Par Yves Gaubert – Familier des îles de Ré et d’Oléron, l’ancien baliseur des Phares et balises « Clapotis » a été retiré du service il y a dix-sept ans. Après être longtemps resté abandonné à l’état de quasi-épave, il a échappé à la destruction grâce à l’action de divers passionnés. Restauré de façon exemplaire, il promène à nouveau sur les Pertuis son élégante silhouette de yacht, très surprenante pour un ancien bateau de travail. Et pour lui rendre hommage, ses amoureux qui l’utilisent désormais à la plaisance savent aussi créer les occasions de lui faire revivre les gestes de son ancien métier.

Ce matin du 2 mai 1996, un vent frais souffle sur le Fier d’Ars. Des troupeaux de nuages courent au-dessus de l’eau grise, laissant, par moments, percer les rayons du soleil. Près de la Patache, à l’entrée du Fier, une lentille d’eau où il est possible de mouiller à toute heure de la marée, l’Estrée, le baliseur du Service des phares et balises, vient de jeter l’ancre. A bord, les marins préparent une perche tribord verte surmontée d’un cône de même couleur. Elle est saisie et soulevée par la grue hydraulique du bord pour être déposée sur la barge amarrée au flanc du navire, où déjà une pompe et une lance à eau sont à poste. L’équipage embarque à son tour sur la barge, qui met aussitôt le cap sur l’entrée du chenal des Portes. Peu à peu, à mesure que l’on s’en approche, la silhouette élancée d’un voilier à l’échouage grandit. Il s’agit de Clapotis, l’ancien baliseur auxiliaire des Pertuis. Son propriétaire, Michel Villeneau, a repéré un talus de vase au bord du chenal et a mouillé son bateau à le raser, afin que la carène s’y pose au jusant. Débordés sur tribord, la bôme et le pic font gîter le voilier du bon côté. Doucement, Clapotis se cale contre le flanc du chenal. Les hommes du balisage ont mouillé à proximité. Ils mettent la perche à l’eau. Celle-ci est récupérée par l’équipage de Clapotis, et amarrée à tribord du voilier. La reconstitution de la pose d’une balise, dans des conditions proches de celles que ce bateau a connues à l’époque où il était encore en service, va enfin pouvoir commencer.

© Jean-Marie Chauvet d’Arcizas

Un instant très attendu par tous ceux qui ont contribué à la restauration de cette unité. Après le sauvetage de Clapotis, après les recherches sur sa carrière, ils vont enfin pouvoir visualiser la manière dont il travaillait selon une méthode décrite par Maurice Cholet qui fut matelot du baliseur auxiliaire de 1965 à 1971. Un palan à six brins a été installé au-dessus du capelage des barres de flèche. Michel Villeneau passe une estrope autour de la perche. Son fils Romain et son gendre Eric commencent à peser sur le cordage en sisal et les trois cents kilos de la perche s’élèvent sans trop d’efforts. Bientôt, le tronc de bois est à la verticale, son pied reposant sur la vase.

Alors, la lance à eau, que l’équipage du baliseur vient de passer aux hommes de Clapotis, peut entrer en action. La pompe, restée sur la barge, est mise en route et il faut quelques éclaboussures de vase avant que les baliseurs amateurs du voilier ne maîtrisent l’engin. Ils enfoncent la lance le long de la perche de telle sorte qu’elle puisse lui creuser la souille dans laquelle elle se plantera. Pour éviter les écarts imprévus et soulager l’effort des « terrassiers », un palan frappé sur le mât est fixé à l’extrémité du manche de la lance. Ainsi peut-on envoyer toute la pression et la lourde perche taillée en pointe s’enfonce aisément de deux mètres dans la vase. L’opération est vite terminée.

