Chaque année, une compétition originale se déroule à Leffrinckoucke dans le Nord : le championnat du monde de décorticage de crevettes grises. Nicole, décuple lauréate, remet son titre en jeu face à de redoutables concurrentes belges. Vaincue et en larmes, elle abandonne la couronne à sa jeune rivale flamande, Katty, et annonce renoncer à toute compétition. Nicole conserve cependant son record : 186 grammes décortiqués en 10 minutes.
C’est par cette séquence, en apparence folklorique, que le journaliste et photographe Julien Brygo commence une enquête qui le conduit des plages du nord de la France au Maroc, via les Pays-Bas, le pays où la crevette grise est une industrie.
Quittant Leffrinckoucke, le réalisateur promène sa caméra au siège d’Heiploeg, l’une des deux sociétés bataves à se partager 80 pour cent d’un marché très concentré. Pratiqué par les femmes des villages de crevettiers, dont Zoutkamp (province de Groningue) est la « capitale », le décorticage à domicile a été interdit aux Pays-Bas en 1985. La production a été délocalisée dans les pays de l’Est, puis au Maroc, un pays dont les « petites mains » sont « de première qualité » selon Hendrik Nienhuis, l’un des richissimes fondateurs d’Heiploeg.
Les crevettes, vendues dans des barquettes en plastique en Europe du Nord, parcourent donc 5 000 kilomètres, aller et retour, pour être préparées dans des usines où triment quinze mille femmes. Suivant un camion hollandais jusqu’à Tanger, Julien Brygo va à la rencontre de Latifa, Fatima et Habiba, qui sont à la tâche dix à onze heures par jour. Les femmes sourient en voyant les images du championnat de Leffrinckoucke, elles qui devraient produire plus de 100 kilos par mois – un quota inatteignable – pour espérer obtenir une protection sociale. Habiba la marocaine viendra-t-elle en France se mesurer à Nicole ? Mises en relation par visioconférence, les deux femmes promettent de se rencontrer.
Retour en Europe : « Elles viennent d’où vos crevettes ? » demande Brygo, faussement innocent, à la tenancière d’une célèbre maison de croquettes d’Ostende. « De la mer du Nord », élude la patronne, qui vante l’agilité manuelle de ses employées à confectionner ce plat typique. Les femmes sont les « invisibles » d’une chaîne de production et de consommation aussi rentable financièrement que révoltante, humainement et écologiquement.
Soignant la forme – on apprécie en particulier l’enchaînement en plan fixe des photographies de Julien Brygo –, le documentaire Sans queue ni tête décortique l’aberration des profits accumulés grâce à « l’or gris » de la mer du Nord. ◼ Vincent Guigueno

> Sans queue ni tête de Julien Brygo est disponible sur la plateforme France Télévision. Voir également son site.