Filmer un homme ou une femme sur un bateau est l’une des plus grandes épreuves qu’un cinéaste puisse s’infliger à lui-même… Et parfois à son spectateur. Souvenons-nous des tentatives plus ou moins heureuses pour rendre compte de ce qu’être seul en mer veut dire : documentaire bavard monté grâce aux vidéos des marins du Vendée Globe, embarquement peu convaincant dans le sillage de Donald Crowhurst, mystérieusement disparu pendant le premier tour du monde en solitaire (« The Mercy », Le Jour de mon retour, 2018), interminables séances de bricolage d’un Robert Redford mutique dans All is lost (2013). L’échec est-il inéluctable ?

La dernière tentative de traversée maritimo-cinématographique en solitaire est l’oeuvre du talentueux Xavier Beauvois dans Albatros (2021). Jérémie Reynier y campe le personnage de Laurent, un gendarme de la brigade d’Étretat, confronté à la misère dans la campagne normande. Alors qu’il semble maîtriser cet environnement fragile, Laurent tue Julien, un jeune éleveur menaçant de se suicider. Perdant pied dans son travail comme dans sa vie, le gendarme décide de prendre le large, au sens strict. Au son du Stabat Mater de Pergolèse, il quitte Fécamp à bord d’un modeste Delph 28 pour rallier l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon. Ses ancêtres y pêchaient autrefois – une histoire familiale transmise à sa fille lors d’une visite des Pêcheries, le musée du port cauchois.
La mère de Laurent est la gardienne de cette tradition perdue, qu’elle rappelle à son fils en lui offrant la maquette d’une goélette : l’Albatros. Rapidement, malgré  les compétences d’un Jérémie Reynier crédible en skipper solitaire, la traversée vire à la galère : voile déchirée, matériel cassé, duvet trempé… Au coeur de la tempête, le spectre de l’éleveur qu’il a tué apparaît, tenant la barre du voilier en perdition. Cette hallucination apaise-t-elle le gendarme devenu marin ? Le calme revenu, ce dernier vire de bord et retourne à Fécamp, où sa femme et sa fille l’attendent sur la jetée. Inspiré par la lecture de Bernard Moitessier, Xavier Beauvois a confié à la presse qu’il aurait souhaité tourner des séquences méditatives dans lesquelles Laurent « se reconnectait au monde et à lui-même ». La météo et le budget l’ont conduit à réduire la voilure et à resserrer son récit maritime sur une fuite océanique, finalement assez brève, suivie d’un retour à Fécamp et au port d’attache du marin : sa famille. Cette sobriété subie est sans doute heureuse, le cinéma peinant toujours à sonder l’âme du marin solitaire.  Vincent Guigueno