Par Jean-Yves Béquignon – Pour que la culture marseillaise du yachting soit célébrée à sa juste valeur, Édith et Marc Frilet se sont lancés dans l’entreprise un peu folle de reconstruire et de faire naviguer Alcyon, le coursier historique d’Émilien Rocca, membre fondateur, en 1887, de la Société nautique de Marseille.

L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie.

« Ce bateau, Madame, c’est un meuble ! » s’exclame avec l’accent de Raimu un habitué du Vieux-Port. Édith est ravie. En ce 27 avril 2013, on baptise Alcyon quai Rive-Neuve, ce bateau qu’elle a voulu avec Marc, son mari, pour faire renaître la belle époque du yachting provençal de la fin du XIXe siècle. Alors les houaris régataient le long de la nouvelle jetée du Large, noire du monde venu parier sur les champions menés par les marins cap-horniers les plus affûtés des compagnies maritimes marseillaises. Voiliers de régate – ils portaient haut les couleurs de la Cité Phocéenne de Sète à Menton –, ces « exubérants marseillais » servaient aussi en plaisance côtière. La saison de courses terminée, les houaris savaient en effet se faire sages pour investir les calanques et mener belles dames et beaux messieurs en conviviale compagnie de leurs marins…

9,35 mètres de coque, 21,50 mètres hors tout !

Alcyon – les Grecs considéraient la rencontre de cet oiseau marin comme un heureux présage de calme et de paix – est un voilier extraordinaire. Ses dimensions sont éloquentes : si sa coque mesure 9,35 mètres, sa longueur hors tout est de 21,50 mètres ! Au près, il peut porter 150 mètres carrés de toile dont 100 pour la seule grand-voile. Pour se permettre cette démesure, il est à la fois large (3,80 mètres) et bien lesté. Comme l’explique Nicolas Guichet dans l’article qu’il consacre à ces bateaux (CM 132)*, les houaris marseillais sont nés à une époque (1869) où les règlements de course ne s’intéressaient qu’à la longueur de quille. Toutes les extravagances étaient ainsi permises, à condition que la coque ne mesure pas plus de 11 mètres.

C’est en 1885 qu’Émilien Rocca, l’arrière-grand-père d’Édith Frilet, achète Alcyon à un certain Bérenger. « Parce qu’il gagnait tout ! », précise Édith, intarissable dès qu’on l’interroge sur la genèse de la réplique de ce voilier. « J’ai connu ce bateau par une aquarelle de Louis Roux qui trônait dans le salon de mes cousins Rocca. C’est elle qui m’a donné envie d’en apprendre plus sur ces beaux engins volants, symboles d’une époque où Marseille était flamboyante et dynamique. Plus tard, en lisant les courriers de mon arrière-grand-père et les comptes-rendus de régates que lui faisait son chef de bord, j’ai en outre découvert que les houaris étaient une aventure humaine extraordinaire. »

Elle retient aussi, du livre de son aïeul Alphonse Cyprien Fabre – Aureto e Aurasso [«zéphirs » et « aquilons »]: les beaux jours de la navigation de plaisance à Marseille, 1846-1914 – ce passage : « Il serait regrettable de laisser tomber dans l’oubli les fastes du yachting provençal… J’ai voulu simplement noter des faits, fixer des détails, dire aux débutants du yachting – il en est de tous âges et qui se croient volontiers des précurseurs – qu’ils ont eu des devanciers aimant la mer, pratiquant à la fois la croisière et la régate, qui ont su donner au sport nautique à Marseille un éclat non encore surpassé par la suite. »

En 1891, Alcyon prend le départ d’une régate sous la tour Saint-Jean. Construit en 1872 à Marseille par Audibert, ce houari a remporté au moins vingt-sept premiers prix et rapporté plus de 42 000 francs entre 1872 et 1890. © coll. Édith Frilet

Si son envie de reconstruire un houari est latente, l’article de Nicolas Guichet va être un des éléments déclencheurs. Édith et Marc rencontrent donc cet historien de la plaisance. « À l’issue de notre entretien, nous étions convaincus qu’il était possible de reconstruire l’Alcyon, car les sources étaient suffisantes. Nous avons aussi pensé que le projet pouvait être fédérateur. » C’est finalement au cours d’un dîner avec leurs cousins Rocca que la décision est prise, « à la mémoire de ceux qui construisaient et faisaient naviguer de beaux bateaux et en espérant faire aussi bien qu’eux ».

