenez. Une aubaine inespérée Un coup de vent providentiel sur le golfe de Gascogne retarde son appareillage pour l’Espagne et nous parvenons à convaincre son capitaine de faire escale à Brest. Quelle chance ! Chacun dans son domaine va profiter des explications avisées des membres de l’équipage. Construit à Victoria, sur les plans d’un ancêtre des clippers de Baltimore lancé en 1778, le Pacific Swift a les mêmes dimensions que la Recouvrance. Nous sympathisons avec ces marins canadiens et l’émotion et grande lorsque vient le moment de se séparer. Bien que la Recouvrance ressemble encore à un ponton, notre moral est au plus haut.

« En possession de tous ces éléments de réflexion, il est alors possible de prendre les décisions qui s’imposent et notamment de choisir les matériaux adéquats. Voiles en duradon, cordage en polypropylène façon chanvre — à l’exception des rides de haubans, en polyester pour une meilleure résistance (mais qui seront soigneusement « galipotés ») haubans galvanisés fourrés en « ligne à thon » sur toute leur longueur, poulies en frêne à réa bronze estropées en câble d’acier fourré. Toutes ferrures, pitons, frettes, cadènes, rocambeaux en acier forgé. Tout est fait pour que ces éléments bénéficient des progrès technologiques sans jamais heurter l’œil.

Début 1993, la réalisation de la voilure et du gréement est confiée à la voilerie Cudennec qui se fera aider par les gréeurs de Yacht-Rigging. Là encore, il faut faire vite, car la Recouvrance doit participer à l’inauguration du Port-Musée de Douarnenez en avril de la même année. Pari tenu ! Il y aurait beaucoup à dire sur ces fiévreux moments, marqués par un exceptionnel souci de la belle ouvrage et du détail authentique. Cet aspect de l’aventure sera développé plus précisément dans un second article consacré au gréement, à la manœuvre et à l’utilisation de la Recouvrance.

Au moins faut-il déjà évoquer ces instants bénis où la belle coque à quai se métamorphose peu à peu en voilier. Mâter un tel bâtiment n’est pas une mince affaire. Si les bas-mâts sont mis en place à la grue, on renoue avec la tradition pour les mâts de hune. Guy Le Cornec nous livre en quelques mots précis la description de cette délicate manœuvre :

© Michel Thersiquel

« Frappée sur un piton en avant du chouquet, la guinderesse descend pour passer dans le clan de la caisse du mât, remonte sur le côté tribord du chouquet où elle passe dans une poulie crochée sur un piton latéral, et descend ensuite jusqu’à une poulie de retour du pied de mât. Cette guinderesse est assurée, en cas de rupture, par un braquet. Ce dernier fait dormant sur l’avant du chouquet et passe dans l’engoujure pratiquée dans la partie basse de la caisse du mât de hune. Passant dans une poulie crochée sur le piton latéral bâbord, il descend ensuite vers le pont et est tourné sur un cabillot. Au fur et à mesure de la montée du mât, le mou dans le braguet est repris.

« Sous la traction de la guinderesse, le mât glisse doucement dans le massif entre les élongis et dans le chouquet. Les haubans et galhaubans pèsent lourdement sur l’ensemble. Les hommes sont à la peine sur le pont. Encore un effort et la clef transversale pourra être introduite dans la mortaise de la caisse du mât de hune. « C’est bon ! Etale comme ça ! » La clef est mise en place et assurée. « Choque la guinderesse ! » Le mât descend un peu, la clef repose maintenant sur les coussins ferrés des élongis. « A poste ! » La même opération se répète pour l’autre mât. Applaudissements, cris d’enthousiasme de la foule massée sur le quai et des hommes sur le pont, la goélette est mâtée. »

Mâter et gréer une goélette, voilà l’occasion d’une belle leçon de matelotage ! Ces travaux pratiques vont inscrire durablement les gestes traditionnels dans la mémoire de ceux qui en avaient la charge. © Michel Thersiquel

En mer

Viendra enfin la véritable récompense, avec, d’abord, les essais sous voiles, forcément hésitants. Et puis, bien vite, les premières manœuvres réalisées avec plus d’assurance dans le geste et le commandement. Guy Le Cornec est maintenant patron de la goélette. Les quelques souvenirs de ces premières heures qu’il nous livre ici donnent bien le ton : clair, net et précis. Le style est celui d’un marin sûr de son affaire et c’est un vrai bonheur que de pouvoir lire aujourd’hui un rapport de mer rédigé avec ces mots que l’on croyait perdus.