On grée un palan sur le mât de Clapotis, mouillé à l’endroit exact où la perche doit être plantée. Celle-ci est amenée à couple de l’annexe de l‘Estrée, l’actuel baliseur de La Pallice, en service dans les Pertuis. Une barge transporte la motopompe qui fournira l’eau sous pression nécessaire à l’enfoncement de la balise. © Jean-Marie Chauvet d’Arcizas

Quand le palan de retenue de la balise est largué, celle-ci se tient bien droite au bord du chenal. Pour fêter l’événement, Michel Villeneau offre le pineau à tous ceux qui ont contribué au succès de l’opération : Jean-Paul Guyet, le responsable du Service des phares et balises, l’équipage de l’Estrée, Jean-Marie Chauvet d’Arcizas et Jacques Bureau de l’association Flottille en Pertuis. Ce n’était donc pas une légende : en dépit de ses allures de yacht, Clapotis est bien capable de poser des balises ! Certes, la reconstitution n’est pas scientifique à cent pour cent on ne pouvait risquer d’abîmer ce beau voilier désormais reconverti à la plaisance , mais, pour l’essentiel, les gestes du métier ont bien été exécutés.

Au temps de son activité, Clapotis travaillait seul, sans le recours d’un navire auxiliaire. La perche était chargée à bord, posée sur le pavois, à l’intérieur des haubans, ou bien déposée sur une lasse prise en remorque. Une fois sur place, elle était dressée à l’aide d’un palan comparable à celui utilisé aujourd’hui, mais à l’époque l’équipage bénéficiait aussi d’un treuil à manivelle fixé au pied du mât. Celui-ci a disparu et n’a pas été remplacé. Quant à la pompe aspirant l’eau du chenal, elle était généralement installée sur une lasse échouée à proximité. N’empêche, en dépit de ses imperfections, la pose symbolique de cette balise aura permis de rendre hommage aux équipages qui pendant un demi-siècle ont travaillé à bord du baliseur auxiliaire Clapotis.

Un voilier rapide

Ayant eu l’occasion de faire plusieurs sorties à bord de Clapotis, j’ai pu apprécier ses qualités nautiques. Son déplacement important lui donne une grande force d’inertie : quand il est lancé, il conserve sa vitesse et laisse alors derrière lui bon nombre de bateaux plus grands et plus modernes. En outre, il est très toilé davantage qu’au temps du baliseur , ce qui en fait un voilier rapide dans les petits airs. Autre conséquence moins agréable : au près, il met vite le pont dans l’eau et il faut ariser dès quinze nœuds de vent. Il est vrai que son rapport de lest est peu important : 2 tonnes pour un déplacement de 7,5 tonnes. Pour donner plus de raideur à son bateau, Michel Villeneau a récemment rajouté 10 centimètres de tirant d’eau : 500 kilos de lest intérieur en lingots de plomb ont été retirés de sous les planchers pour être fondus en une semelle intercalée entre la quille et le lest extérieur en fonte; la coque y a perdu 60 kilos et gagné un centre de gravité rabaissé.

Clapotis n’est pas un as du louvoyage -il ne remonte pas à plus de 55 à 50 degrés du vent dans la brise et le clapot (45 degrés par mer plate) , mais garde une marche honorable s’il n’est pas trop bridé. C’est au portant, dans la brise, qu’il donne toute la mesure de sa puissance : avec 25 nœuds de vent, la grand voile à trois ris et le foc, il a dépassé les 9 nœuds en surfant sur les vagues. Dans ce type de temps, Clapotis a réalisé 7 nœuds de moyenne sur quatorze milles, entre le phare de Chanchardon au Sud de l’île de Ré et La Rochelle.

Michel Villeneau s’est contenté d’un aménagement intérieur spartiate. Le peu de volume disponible ne laisse d’ailleurs pas beaucoup de choix. Le capot du moteur sert de marchepied à la descente. Sur bâbord se trouve le coin cuisine : un petit évier, un réchaud, la place pour une glacière, et quelques rangements. Sur tribord, une couchette cercueil s’engageant sous le pont, une table à carte avec son siège. Au centre de la cabine, de part et d’autre, deux couchettes se prolongent jusqu’à l’avant du rouf. Aucun emménagement n’a été construit au-delà du pied de mât, qui repose sur un fort massif en bois. Tout le matériel du bord, voiles, amarres, défenses, bouts, etc. y trouve sa place. Toutes les cloisons ont été supprimées et remplacées par des violons de renfort sur la préceinte et le barrotage au niveau du mât.