« J’avais la certitude que ce voilier devait aller vite »

Si les difficultés n’effraient ni Édith ni Marc – elles auraient d’ailleurs presque tendance à les stimuler ! – il en reste toutefois une de taille : il n’existe aucun plan de l’Alcyon. Muni de photos d’époque, de dessins et d’aquarelles, d’articles du Yacht, le couple rencontre l’architecte naval marseillais Gilles Vaton, a priori guère partant… « Je ne voulais pas travailler sur ce projet car ça ne m’intéresse pas de reconstruire des bateaux anciens, lance-t-il. Cela dit, Marc était tellement enthousiaste que je me suis laissé convaincre­. »

Pour tracer un plan, Gilles Vaton, qui se dit surpris par ce qu’il découvre sur les documents qu’on lui a présentés, tente de se mettre dans la peau de ceux qui ont conçu ces voiliers près de cent cinquante ans avant lui. « Je me suis également imaginé concepteur de sandbaggers, et tout s’est fait en plusieurs étapes, en gardant à l’esprit qu’il fallait s’approcher au plus près de l’iconographie. Pour le déplacement et les lignes générales, on a beaucoup tâtonné, notamment quant à la position du maître-couple. Pour les façons arrière, ça a été plus facile car on disposait de bonnes photos. Pour la quille, j’ai trouvé une image d’un houari plus petit, à sec et couché sur le flanc. Je m’en suis inspiré pour dessiner un profil ‘‘en aile de Concorde’’, garantie d’un bon équilibre entre le centre de dérive et le centre de voilure, et ce d’autant plus que le safran fonctionne en ‘‘trimmer’’ et diminue la traînée. »

Construction d’Alcyon à Marseille. On voit bien sur cette image les formes très plates de la carène. © Gilles Martin-Raget

Une fois le plan de formes et le plan de voilure ainsi ébauchés, Gilles cherche à caler les images de synthèse sur les photos d’époque. « Cela m’a pris deux mois. J’ai essayé d’être fidèle, de ne pas tricher. J’ai été très impressionné par la surface de voi­lure, mais celle-ci est compensée par un faible allongement et un centre très bas [nda, ce qui diminue la tendance à gîter]. J’avais la certitude que ce voilier devait aller vite. Au final, j’ai donné mes plans à Scotto, qui a fait le reste. Et son travail est remarquable. »

Scotto, c’est Daniel Scotto di Perrotolo, charpentier de marine dont le chantier est établi à Marseille, rue Neuve-Sainte-Cathe­rine, depuis quatre générations. Titulaire d’un DEUG de sciences, formé au métier par son père, Daniel connaît les Frilet depuis qu’il a restauré le Saint Paul, leur barquette marseillaise de 1922, il y a quelques années. « D’ailleurs, c’est aussi parce qu’on connaissait Daniel qu’on s’est lancé dans la recons­truction d’Alcyon, précise Édith. On savait qu’avec lui ce serait possible. »

Daniel est aussi très heureux de se lancer dans ce projet. « Mais, en même temps, précise-t-il, je pensais que la manœuvre d’un tel bateau serait difficile, car les houaris ont été très décriés après avoir été très en vogue. C’est une des raisons pour lesquelles, tout au long de la construction, j’ai veillé à le rendre plus sûr qu’à l’époque. » Ainsi, le cockpit sera autovideur. En outre, le plan de voilure dessiné par Gilles Vaton lui semblant un peu trop généreux, il proposera de le réduire. Enfin, le lest, réparti pour un tiers dans la quille et pour le reste dans les fonds, sera supérieur à celui du houari d’origine…

La construction dure quatorze mois, dans un dialogue permanent avec les commanditaires. Pour traduire le plan de formes, Daniel s’aide du certificat de jauge de l’Alcyon et du devis de chantier de l’Isabelle, un houari plus ancien et plus petit qui appartenait également à la famille Rocca. Ce devis permet aussi de connaître quelques détails, comme les essences de bois employées.

