Enfin, Cornière revint

Le problème, avec les poètes, c’est qu’il faut parfois leur tirer les vers du nez, c’est le cas de le dire. Même les plus grands. Les soucis que Léon-Paul Fargue a pu causer à son éditeur, on n’a pas idée. Il fallut lui arracher les manuscrits de tous ses livres, parfois avec violence. Gaston Gallimard alla jusqu’à le séquestrer dans son manoir de Bénerville, pour l’obliger à écrire. Sûr qu’au moins là, avec la mer pour seule compagne, il ne serait pas distrait par l’environnement. Mais quand il revint prendre livraison, il trouva un gros paquet de feuilles sur lesquelles son incurable détenu avait écrit à satiété : « Je suis un capitaine de corvette, je suis un capitaine de corvette, je suis… »

François de Cornière n’en est pas là, certes, mais il faut avouer qu’il nous a fait peur, qu’il nous a fait peine, quand il a quitté la Normandie dont il était le prince adulé, plié le chapiteau des légendaires Rencontres pour lire, qu’il avait créées et animées pendant trente ans, comme s’il ne s’en trouvait plus être que le capitaine de corvée, et déclaré son renoncement à l’écriture. C’était en 2013, à la suite du décès de sa femme, Sophie, qui embellissait les Rencontres de son sourire, de ses intentions discrètes et de ses ornements scéniques. La poésie, comme la vie, ne tient qu’à un fil.

Il avait renoncé à écrire.

François de Cornière fête

son retour à la poésie avec

une anthologie où l’inédit

se frotte à l’ancien.

Et voilà que paraît un livre de lui, dont la couverture proclame : « Au bout de la rue il y a la mer ». On y apprend qu’il s’est installé au bord de l’océan Atlantique, près de Guérande, qu’il nage tous les matins et qu’il écrit, puisque se mêlent des pages inédites à cette anthologie où l’auteur a rassemblé ce qu’il appelle ses «façons d’être », son titre véritable. Il faut donc se méfier des réputations. Voyez celle qu’on lui a faite. Peut-être parce qu’il partage avec François de Malherbe son prénom, sa particule, sa naissance à Caen et son métier de poète, d’aucuns ont voulu l’ériger en « chef de file », comme son illustrissime devancier, le régent officiel de la langue classique, celui qu’on attendait tant et qui enfin vint (dixit Boileau). On décida que François de Cornière serait, lui, le chef de file du quotidien. Sous-entendu : des petites choses sans importance, qui passent et qu’on oublie, sitôt vécues. L’intéressé corrigea : « chef de file de rien du tout » (en général tout poète est un renfrogné qui a la tête au vent, la pensée à nulle part et le pied vagabond). Prenons-le au mot. Rémy de Gourmont, autre géant caennais dans les pas de qui François de Cornière s’inscrit avec bonheur, disait : « Il n’y a pas de petits sujets, les choses sont ce qu’un esprit les considère. »

C’est ce que donne à voir ici l’écrivain : le furtif y croise l’insaisissable, l’ordinaire s’y pare d’une impression de villégiature et de « tristesse pas triste », remarque avec justesse Paul Fournel dans sa préface, comme si les émotions s’échappaient toutes du même sac mal fermé, qui est le sac de tout le monde. C’est l’image d’un pas dans le sable mouillé, une plage sans personne avec les moulières au loin, les rochers de la pointe, la bouée jaune. La mer toute la nuit par la fenêtre ouverte. S’il était philosophe, François de Cornière serait Vladimir Jankélévitch (« Percevoir que les choses sont, revient à les poser soi-même à nouveau, dans l’instant. On commence éternellement »). S’il était peintre, il serait Berthe Morisot (« Mon ambition se borne à vouloir fixer quelque chose de ce qui se passe »). Il est François de Cornière, le poète qui d’un rien fait naître et surgir le tout.

Les façons d’être – « Au bout de la rue il y a la mer », par François de Cornière, Le Castor Astral, 230 pages, 9€