Le plan de pont n’a pas été modifié et montre toujours le même rouf avec son hiloire avant arrondie. L’ancien treuil, situé entre le mât et le rouf, a disparu, car il n’aurait aucune utilité sur un yacht. Un petit cabestan a été installé sur le bout-dehors pour aider à remonter le mouillage. Comme la bôme dépasse le couronnement, le mât est tenu vers l’arrière par un double jeu de bastaques qui, au près, contribue à raidir le guindant des focs. Le plan de voilure, tracé par Victor Tonnerre, comprend une immense grand voile, un flèche, une trinquette, un clinfoc et un foc, ce dernier pouvant être remplacé au portant par un foc ballon. Au travail, le baliseur auxiliaire était équipé d’une bôme à rouleau, mais aujourd’hui sa grand voile porte trois bandes de ris. Avec une telle garde-robe, Clapotis affirme clairement sa vocation plaisancière, mais cela n’a pas empêché ceux qui l’ont connu au travail de reconnaître cette silhouette altière, qui faisait dire aux mauvaises langues qu’il avait été construit dans un but plus plaisancier que réellement professionnel…

Architecte inconnu

Clapotis est construit par Ismaël Poitou en 1920. Employé du service des Phares et balises, il occupe à Boyardville le poste de surveillant de port et bénéficie d’un logement de fonction une petite maison qui existe toujours le long du chenal de la Perrotine. Ayant reçu une formation de charpentier de marine, Ismaël Poitou construit habituellement des lasses pour le service, dans un hangar situé au bord du chenal local qui abrite aujourd’hui la capitainerie du port de plaisance. Il assure aussi la fabrication, l’entretien et l’habillage des balises.

Si l’identité du constructeur est certaine, l’auteur des plans de Clapotis reste à découvrir. Certains affirment que le voilier a été dessiné par l’ingénieur des Ponts et chaussées qui dirigeait à l’époque la subdivision du Château-d’Oléron, un certain Merle. D’autres parlent d’un autre Merle, capitaine au long cours et auteur des plans de Tofinou, un petit quillard de plaisance de l’île de Ré, ressuscité aujourd’hui en polyester par Philippe Joubert. De son côté, Alberte Turchet, petite fille d’Ismaël Poitou, est catégorique : « Mon grand-père a construit le Clapotis tout seul. C’est lui qui en a dessiné les épures. Il s’est ensuite construit un autre bateau pour lui, l’Arc-en-Ciel, qu’il a également dessiné tout seul. » Propos confirmés par Léandre Poitou, autre petit-fils du constructeur, qui précise toutefois que l’autre voilier construit par son grand-père, pour son usage personnel, serait un sloup des Pertuis appelé l’Abri du Marin.

© Jean-Marie Chauvet d’Arcizas

Alors, qui a réellement dessiné Clapotis ? Les archives des Phares et balises ne contiennent pas de renseignements qui permettent de trancher la question.

Baliseur ou yacht ?

Clapotis ressemble plus à un yacht qu’à un bateau de travail. Son bau réduit, son arrière à voûte, son étrave en cuiller, sa quille mi-longue, sa voilure importante l’apparentent davantage à un voilier de régate qu’à un bateau de charge. Sans doute est-ce cette silhouette élancée qui a nourri la rumeur selon laquelle il aurait été construit plutôt pour promener les ingénieurs du service que pour travailler au balisage. En réalité, tout au long de sa carrière, Clapotis accomplira ces deux missions : il sera tantôt bateau de service, tantôt baliseur auxiliaire. Quoi qu’il en soit, les ingénieurs sont autorisés par le règlement à utiliser, du moins le dimanche, les bateaux du service pour leur agrément à condition d’avoir à bord un inscrit maritime , tout comme ils peuvent jouir des phares en guise de résidences secondaires.