Pour autant, le nouvel Alcyon sera un subtil mélange entre authenticité historique et modernité. Le barrotage et les membrures sont en pin, chêne et acajou, mais le bordé est réalisé en petites lattes époxy de red cedar et le pont en contre-plaqué stratifié. Le rouf est entoilé sur des lattes de red cedar. Le mât est façonné dans un tronc d’épicéa prélevé dans une forêt jurassienne plantée sous Colbert, et collé comme les autres espars. Le résultat final est un vrai chef-d’œuvre, ce qui ne surprend guère de la part d’un charpentier qui a songé un temps à devenir luthier…

Les échantillonnages du gréement et le calcul de ses tensions suscitent aussi beaucoup d’interrogations. Daniel Scotto et Marc Frilet s’emploient à déterminer le plus précisément possible les forces mises en jeu, tout en sachant qu’Alcyon reste un prototype qui réservera quelques surprises… La fabrication du gréement est confiée à Patrick Moreau et la confection des voiles – en Dacron très léger – à Beppe Zaoli (CM 244).

Le plan de pont est assez dépouillé, contrairement à ce que pourrait laisser présager l’importante surface de voilure. De part et d’autre du pied de mât, remarquez les deux boîtes à réas qui renvoient les manœuvres vers le cockpit. © Christophe Entours

Quand j’aperçois Alcyon accosté quai Rive-Neuve au « pôle tradition » de la Société nautique de Marseille, c’est bien entendu sa largeur et la longueur de ses espars qui me surprennent de prime abord. En approchant, je découvre ensuite la beauté de son « cul marseillais » et la qualité de la construction. À bord, Daniel Scotto s’affaire. L’appareillage est prévu pour le lendemain à la fraîche, destination Porquerolles. Une première pour Alcyon dont les sorties se sont jusqu’alors limitées à quelques bords tirés au large de Marseille.

Le pont est bien dégagé. Les manœuvres de foc et de bastaques, se limitent à quelques filoirs, taquets et palans simples. On imagine qu’à la fin du XIXe siècle, à l’occasion des conviviaux week-ends dans les calanques, les équipages aimaient à s’y allonger pour une sieste réparatrice après avoir dégusté la bouillabaisse. De part et d’autre du mât, des boîtes à réas renvoient les drisses sur des taquets disposés à l’avant du cockpit. Il n’y a qu’un seul winch à bord, celui de la drisse de pic fixé au mât. À l’intérieur, on découvre une cabine spacieuse – malgré une hauteur sous barrot limitée à 1,35 mètre –, chaleureuse et raffinée avec ses bois vernis. On y trouve trois larges couchettes et un coin cuisine-table à cartes. À l’extrême avant, un emplacement est prévu pour aménager la toilette. Quatre beaux hublots en cuivre diffusent une lumière intime.

Le lendemain, à 7 h 30, Marc, Édith, leur fils Mathieu et moi-même sommes sur le pont. Une fois les sacs et les provisions rangés, nous gagnons au moteur le ponton à carburant pour compléter le réservoir : la météo prévoyant une brise faible, on risque de faire l’essentiel de la route avec le « vent de cale ». Si Alcyon, propulsé par son moteur de 20 chevaux, répond très bien à la barre en avant comme en arrière, toute la difficulté consiste à ne jamais oublier que les espars doublent le périmètre d’évolution de la coque ! Le bout-dehors, long de 7 mètres, est heureusement redressable, mais la bôme dépasse de 5 mètres le couronnement et la vergue de 7 !

Alors que le convoyage s’annonce sous les meilleurs auspices, l’équipage devisant agréablement au large des calanques de Cassis deux heures et demie après avoir quitté le Vieux-Port, Édith, descendue dans la ca­bine, sent une odeur de caoutchouc brûlé. Les gaz sont immédiatement réduits et la cause recherchée. L’odeur suspecte vient de la bague Hydrolub. Peu de temps après, le moteur cale. L’arbre d’hélice vient de se bloquer dans sa chemise. Décision est alors prise de regagner Marseille à la voile. Les 150 mètres carrés de voilure sont établis en tâtonnant un peu. « On est vraiment au début », explique Édith avec le sourire. Sur l’eau plate, Alcyon démarre au moindre souffle­ pour atteindre la vitesse du vent, qui aujourd’hui ne dépassera pas 6 nœuds.