« Première sortie, jeudi 20 mai 1993, 14h30. Les amarres larguées, la goélette fait route vers les passes et s’immobilise, bout au vent, à 0,50 m dans le Suet de Pénoupèle. Le vent est secteur Nord-Noroît. Les voiles sont établies en commençant par la brigantine, bordée à plat. Lorsque tout est prêt, les écoutes de grand voile et de misaine sont filées à la demande. Il faut un temps qui nous semble interminable avant que la goélette n’abatte suffisamment pour remplir ses voiles. Puis tout à coup, en observant la surface de la mer, on s’aperçoit qu’elle s’anime d’un mouvement qui va s’amplifiant. C’est un moment plein d’émotion que celui où, pour la première fois, le voilier se déplace sous l’action du vent dans ses voiles. C’est comme une naissance. »

Quelques semaines plus tard, au retour de Douarnenez, la Recouvrance rencontre des conditions de mer plus dures, qui vont mettre à l’épreuve ses qualités nautiques et celles de son équipage :

« Le Conquet-radio vient de diffuser son laconique bulletin météo du matin. « Vent de Nord-Est à Est 15 à 25, 4 Beaufort, fraîchissant 30, 7 Beaufort après-midi et menace de 8 Beaufort. Visibilité 5 à 10 milles… » Vingt minutes plus tard, nous appareillons du port de pêche de Douarnenez, où nous avons passé la nuit. Hier nous avons vécu un grand moment : la levée du maître-couple du clipper, et cela a été fêté.

« Chacun s’affaire. « Range à établir la grand voile ! » Les glènes des cargues ainsi que celles de l’écoute et des bosses de ris sont mises à plat pont, et sur le double. « Etablie ! » Les hommes halent maintenant sur l’écoute de grand voile et reprennent le mou de la bosse de ris. Les cargues filent sans problème et la voile se déploie convenablement, l’écoute est tournée sur son cabillot, les palans de retenue du gui sont enlevés. Ce sera ensuite le tour de la voile de misaine, puis de la trinquette, du petit foc et du grand foc, non sans difficulté pour ce dernier, car le rocambeau se met de travers et refuse de se déplacer sous la traction du faux étai de hunier. « Le hale dedans ! » crie le bosco qui vient de s’apercevoir que cette manœuvre ne file pas correctement et serre sur le cabillot.

 » Tout rentre dans l’ordre. « Tribord amure ! Choque l’écoute de grand voile ! Choque l’écoute de misaine ! Croche le palan de roulis ! » Sous l’action des focs, la goélette abat doucement sur bâbord. Deux canots de pêche qui s’étaient approchés pour jouir du spectacle s’écartent maintenant de notre route. Les écoutes de grand voile et misaine sont pesées, le navire gîte à peine sur bâbord et déjà la vague d’étrave se forme. Cap au 283, allure de largue. Le mécano stoppe le moteur de propulsion et bloque la ligne d’arbre. Quel silence ! « A établir le hunier ! » Lestement, nos deux gabiers s’élancent dans les enfléchures; c’est à qui arrivera le premier dans la hune.

© Benoît Stichelbaut

« La voile est déferlée, le hunier est maintenant sur ses cargues. Un gabier reste en haut pour s’assurer que tout se passe bien. Il dérabantera la voile d’étai avant de descendre. Durant ce temps, sur le pont, les hommes ne sont pas restés inactifs, les glènes de chaque manoeuvre sont mises à plat pont et sur le double. Tout doit être clair pour que la manœuvre puisse s’effectuer correctement. « Largue les cargue-points ! Choque les bras de hunier ! Choque les boulines ! » Le vent s’engouffre dans la toile qui forme des poches. « Pèse sur la drisse de hunier ! Pèse sur les balancines ! » Les hommes ahanent sur le courant du palan. Il faudra un jour rythmer cette manœuvre par un chant à hisser.