Une autre question se pose : le gréement d’origine était-il celui d’un yawl ou d’un sloup ? Les deux plans existent aux archives, mais sur toutes les photos connues de cette époque, Clapotis n’a qu’un seul mât. Cependant, Marcel Tré-nit, ingénieur aux Phares et balises de Rochefort de 1956 à 1960, affirme : « A l’origine, il y avait un mât d’artimon. Ils l’ont enlevé pour dégager la plage arrière sur laquelle ils mettaient les bouées, un bricolage Poitou fait avec la bénédiction de Veillon. » Paul Veillon était l’ingénieur en chef de La Rochelle pendant la guerre. C’est une information que nous n’avons pas pu recouper.

Yawl ou sloup, Clapotis a longtemps travaillé à la voile pure. En effet, d’après Bernard Mayereau, entré aux Ponts et chaussées au Château-d’Oléron en 1945, le baliseur auxiliaire n’aurait été motorisé qu’en 1950 ou 51. Selon ce témoin, son moteur CLM de 12 chevaux était surtout utilisé pour sortir de Boyardville : « on tirait ainsi le bateau jusqu’au phare de la Perrotine ».

© coll. Léandre Poitou
© coll. Léandre Poitou

De haut en bas : dans le chenal de la Perrotine à Boyardville, en août 1934, le sloup Abri du Marin passe devant le logement de fonction de la famille Poitou. Le constructeur de Clapotis, Ismaël Poitou, et sa femme Oliva Aunis. Tenant un aviron, Pierre Poitou, et Bernard Mayereau, à bord de la vedette des Phares et balises Ingénieur Leclerc, dans les années cinquante. Le 14 août 1962, amarrés à couple dans le chenal de la Perrotine, l’Ingénieur Leclerc et Clapotis, alors gréé d’un gui à rouleau; de l’annexe du voilier, Pierre Poitou brosse la coque de la vedette. © coll. Léandre Poitou

Patrons de père en fils

Le premier patron de Clapotis n’est autre que son constructeur, Ismaël Poitou. Quand ce dernier est nommé conducteur de chantier, et à ce titre responsable de tous les travaux à la mer sur l’île d’Oléron, son fils Pierre lui succède au poste de surveillant de port et à la barre du baliseur auxiliaire. Selon son petit-fils Léandre Poitou, le charpentier continuera cependant à construire des lasses après son départ en retraite. Il meurt en 1949.

Nous n’avons pas retrouvé de témoins qui puissent nous parler de la période d’avant-guerre ni de celle de l’Occupation. Mais les archives des Phares et balises nous donnent quelques indications. Selon une lettre signée Gaury, subdivisionnaire à l’île d’Oléron, datée du 17 août 1923, Clapotis fait, entre autres, le service Boyardville-La Rochelle, un parcours « absolument nécessaire pour nos approvisionnements de toutes sortes ». On apprend aussi que, pour réparer les portes de l’écluse du Douhet (île d’Oléron), le baliseur a dû aller chercher le matériel de scaphandrier à Rochefort, puis rallier La Pallice afin d’y embarquer des crics et des vérins hydrauliques. Mais l’armement de Clapotis et le maintien de son rôle d’équipage semblent surtout se justifier par la nécessité de transporter régulièrement du ciment. « Nous consommons environ 12 tonnes de ciment par an, répartis entre les ports du Château, Boyardville et La Cotinière, précise le subdivisionnaire. On peut évaluer à 20 francs le prix du transport moyen par eau. » A lire ce courrier, adressé à M. Chavagnac, ingénieur des Ponts et chaussées à La Rochelle, on se rend compte que, trois ans seulement après sa construction, l’administration se pose déjà la question de l’utilité du voilier.