Pour autant, malgré ce tout petit temps, Marc garde un œil vigilant sur le bout-dehors qui prend de l’arc… « On n’a pas encore réussi à trouver le bon réglage des sous-barbes et des moustaches suite à nos calculs pour minimiser l’effort de compression, explique-t-il. Il faudra sans doute rider davantage les sous-barbes, quitte à ce que le bout-dehors pique du nez au mouillage pour retrouver sa rectitude avec la tension du guindant de foc. »

Le gréement du mât devra aussi être amélioré. Il faudra revoir notamment la ferrure et le rail de guidage du pic, car le montage actuel abîme le bois à l’extrémité de cet espar. Par ailleurs, Marc se demande si le haubanage est suffisant et songe à ajouter un étai de sécurité. Pour l’instant, le mât n’est maintenu sur l’avant que par une sorte de balancine qui permet de relever le bout-dehors, et par le guindant de foc. Si les sous-barbes lâchent, rien ne viendra compenser le poids de la grand-voile, du gui et du pic…

En raison du petit temps, nous mettons environ cinq heures pour parcourir les 13 milles qui nous séparent du Vieux-Port. Marc embouque les passes à la voile sans sourciller, avant qu’un semi-rigide de la ca­pitainerie ne vienne nous prêter main-forte. Le port de Marseille est désormais un peu étroit pour un houari !

La première régate d’un houari marseillais depuis cent trente ans

Mercredi 11 septembre. Je retrouve Alcyon, cette fois accosté au ponton d’honneur du Yacht-club de Monaco, à couple de Tuiga, son navire amiral. La onzième édition de la Monaco Classic Week débute aujourd’hui. Les trois jours qui s’annoncent vont être la première occasion donnée au houari – qui navigue pour la dixième fois aujourd’hui – de se mesurer à la flotte du circuit classique. Inscrit dans le groupe « époque aurique », il aura douze concur-rents, dont Marigold, Nan of Fife, Partridge, Oriole, ou encore Bona Fide, le yacht mené par Beppe Zaoli qui n’hésitera pas à prodiguer quelques conseils à l’équipage d’Alcyon, très attentif…

Par petite brise, le houari fait route vers le château d’If dont on reconnaît le phare. © Gilles Martin-Raget

La journée du lendemain commence par la préparation du bateau. Les palans d’écoutes de foc et de grand-voile sont installés. Le génois sur emmagasineur est amuré à l’extrémité du bout-dehors grâce à un système de va-et-vient – un peu compliqué –, l’utilisation d’un rocambeau étant proscrite à cause de l’étai médian de foc et de sa sous-barbe. L’étai de sécurité est frappé sur l’étrave, tandis que les sous-barbes – désormais en câble, comme les moustaches, le Dynema précédemment employé ayant été jugé trop élastique – sont reprises jusqu’à donner du contre-arc au bout-dehors. Les moustaches sont également raidies au maximum et la drisse de génois est étarquée avec un palan bossé. L’espar se redressera en navigation quand la voile d’avant se gonflera.

La météo annonçant un vent inférieur à 15 nœuds, le petit foc de 25 mètres carrés – endraillé sur l’étai largable amuré à une demi-longueur de bout-dehors – devrait rester dans son sac. Les deux bosses de ris sont tout de même vérifiées, comme les drisses de mât et de pic ainsi que les deux « lassos ». « Ces manœuvres servent à appliquer le pic contre le mât afin de soulager la drisse de pic, explique Marc. Et c’est une sécurité. Il y en a deux, un qui sert quand la grand-voile est haute, l’autre quand elle est arisée. » « Ce n’est pas une invention, ajoute Daniel Scotto. C’est une manœuvre qui m’est apparue évidente en regardant les photos. On y retrouve un peu la trosse des gréements latins, ce bout qui agit comme un rocambeau. »

