J’en prends à témoin la mémoire du légendaire capitaine Armand Hayet, l’immortel collecteur des chants et des us de la marine, des dictons et des tirades que libèrent les voiles dans les poèmes à hisser, et qui, en ethnolinguiste accompli, récolta avec une minutie de doctrinaire jusqu’aux sonores invectives tombées des gaillards d’avant : jamais on ne vous aurait traité à voix haute de « marin d’eau douce » sur un bateau. On pouvait vous donner du « marin de gravure », du « marin de ma sœur », on pouvait s’entendre appeler « Jean- nette », voire, dans les cas graves, « cul-terreux » (celui qui prend le calme redoutable pour un signe de beau temps). Mais de « marin d’eau douce », il n’en était jamais question : cette apostrophe n’est qu’une invention des « gens d’à terre », pas des « gens d’à bord ». Les lettrés m’opposeront le capitaine Haddock, qui l’emploie d’abondance, mais un héros de fiction est éligible à toutes les transgressions. Et son quolibet le plus innovant : « Amiral de bateau-lavoir !» nattente en rien à la dignité de la communauté maritime, s’adressant à un personnel certes flottant, mais non-navigant. 

 

Une Vie sur l’eau, par Jean-Claude Raspiengeas, L’Iconoclaste, 290 pages, 21,90 €

Aussi convient-il de l’établir avec force : pas plus que dans les voyages hauturiers, et nonobstant l’évidence nautique dont s’environnent les péniches, il n’y a pas de marin d’eau douce chez les bateliers, ni chez les gabariers, les barquiers, les mariniers, les pousseurs de Bateliers et crocodiles  barges, tous ces errants qui labourent les fleuves et les rivières à la vitesse d’un cheval au pas, auxquels Jean- Claude Raspiengeas consacre un livre magnifique, plein d’amour, de poésie, d’histoires et de technique. Sa plume inspirée glorifie un métier dont une vingtaine de polars de Simenon ont fixé autrefois l’image, une image que le feuilleton télé des années 1960 L’Homme du « Picardie », avec Christian Barbier sous la sombre casquette du capitaine taciturne et ses humeurs de « mérinos mal peigné », pour parler haddockien, allait porter à la hauteur d’un mythe. C’était la batellerie de papa, qui sentait le goudron de Norvège et le gasoil mal raffiné, et jetait son discret adagio au silence, avec sa corde à linge en sautoir. Aujourd’hui, le folklore a disparu mais l’épopée dont il témoignait continue de faire battre les cœurs et les moteurs diesel. Plus fort même : là où ils tapaient gentiment leurs 30 chevaux, ils en font désormais 1100. 

Le Picardie a fini sa vie le long d’un quai de l’Aa, ce fleuve de mots croisés qui naît dans une case et meurt dans la suivante. La profession s’est comme rétrécie, au chevet de sa mémoire. Pourtant, elle a évolué aussi et se redéveloppe, sous les injonctions de l’urgence écologique. Le capitaine du Milanko, bien calé entre les accoudoirs de son fauteuil à suspension hydraulique, pilote son bâtiment au radar, plus sûr que les yeux. Surtout la nuit, et surtout sur le Rhin. Le Rhin, c’est le rêve des bateliers : imprévisible et tumultueux, il n’est accessible qu’aux titulaires d’une licence spéciale. C’est une fierté de la posséder, même si un batelier ne parle jamais de fleuve, fût-il le Rhin, mais de rivière. « Il faut savoir lire la rivière et l’aborder avec intelligence », confie l’un d’eux. 

« JEAN-CLAUDE RASPIENGEAS A PARTAGÉ PENDANT DES MOIS LA VIE

MÉCONNUE DES MARINIERS. ET LE RACONTE DANS UN LIVRE ÉBLOUISSANT. »

Il s’agit d’éviter les crocodiles. Il y en a partout, semble-t-il. Les crocodiles, dans le langage de la batellerie, ce sont les objets flottants non identifiés, qui menacent les équipages et les bateaux. L’auteur a partagé les veilles des mariniers dans le huis clos des timoneries, sur le Rhin, la Seine, le canal du Loing, le canal du Midi et c’est comme si, sous le regard d’un témoin fasciné, le fil de l’eau rendait au monde la beauté perdue de la lenteur.