Pendant la guerre, le bateau est réquisitionné par l’occupant, et « affecté à des travaux de construction au profit de la Kriegsmarine ». Selon une note de service du 3 mai 1943, il « ne peut être utilisé ni réquisitionné pour d’autres buts sans le consentement du Marinebauamt de La Rochelle ». Curieusement, Clapotis est à cette époque désigné comme bateau à moteur. Bien que les archives soient muettes à ce sujet, il aurait donc été motorisé à une date antérieure à celle indiquée par Bernard Mayereau. Certains pensent qu’une vedette du service aurait également pu s’appeler Clapotis et que l’on aurait pu jouer sur cette homonymie pour continuer à financer l’activité d’un voilier auquel on était particulièrement attaché.

Clapotis , sous son impressionnante voilure. © coll. Léandre Poitou

Dès 1920, le fils d’Ismaël Poitou embarque sur Clapotis en qualité de mousse. Pierre est alors âgé de treize ans et il ne quittera le baliseur qu’à l’heure de la retraite, en 1971, date qui marquera aussi la fin de la carrière du voilier comme bateau de travail. Durant ce demi-siècle -exception faite de la période de guerre –Clapotis travaille essentiellement dans les coureaux d’Oléron.

Les différents courriers conservés dans les archives permettent de se faire une idées des services rendus par le baliseur auxiliaire. Parfois, Clapotis est sollicité pour changer un corps-mort, comme celui de la vedette garde-pêche mouillée dans la Seudre devant la Cayenne. Mais son travail ordinaire est la mise en place des balises. « On plaçait des perches à l’île d’Oléron, l’île d’Aix, l’entrée de la Charente, le bout de Fort Enet, raconte Maurice Chollet, l’ancien matelot. Le plus grand nombre de balises se trouvait à partir de Julliard (tourelle marquant l’entrée Nord du bassin ostréicole), au château, à Saint-Trojan, dans la Seudre. Il y avait aussi deux balises à La Cotonnière et les Palles à Saint-Denis. On pouvait transporter deux perches de chaque bord, bien saisies, prises sur les jambettes du pavois, ce qui faisait 1 200 kilos sur le pont. Quand on les chargeait avec le palan à six brins, le bateau prenait pas mal de gîte ! »

L’équipage de Clapotis se limite à deux hommes : le patron et un matelot. Pierre Poitou navigue d’abord en compagnie d’Albert Manusset, son beau-frère. Mais celui-ci se noie à vingt-six ans, alors que sa femme Lucienne est enceinte d’Alberte. Julien Morandeau lui succède comme matelot et épouse à son tour la sœur de Pierre. Maurice Cholet le remplace à bord en 1965. C’est à lui que nous devons une description précise de la pose des perches.

« On installait des balises en bois de 12 mètres. On les plantait dans le terrain. On faisait échouer Clapotis dans une bonne position et on faisait une chèvre avec le mât et un mâtereau posé dans la vase avec une cale. On dressait la perche avec un palan triple en tête de mât et on l’enfonçait dans la vase avec une pompe. Quatre ouvriers du service maritime du Château-d’Oléron venaient nous aider, dont un maçon et un menuisier. La pompe était installée sur une plate en bois. Elle était actionnée par un moteur Bernard de 4 chevaux et débitait 50 mètres cubes à l’heure. Une lance était installée au bout du tuyau. On faisait tout à la main et avec le treuil à manivelle au pied du mât. Les perches étaient enfoncées de 2 mètres à 2,50 mètres.