« Aujourd’hui tout semble bien se passer, la vergue de hunier s’élève bien perpendiculairement au mât de hune. C’est le métier qui rentre, et puis attention les gars, là-bas sur les quais, il y a bien quelques Douamenistes matinaux qui nous observent… « C’est bon, tourne comme ça » Drisses, balancines, cargues, écoutes sont tournées. « Brasse bâbord ! » Ultime réglage pour que le hunier se présente bien à l’action du vent. Sous l’impulsion de cette imposante surface de toile supplémentaire, la vitesse de la goélette augmente sensiblement. La voile d’étai sera aussi établie.

« Déjà cinquante minutes que nous courons sous cette allure de largue. Un rapide calcul nous donne une vitesse fond de 8 nœuds. Pas mal ! Le petit cotre aurique aux voiles blanches qui nous accompagnait comme un oiseau du large est maintenant distancé. C’est grisant de se laisser porter ainsi. Magnifique spectacle que celui de ces voiles. gonflées à bloc. On ne cesse de les contempler sous tous les angles. La tentation est grande de laisser courir ainsi très longtemps… Il suffirait de laisser porter légèrement pour parer le cap de la Chèvre à 1,5 mille dans le Sud-Ouest. Une agréable odeur de café monte maintenant de la cuisine. Le cuistot a mis à profit ce moment de relative tranquillité pour préparer le jus. Nous aurons droit aussi à une friandise chocolatée; les temps ont bien changé !

« Mais il faut faire école. En prévision du virement de bord, les écoutes sont raidies, la barre est mise dessous, la goélette lofe et court maintenant au près bon plein. Nous sentons davantage le vent. Il fraîchit au fur et à mesure que le soleil s’élève. « Paré à virer ? » Chaque homme à son poste respectif s’assure du bon ordre des manœuvres qu’il devra utiliser. « Envoyez ! » La barre est mise dessous en douceur.

« Dans le même temps on commence à peser sur les écoutes de grand voile et de misaine. « File les focs ! » Les écoutes sont filées à la demande, les palans de revers juste raidis. La goélette vient au lof et passe doucement le lit du vent… pas assez vite et assez franchement à mon gré. La trinquette est maintenue à contre pour forcer l’abattée. Simultanément, l’étai de grand mât du côté bâbord est raidi au maximum à l’aide du singe, alors que l’on choque en grand le palan de l’étai tribord. « Choque la bouline Change le hunier ! »

L’émouvante rencontre de deux bateaux du début du XIXe siècle : la Recouvrance et Marie-Claudine, reconstitution d’une chaloupe de Plougastel. Une scène qui aurait pu, à quelques années près, inspirer Ozanne lui-même. En bas, le magnifique plan de pont et son accastillage; les premières manœuvres d’un voilier d’antan qu’il reste à apprivoiser. © Benoît Stichelbaut

Les hommes se précipitent sur les bras de hunier et de vergue sèche et contrebrassent. Les vergues décrivent un arc de cercle, la voile vient en ralingue et rapidement se gonfle sous la nouvelle amure. La bouline au vent est raidie.

« C’est bon, je constate que les gars commencent à anticiper les manœuvres, je vois que les écoutes de grand voile et misaine sont choquées pour laisser porter un peu et prendre de la vitesse. Déjà l’un d’entre eux s’affaire sur le palan de balancine bâbord qu’il faut raidir au vent. C’est bien ! le métier rentre.

« Je décide de poursuivre notre route, d’autant plus que le vent a encore forci. Sous cette allure du près bon plein, le navire donne toute sa puissance et marche à 11 nœuds. Quelques embruns embarquent à la hauteur du bossoir de capon tribord. Sur la mer, qui était moutonnée jusqu’à maintenant, des lames commencent à se former et leur crête d’écume blanche s’étale davantage. Nous passons par le travers de la Parquette, la gîte sur bâbord s’est accentuée, mais je constate que seul le bas des cadènes est dans l’eau.

« Sous la traction du grand foc, le bout-dehors commence à cintrer de manière inquiétante. Si le vent fraîchit davantage, et malgré ses haubans bien raidis, il risque de se rompre. Nous sommes conscients de la faiblesse de l’échantillonnage de cet espar. Il va falloir réduire la toile. « Cargue la voile d’étai ! » La manœuvre est rondement menée, c’est une voile facile.