Nous serons sept à bord aujourd’hui, Édith, Mathieu et Marc Frilet, Patrick Moreau, le charpentier Patrick Girard, le skipper chinois Guo Chan qui vient de boucler un tour du monde en Class 40, et moi-même. En fin de matinée, nous appareillons, non sans avoir au préalable enlevé les rabans de l’extrémité de la grand-voile depuis le ponton, histoire de ne pas avoir à jouer les équilibristes sur l’eau ! Le vent de Sud-Ouest stabilisé à 12 nœuds, on établit la grand-voile rapidement, mais non sans efforts. Le pic est hissé verticalement le long du mât tandis que l’on récupère à mesure le mou de la drisse de mât. Même avec le winch, cela est difficile. Il existe probablement une autre technique à trouver… Le génois est ensuite déroulé et le houari s’élance dès qu’on borde les voiles. Le bout-dehors cintrant sous le vent, on en profite pour reprendre la moustache mollie, comme le haubanage du mât. Puis on vire pour faire la même opération sur l’autre amure. Le bout-dehors et le mât sont désormais rectilignes.

À la barre, Marc est concentré. Cela fait cent trente ans qu’un houari marseillais n’a pas régaté… Au top départ, nous nous élançons de belle manière pour un parcours de 11 milles. Tout au long de la manche, Alcyon tient sa place en milieu de flotte. À 5 nœuds au près, on fait un peu moins de 100 degrés d’un bord sur l’autre. Au portant, la vitesse monte à 7 nœuds, soit une performance assez honorable pour un voilier classique en rodage. Génois et grand-voile sont bien adaptés à la force du vent, les palans permettant de régler les voiles sans effort. Le faible franc-bord et la largeur du pont accentuent la jubilation de glisser sur l’eau. On aimerait presque ne pas être à bord pour pouvoir admirer le spectacle que l’on imagine ! Reste que le franchissement de la ligne d’arrivée est un moment d’émotion rare : Édith et Marc sont tout sourires ; leur rêve est devenu réalité.

Le lendemain matin, nous commençons par reprendre le transfilage de la corne pour effacer des plis observés la veille. Le circuit de l’écoute de grand-voile est également modifié en rajoutant une poulie dans l’axe du pont pour permettre de la border davantage. Quand le départ est donné, à 13 heures, le vent d’Est souffle entre 6 et 8 nœuds et un clapot pénible agite le plan d’eau. Dans ces conditions, Alcyon ne parvient pas à prendre de vitesse. Son bout-dehors plante régulièrement dans la vague… Petit à petit, ses adversaires plus étroits prennent les devants. N’est-ce pas ce constat qui faisait écrire au Yacht en 1881 « qu’on n’a pas tardé à reconnaître les immenses défauts du flat boat à la mer » ? Au final, le vent tombe presque complètement, conduisant nombre de concurrents à abandonner.

Il faut deux saisons pour mettre au point un nouveau bateau

De retour au port, la conversation tourne forcément autour de l’optimisation du houari dans le petit temps. L’avis des autres équipages est d’ailleurs intéressant, eux qui ont eu la chance de voir le bateau de l’extérieur. Pour certains, la quête du mât serait trop importante. Pour d’autres, le bateau semble trop sur l’arrière… À voir. Reste que la journée a connu au moins une satisfaction : la procédure pour établir la grand-voile est au point ! La solution est somme toute classique : le gui soulagé à l’aide des lazy-jacks qui font office de balancines, le pic est hissé à l’horizontale pour diminuer les frottements de l’encornat sur le rail qui court le long du mât. Une fois la drisse de mât étarquée, le pic est redressé jusqu’à ce qu’il s’accole au mât. Alors le lasso est souqué et les lazy-jacks sont choqués. Ainsi la ma­nœuvre est-elle plus rapide et plus aisée, même si l’embraque de la drisse de pic, en simple, demande toujours des efforts malgré le winch. Marc va d’ailleurs étudier le gréement d’un palan.