Plan de voilure aquarellé original de Clapotis, gréé en yawl. On remarque le treuil à l’arrière du grand mât, le gui à rouleau et le dessin d’une cage d’hélice, préfigurant une motorisation future. © Archives des phares et balises / cl. Jean-Marie Chauvet d’Arcizas

« Sur les terrains en dur, on coulait sur place des blocs de béton avec un manchon en fonte. On laissait Clapotis dans le chenal et on allait avec une lasse sur laquelle on transportait la perche et deux mâtereaux de dix mètres pour faire une chèvre. » L’équipage travaillait aussi avec l’Ingénieur Leclerc, une vedette de 9 mètres équipée d’un moteur de 90 chevaux et basée, elle aussi, à Boyardville. « On s’en servait pour remorquer une plate avec 4 ou 5 tonnes de pierre quand on avait une jetée à refaire. »

« Parfois, ajoute Marcel Trénit, ils allaient aussi poser des corps-morts ou de petites bouées. Avec l’aide du treuil, ils faisaient glisser la bouée à l’eau puis ils la soulevaient un peu pour mettre la chaîne. » Cet ingénieur a beaucoup navigué sur Clapotis comme passager. « En 1960, raconte-t-il, je suis parti à l’arrondissement routier de La Rochelle, à l’époque où on a mis en construction le pont d’Oléron. Il fallait trois heures pour aller à Oléron par la route avec le bac. Par la mer, avec Clapotis, on mettait une heure et demie. Nous sommes même allés une fois au plateau de Roche bonne avec le voilier, pour un problème de bouée qui s’était déplacée et éteinte, sans trop suivre le règlement à la lettre. »

Bernard Mayereau a participé lui aussi à ces aller et retour à La Rochelle. « Quand on arrivait là-bas, se rappelle-t-il, on cassait une croûte à bord, on n’allait pas au restau. Pierre allait rue de la Cloche, à la subdivision, pour le service. Puis il allait trouver ses copains et buvait un coup à la Guignette, chez Garcia » ce bistrot existe toujours, rue Saint Nicolas, l’ancien quartier des pêcheurs rochelais.

Beau winch à barbotin posé sur le bout-dehors. © Yves Gaubert

Les archives et les témoignages concordent sur ce point : bien qu’il soit taillé comme un bateau de plaisance, Clapotis a beaucoup travaillé pour l’administration qui l’a fait construire. Toutefois, cela n’excluait pas des utilisations « annexes ». Ainsi, selon Bernard Mayereau, Ismaël Poitou l’engageait régulièrement dans les régates de La Rochelle. « C’était avant la guerre de 39. Il gagnait souvent et laissait tous ses gains aux régates rochelaises. » Pendant le conflit, le voilier, alors commandé par Pierre Poitou, allait aussi quelquefois jusqu’à Libourne chercher du ravitaillement, ou en Vendée acheter des pommes de terre pour les besoins du service.

Le baliseur s’adonnait également parfois à la pêche. « De temps en temps, se souvient Léandre Poitou, le fils de Pierre, aujourd’hui ostréiculteur à la retraite, mon père utilisait le chalut à perche qu’il avait à bord. Un jour de Noël, l’ingénieur lui a dit : « Je voudrais bien manger des crevettes ». Ils ont donné un coup de chalut pour lui. Ils allaient aussi à Antioche avec les ingénieurs pour pêcher des crabes. » « Pierre était un sacré pêcheur, confirme Bernard Mayereau. J’ai été une fois aux pétoncles avec lui. On déhalait la drague à la main, vers Fort Boyard. » Clapotis était vraiment un bateau à tout faire.

Fin de carrière

Bien entretenu avant-guerre, Clapotis sort de cette période difficile en piteux état. Il sera cependant sauvé, grâce à l’obstination de Pierre Poitou et au soutien de l’ingénieur Marcel Trénit qui l’admirait. « J’avais beaucoup d’amitié pour Pierre Poitou, c’était un cœur généreux qui avait un grand dévouement pour les hommes », affirme cet ingénieur, également très attaché au bateau. « En 1958, l’arrivée de De Gaulle a provoqué une explosion de travaux. J’avais besoin de Clapotis pour des sondages, des reconnaissances, des mesures de courant, de turbidité, de mouvements des fonds, etc. Comme il n’y avait pas de crédits, j’ai réussi à donner des prestations en nature : carburant, cordages, voiles, réparations. »

