Découvrant dans un magazine les concurrents du Vendée Globe, leur programme, leurs dures conditions de vie et leur piètre pitance, mon fiston – un jeune « bouffeur d’écoute », pourtant ! – m’a demandé, perplexe, quel sens tout ceci pouvait avoir… J’ai dû m’avouer bien en peine de le lui expliquer.

Pourtant l’émoi populaire autour de la course est bien orchestré, exaltant les exploits des skippers stars. Ces navigateurs exceptionnels, devenus hommes et femmes-sandwichs, portent l’image de leurs sponsors en incarnant un personnage sur mesure, quitte à faire oublier tous ceux qui triment derrière eux en coulisse. En l’occurrence, l’arbre qui cache la forêt finit par pourrir, et par le coeur. Pour trouver les sponsors, rester dans la course, il ne suffit pas d’être bon, il faut vendre son histoire, un baratin qui « donne du sens » au message qui doit rentrer dans nos cervelles de consommateurs. Les stars du large, qui se doivent d’exceller en storytelling, en finissent
souvent par oublier qui elles sont, au profit de celui qu’ils se doivent d’incarner pour poursuivre leur carrière. L’océan se réduit ainsi à un ring où s’affrontent des archétypes évoquant des personnages de catch – aussi ringards mais  moins rigolos : le Chevalier noir, sans états d’âme, prêt à tout pour vaincre, l’Intello du cockpit, le Poète, l’Invalide, le Vieux Sage, le Jeunot…

Cet affrontement savamment mis en scène est d’autant plus absurde que les machines de course sont si différentes. Les régatiers ont pourtant trouvé depuis longtemps un moyen juste de se départager : la monotypie. Dans certaines
classes, on allait autrefois jusqu’à tirer au sort les  bateaux le jour de la course… Voilà qui remettrait du piment dans les régates aujourd’hui !

Mais les médias louchent sur le chrono, comptant les secondes d’avance d’untel sur son poursuivant… Bouclera-t-il sa course plus vite que le vainqueur de l’édition précédente ? En cela, les sponsors se montrent sous leur vrai visage, engagés qu’ils sont dans un vieux monde suicidaire, basé sur une concurrence qui a sans doute des qualités, mais dont il nie tous les méfaits et les dégâts. Qui se refuse, également, à considérer la stupide vanité de cette course au « toujours plus »… Puisque chaque record supplante le précédent, n’importe quel idiot peut comprendre que cette performance suprême n’arrive en fait qu’en deuxième… derrière la prochaine.

Mon fils et moi, nous relisons de conserve La Longue Route, un récit qui aurait dû, dès le premier tour du monde
en solitaire et sans escale, régler son compte à cette comédie. Tout est dit, dans le geste et dans les mots de Bernard Moitessier, réalisant l’absurdité de la compétition qui risquait de l’asservir alors qu’elle prétendait porter l’amour du large, de la liberté. Nous réécoutons cette voix enregistrée dans le carré de Joshua en 1968, expliquant son choix d’abandonner la course pour vivre pleinement en mer cette voix inspirée, dont la sérénité ne trouverait pas sa place dans l’enfer carboné du cockpit d’un IMOCA : « Je continue, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme. »

Keta Le Guen, Les Mureaux (78)