Mélancolie des paquebots

Pierre Assouline a converti en roman la croisière inaugurale et fatale du « Georges Philippar » en 1932. Frissons garantis.

Tout le monde se souvient du mot de Mac-Mahon contemplant une crue de la Garonne : « Que d’eau ! Que d’eau ! » On avait oublié la réplique du préfet qui l’accompagnait, d’une poésie indiscutablement très supérieure : « Et encore, monsieur le président, vous n’en voyez que le dessus… » Voilà que ce dialo-gue historique, mêlé de mille autres anecdotes savantes de nature ou d’allégation nautique, nous revient par la conversation du héros et narrateur que Pierre Assouline a installé au bastingage du Paquebot, son nouveau roman. On ne s’ennuie pas dans la compagnie de ce Jacques-Marie Bauer, un bibliophile passionné, chasseur d’éditions rares et d’aventures à l’avenant (le mystère dont il entoure le but de ses errances transocéaniques lui vaut une réputation de trafiquant mondain, tantôt pirate de spécialité rimbaldienne en mer Rouge, tantôt gentleman-cambrioleur sur la Côte d’Azur). En homme disert et cultivé, il distrait la croisière de ses citations et de ses lectures et c’est un peu comme s’il traînait après soi sur le pont du Georges Philippar les ombres régulièrement convoquées de Thomas Mann et Jules Romains, Baudelaire, Proust et consorts. « Paul Morand ? Pfffft ! Même quand il remonte le Rhône en hydroglisseur, il se prend pour Conrad au cœur des ténèbres… »

C’est qu’à l’évidence, la marine a été inventée pour donner aux grands auteurs des sujets à leur dimension. Le Great Eastern, le « Léviathan des mers », a inspiré à Victor Hugo un poème qui a fait trembler d’effroi des générations d’écoliers et la plume de Flaubert fait scintiller de nos jours encore le sillage des grands liners – « Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues… »

Le Georges Philippar, cet élégant navire blanc comme un cygne dont Pierre Assouline raconte la brève et romanesque épopée, a vraiment existé et comme le Titanic vingt ans avant lui, il a connu l’infortune de sombrer dès sa croisière inaugurale, emporté par un incendie au large d’Aden, une nuit de mai 1932. Le Philippar appartenait déjà à la légende (notamment comme tombeau du célèbre journaliste Albert Londres) ; Pierre Assouline le fait entrer par son récit dans la mythologie des géants disparus. Tout y est, baigné par l’ivresse qui naît de l’observation continue des flots, le roulis, le tangage, les vagues, les hélices, la cloche du tea time, la rumeur des paroles mêlées au vent le long du pont-promenade rebaptisé « le boulevard à ragots », la sirène appelant les passagers aux chaloupes pour l’exercice d’embarquement rituel (un divertissement, entre Marseille et Yokohama) et les humeurs diffuses que vaporisent sur ce huis clos les prétextes d’une ambiance tout ensemble festive et funeste : le nazisme, qui est en train d’inonder l’Allemagne, enflamme bientôt les palabres de bord.

Par les yeux de son colporteur livresque, pour qui rien au monde ne vaut la page en quoi il se changera et se tournera, Pierre Assouline a réussi la gageure de montrer les deux faces du voyage, le présent et le passé, l’aller et le retour, l’intrigue et ce que la mémoire en conservera. Il montre en quoi l’âge béni des croisières en fut aussi l’âge maudit : c’est le naufrage de l’Europe que symbolise l’incendie fatal du Philippar. Nul n’a jamais su ce que contenaient les dernières lettres d’Albert Londres écrites à sa mère, et que celle-ci tint à emporter dans sa tombe. Le dernier mot appartiendra toujours à l’imaginaire. C’est-à-dire, en somme, à la littérature. ◼

Le paquebot par Pierre Assouline, Gallimard, 400 pages, 21 €