La résurrection d’un bateau, vue au travers des phases de la restauration de Clapotis, de l’état de quasi-épave au parc de balisage de La Pallice, à sa remise à flot dans le petit port de La Cayenne, au bout du chenal de Marennes, au terme d’un long séjour dans le chantier de Jean-Claude Paraveau © Jean-Marie Chauvet d’Arcizas

En 1962, Pierre Poitou a cinquante-cinq ans. Il peut alors faire valoir ses droits à la retraite, mais choisit de continuer à naviguer sur Clapotis. Cependant les missions confiées au vieux voilier sont de plus en plus rares. En 1971, quand Pierre Poitou jette enfin l’éponge, son cher Clapotis est vraiment délaissé. Deux ans plus tard, l’ingénieur Paul Passani évoque dans un courrier le mauvais état du bateau et demande d’envisager son déclassement et sa remise aux Domaines. « Toutefois, ajoute-t-il, de nombreuses associations sportives seraient susceptibles et désireuses de l’utiliser. »

La même année, lorsque Marcel Le Roux prend ses fonctions de subdivisionnaire à la Direction des phares et balises à La Pallice, il trouve Clapotis abandonné le long du quai Valin, au bassin à flot du vieux port. « Le moteur était un paquet de rouille, raconte-t-il, le pont était abîmé, le pavois était pourri. Mais j’ai été frappé par ses lignes et son allure. Je l’ai fait sortir de l’eau et j’ai demandé des devis à des constructeurs. »

En dépit de crédits limités (40 000 francs), il le fait restaurer, remotoriser et regréer en ketch marconi. Le voilier effectue ainsi des sorties d’agrément qui peuvent être l’occasion de visites d’inspection et d’entretien du parc de balisage. A cette époque, on peut dire qu’il sert essentiellement à promener les ingénieurs. Mais comme il est immatriculé dans le service, il lui faut toujours un inscrit maritime à bord. En 1977, Marcel Le Roux est nommé en région parisienne. Son successeur remet le bateau au bassin à flot et ne s’en occupe plus.

Le 13 juin 1979, Clapotis est retiré du rôle collectif des Phares et balises, cinquante-neuf ans après son entrée dans le service. Coïncidence troublante, Pierre Poitou meurt au mois de juillet de la même année. Emu par l’abandon d’une telle unité, François Bellec, directeur du Musée de la Marine, qui a été alerté, intervient auprès de la Direction des phares et balises en avril 1981. Il demande que Clapotis lui soit remis pour être exposé au Musée de l’Atlantique de Port-Louis. Jean Pruniéras, alors directeur des Phares et balises, donne son accord. Mais l’Association sportive, culturelle et d’entraide de l’équipement de Charente-Maritime (Ascee 17) réclame aussi le bateau pour ses activités voile et l’obtient.

Clapotis navigue ainsi quelque temps sous les couleurs de cette association. Mais les frais d’entretien sont importants, les réparations hors de portée des moyens dont dispose l’Ascee 17. Les bénévoles finissent par baisser les bras devant l’ampleur de la tâche. Le voilier est mis sur un ber dans le parc à matériel du service à La Pallice. Exposé aux intempéries et au soleil, sans entretien, il va peu à peu se détériorer, jusqu’à devenir une quasi-épave.

Au palan, on hisse la lourde perche à la verticale. © Jean-Marie Chauvet d’Arcizas

Une nouvelle vie

En septembre 1987, saisie par l’association Flottille en Pertuis, la Fédération régionale pour la culture maritime intervient à son tour auprès de l’administration des Phares et balises. Son président, Jacques Briois, propose une place pour Clapotis au Musée du Bateau de Douarnenez, au cas où l’association charentaise ne serait pas en mesure de le sauver. Une expertise est demandée à Jean-Claude Paraveau, constructeur à Marennes, qui déclare heureusement que « la coque est parfaitement récupérable et mérite d’être sauvegardée ».