Deux sous-barbes sont indispensables au maintien des quelque 8 mètres du bout-dehors. Celle du milieu contrecarre la traction de l’étai médian sur lequel on endraille le petit foc de 25 mètres carrés. © Gilles Martin-Raget

Le samedi 14 septembre enfin, jour du concours d’élégance, Alcyon déploie ses ailes dans le port de Monaco pour venir saluer sous voiles le jury à bord du Belem. La brise est encore plus faible que la veille et c’est dans un petit vent d’Est de 5 nœuds que nous prenons finalement le départ de la dernière manche. Pour tenter de sortir la voûte de l’eau, l’équipage se déplace à l’avant et sous le vent afin de réduire la surface mouillée. Peine perdue ! La stabilité de formes joue contre nous. « À l’époque, rappelle Marc, ils embarquaient des sacs de sable comme sur les sandbaggers. » Cette nouvelle régate ressemblera à celle de la veille, tant au niveau de la brise que du clapot… Mais qu’importe ! on en apprend chaque jour un peu plus, et l’on dit souvent qu’il faut deux saisons pour mettre au point un nouveau bateau.

Adopter un grand foc-ballon en tissu très léger pour le petit temps – comme à l’époque –, gréer un marchepied sous les 5 mètres de bôme qui dépassent du couronnement pour faciliter la prise de ris – comme à l’époque aussi –, doter le bout-dehors de barres de flèche… Les évolutions possibles ne manquent pas ! Côté régates, même si ce début de saison 2014 montre que le houari marche bien mieux que l’an passé, grâce à une meilleure maîtrise de l’équipage, il souffrira néanmoins toujours de ses caractéristiques, qui le handicapent à l’aune de la jauge. Celle-ci considère en effet davantage la longueur hors tout que celle à la flottaison dont la vitesse dépend. Dès lors, quelles performances peut-on at­tendre ? « En mettant le bateau sur le cul, explique Gilles Vaton, les équipages d’antan augmentaient la longueur à la flottaison, donc la vitesse. D’où la présence de sacs à bord. Alcyon pourrait ainsi atteindre 8,80 mètres à la flottaison, ce qui corres­pond à celle d’un voilier classique de 12 mètres hors tout. Dans ces conditions, il pourra surfer à 10 nœuds au portant. Au près, il pourra monter à 7 nœuds et à moins de 40 degrés du vent vrai. »

Tout le monde s’accorde à dire que le concept­ de ce voilier est extrême et on sait qu’à la grande époque des houaris, même menés par des équipages très pointus, plus d’un a chaviré. « Et pourtant, poursuit Gilles Vaton, les régates des années 1870 se déroulaient dans des vents de 3 à 12 nœuds… » Aujourd’hui, les régates classiques ne sont annulées qu’au-dessus de force 5, afin d’éviter la casse. Pour Daniel Scotto, c’est d’ailleurs la limite d’Alcyon. « Quand ça soufflait ainsi, avoue ce dernier, j’étais toujours un peu inquiet, jusqu’à ce que je le voie naviguer dans ces conditions sous grand-voile à deux ris – soit 50 mètres carrés – et petit foc de 25 mètres carrés amuré sur un petit bout-dehors. Il se comportait très bien. » Reste qu’il sera toujours difficile de réduire la voi­lure en mer, sans parler de tomber dans un grain, ce qui obligerait sans doute à tout amener. « Au temps des houaris, rappelle d’ailleurs Marc, pour les convoyages entre deux lieux de régate, ces voiliers troquaient leur gréement houari pour celui de cotre à corne. Ils avaient aussi deux grands-voiles, la mestre pour le petit temps et la bastarde pour la brise. On fera pareil ! »

Marc bouillonne de projets. « On aimerait offrir la possibilité d’embarquer à tous ceux qui ont un véritable intérêt pour ce bateau, notamment les jeunes. Autre idée, en faire l’aboutissement d’un processus d’école de voile, une espèce de concours dont le prix serait une régate à bord. » Et Édith d’ajouter : « C’est un voilier-passion, c’est une porte ouverte sur l’avenir, c’est un bateau pour vivre, pour partager. Il interpelle, car il relève d’une culture commune, comme en témoignent déjà ses deux surnoms, “le Marseillais” et “la mandoline”. » Naviguer sur Alcyon est un privilège et une expérience extraordinaire, un bel hommage à ceux qui lui ont donné la vie.