La gloire pour les nuls

C’est un fait qu’il convient d’accueillir avec sang-froid : la neurasthénie ambiante a vaporisé ses chagrins dans la sphère culturelle. La mode est à la confession cafardeuse, à l’hypocondrie artistique, au lamento ouvragé. Grâce à Dieu, la littérature (la véritable, s’entend) s’arrange au mieux de cette morose servitude, puisqu’elle la daube à l’envi. La neurasthénie fabrique en effet des anti-héros et rien n’est plus plaisant à concevoir. C’est nonobstant un défi, même pour un écrivain doué, que de hisser son ambition à un niveau tel qu’il réjouisse son lecteur, voire le mène à l’enchantement avec des personnages sans charisme et lestés de leur seule impéritie. Nous avons des exemples.

Jusque dans la marine, encore que les comparses embarqués dans l’inénarrable (bien que narré) Roman fleuve, n’aient en rien le pied qualifié à la chose, c’est le moins qu’on puisse en dire. S’il se donne pour un roman de Philibert Humm, ce récit déroule l’improbable histoire de trois anti-héros rivalisant d’incompétence, à cela près qu’il ne s’agit pas d’une fiction mais d’une intrigue avérée, dont les archives des affaires maritimes conservent d’ailleurs la trace de quelques exploits (au sens qu’on donne à ce mot chez les huissiers).

Il était une fois trois amis qui achetèrent sur Le Bon Coin un canot prévu pour deux, une paire de rames qu’ils ignoraient n’être que des pagaies et qui décidèrent de confier leurs vies à cette relique flottante en sorte de rejoindre la mer depuis Paris, par le grand fleuve Seine. Pour compenser la surcharge et l’indigence sportive d’un équipage composé aux deux tiers d’intellos raffinés, citant Emmanuel Kant plutôt que l’horaire des marées et exprimant leurs émotions dans le latin de la Sorbonne, mais n’ayant jamais ramé, ils gréèrent l’esquif au moyen d’un rideau de douche qui ferait office de voile, la tringle d’icelui complétant la mâture couronnée en son sommet d’une chaussette fantaisie, en guise de pavillon. On pressent la suite.

Bien entendu, ils vont « cabaner » au croisement du premier navire de fort tonnage (la nef se retournant sur ses passagers) et le capitaine Humm y perdra plus d’une fois ses esprits et son bonnet à pompon rouge – ce qui prouve que celui-ci n’a pas été inventé pour amortir les chocs lorsque les marins circulent tête en bas ou bien dans les entreponts de faible hauteur sous barrot, malgré les assertions d’une légende que les historiens peinent à démentir auprès du grand public.

À tout naufrage ils écoperont, repêcheront le béret perdu et repartiront, traînant à la poupe une ficelle de trois mètres au bout de laquelle ils n’oublieront pas de renouveler chaque fois que nécessaire, comme témoin de la belle humeur collégiale, une bouteille de muscadet ainsi maintenue au frais. L’impensable est qu’ils réussiront, accueillis à Honfleur par Philippe Tesson, le père en personne du célèbre aventurier Sylvain Tesson qui lui-même leur avait prodigué ses encouragements et ses cochonnailles au passage à Chatou, devant l’île des impressionnistes, là où Maupassant, qui, lui, savait le métier des périssoires, godillait entre les ombrelles.

Philibert Humm ne manque d’ailleurs pas, à travers ce bijou d’écriture et d’humour, de saluer les fantômes qui se pressent à la rive, Jacques Chardonne à La Frette, Georges Perec au Moulin d’Andé, Hector Malot à La Bouille, dont la chambre aurait été traversée par le mât de beaupré d’un voilier virant trop près du quai. Ils font, avec les vivants de toute espèce croisés aux étapes, une escorte riche en fables et en aventures que l’auteur a la sagesse de ne pas toujours démentir. Attention, ceci est un roman à tout casser.