Dès lors, le processus de sauvetage est lancé. Flottille en Pertuis entame les dé- marches en vue de l’acquisition de Clapotis. M. Chayé, responsable rochelais des ventes aux Domaines, accepte de différer la vente à la bougie qui était prévue le 26 avril 1988. Les responsables de l’association se lancent alors dans la recherche de sponsors et font une demande de classement du bateau au titre des Monuments historiques. Hélas, ces deux démarches n’aboutissent pas. « Nous nous sommes donc adressés directement au ministre de la Culture, raconte Jacques Bureau. Et Jack Lang est intervenu auprès de Pierre Bérégovoy, ministre de l’économie. Notre appel était enfin entendu. » Ayant désormais les moyens de ses ambitions, l’association devient officiellement propriétaire de Clapotis le 30 décembre 1988.

L’aventure de la restauration peut commencer. Fin janvier 89, Marie-Josèphe Veyrac, présidente de la commission culturelle du Conseil général de Charente-Maritime, fait voter une subvention de cent mille francs. C’est la première fois que l’assemblée départementale s’engage dans le sauvetage d’un bateau. Clapotis est aussitôt transporté au chantier Para-veau. En septembre, la coque mise à nu vient montrer son élégante carène au Grand Pavois. Parallèlement, l’association lance un appel à témoins pour collecter les souvenirs de tous ceux qui ont connu Clapotis. Véritable partenaire de l’opération, le chantier poursuit malgré tout les travaux à l’aide des documents d’archives et s’engage financièrement pour plus de trois cent mille francs, alors qu’il n’en a reçu que le tiers. En 1990, Clapotis est de retour au Grand Pavois mais cette fois-ci, il est à flot. La coque, le pont, le pavois sont terminés. Deux ouvertures laissent voir l’emplacement futur du cockpit et du rouf.

« Quarante pour cent des membrures ont été changées ou doublées, explique Jean-Claude Paraveau. Soixante pour cent des bordés ont été remplacés. A partir de la préceinte, tout a été refait : barrotage, pont, jambettes, pavois. La coque -membrures et bordés est en chêne, le pont en petites lattes de pin d’Orégon calfatées au coton avec des joints en caoutchouc noir, le rouf est en acajou, le cockpit en acajou et angélique. »

© Jean-Marie Chauvet d’Arcizas

Pour aider à finir cette restauration, la fondation du Crédit Agricole fait un don de cent mille francs, tandis que Michel Villeneau, qui a eu le coup de foudre pour Clapotis, en devient le « capitaine-propriétaire ». Selon une formule originale qui a déjà fait ses preuves (Le Chasse-Marée n°71), l’association Flottille en Pertuis a ainsi pour habitude de confier à un armateur privé chacun des bateaux dont elle a entrepris le sauvetage. « On récupère les bateaux, souvent dans un état si déplorable que personne n’en voudrait, explique Jean-Marie Chauvet. On les confie à un chantier qui effectue les premiers travaux pour les rendre présentables. Et la séduction opère. »

Désormais propriétaire à quatre-vingts pour cent du bateau, Michel Villeneau va financer le reste des travaux : emménagements, gréement, renforts de structure sont réalisés par Patrick Sivadier de Rochefort. Clapotis est également doté d’un moteur en attendant son nouveau jeu de voiles commandé chez Victor Tonnerre et de tout l’armement de sécurité nécessaire. Le 15 juin 1991, soixante et onze ans jour pour jour après son lancement, c’est un bateau entièrement rénové qui se présente devant Boyardville. L’ancien baliseur auxiliaire a retrouvé l’éclat de son veuva-ge et entame ainsi sa nouvelle carrière à la plaisance.

Remerciements : Association Flottille en Pertuis, Jacques Bu-reau, Michel Villeneau, Service des Phares et balises de La Pallice et son responsable Jean-Paul Guyet, Maurice Cholet, Léandre Poitou, Henri Maturin, Marcel Trénit, Alberte Turchet, Bemard Mayereau, Musée maritime de La Rochelle et Amis du Musée maritime.

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