« Nous avons maintenant paré le haut-fond de l’Astrolabe. « Laisse porter ! » Les écoutes de grand voile et de misaine sont choquées en grand, puis celles des focs. La barre dessus, la goélette vient au grand largue. Nous avons une impression subite de calme plat. « Brasse tribord ! Cargue le hunier ! » Les deux palanquins sont largués des râteliers, les deux boulines mollies, le palan de drisse de hunier choqué à la demande ainsi que les deux balancines. La vergue arrive sur le chouquet. Les cargues entrent en action, celles du vent tout d’abord; cargue-fond, cargue-point, cargue-bouline… La voile ne présente plus désormais de surface importante à l’action du vent. Plus tard, à l’abri, le hunier sera ferlé.

« Puis c’est le tour du grand foc. Cela nécessite la présence d’un gabier, qui a pris la précaution de crocher son harnais, au niveau du chouquet du beaupré. La manœuvre ne pose pas de gros problème, mais dure trop longtemps. Le navire court toujours grand largue. « Paré devant ? A peser les écoutes de grand voile et misaine ! » La barre sous le vent, le navire remonte rapidement au près. Mais le vent continue à monter… Nous n:avons pas trop gagné dans l’Ouest, mais peut-être pourrons-nous embouquer le chenal du Four sous cette allure.

« Première bordée à manger ! » Pour l’autre bordée, ce sera plus tard, après le virement de bord… »

Un an plus tard

Un bateau qui navigue n’est pas forcément un bateau fini. Entre les premiers bords tirés avec un équipage associatif pour mettre au point le gréement, et la mise en service définitive de la Recouvrance, il y reste bien des problèmes à résoudre.

Sur le pont, le bateau semble terminé. Mais pour qui se glisse par une écoutille dans le vaste volume de la goélette, l’ampleur des travaux à effectuer apparaît aussitôt : tous les aménagements sont à faire… et la place ne manque pas ! Au moins sont-ils aujourd’hui parfaitement dessinés et conçus. Cela en grande part grâce à André Miossec qui y a consacré beaucoup de temps et de passion.

On a songé un instant à des aménagements modernes, économiques peut-être, mais tellement anachroniques qu’ont heureusement été écartés. Comme il n’était pas question non plus, sous prétexte d’authenticité, de faire vivre les futurs passagers dans les conditions d’inconfort des marins du XIXe siècle, il fallait inventer un plan d’aménagement utilisable aujourd’hui, mais dans le style de l’époque. Qualité oblige : l’ensemble sera exécuté à l’image du logement des officiers, en belle menuiserie massive, bois assemblés et panneautages discrètement peints en faux marbre, touche de raffinement bien dans l’esprit du temps. A partir de l’automne, la Recouvrance sera donc livrée de nouveau aux mains expertes des compagnons du Guip. Six mois de travail pour le chantier et toute l’équipe brestoise, ce n’est pas rien.

Pour le chantier du Guip, le bilan de cette aventure est largement positif « Une formidable expérience, dit Yann Mauffret, et le plus beau des souvenirs. Jamais, non vraiment jamais je n’aurais osé espérer avoir un jour une telle satisfaction. On a construit ce bateau avec l’idée de faire du mieux que l’on pouvait, en soignant chaque détail, chaque assemblage. C’est une coque qui doit pouvoir tenir la mer un siècle ! Mais il nous a rendu autant qu’on lui a donné. Chacun de nous a beaucoup appris à titre personnel et aussi en équipe. Et puis, au bout du compte, il nous reste un savoir et un outil de production très performant. C’est amusant de penser que tout cet outillage moderne, ce grand hangar, ce pont roulant sont un acquis que l’on doit à un bateau du début du XIXe siècle ! »

Bientôt, la Recouvrance sera vraiment terminée. La goélette rejoindra alors la flottille des grands bateaux traditionnels du Finistère armés par des équipages professionnels et exploités par la compagnie Gouelia récemment créée. Un grand chantier, une goélette neuve, une jeune société d’armement, un programme de navigation à bâtir… décidément, l’aventure ne fait que commencer.

 

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