Propos recueillis par Virginie de Rocquigny, dessins de Hubert Poirot-Bourdain - À quarante-neuf ans, Patrice Kouakou passe deux fois plus de temps en mer qu’auprès de sa famille en Côte d’Ivoire. Embarqué comme cuisinier, il raconte sa vie derrière les fourneaux à Virginie de Rocquigny depuis Abidjan. 

« Les gens aiment bien venir me voir en cuisine. On peut causer, rire, bavarder, mais quand je suis en plein boulot je veux pas qu’on s’approche ! Ma cuisine, c’est mon bureau.

Le commandant Maxime, il aime bien les flans. Ça fait partie des recettes que j’aime bien faire, avec les choux à la crème, le moka, la forêt noire, les îles flottantes ou la mousse au chocolat. Y a des bateaux qui nous envient. Ils n’ont pas tous ces desserts-là ! Moi j’aime bien faire la pâtisserie et je suis aussi boulanger. Mais il faut équilibrer. Le lundi, je peux faire par exemple à midi spaghettis bolognaise, puis un dessert à la crème caramel et, le soir, filet de poisson, riz, sauce curry, avec une salade de fruits en dessert. Dans l’équipage, ils sont contents, ils sont heureux, c’est équilibré. Le menu doit plaire à tout le monde à bord, donc, parfois, je peux faire deux plats : un plat français et un plat américain. Et aussi un peu de recettes africaines pour les Africains. Je réfléchis beaucoup à tout ça… 

Depuis tout petit, je suis passionné. J’étais tout le temps avec ma mère dans la cuisine, elle me montrait beaucoup de choses. Elle préparait des plats ivoiriens : la sauce arachide, la sauce gombo, la sauce pistache, la sauce graine avec des escargots… C’est après, au lycée en hôtellerie-restauration à Abidjan que j’ai appris à cuisiner européen. 

Après cette formation de trois ans, je me suis dit que j’allais tenter le coup d’aller travailler en mer parce qu’en Côte d’Ivoire, les salaires, c’est pas trop ça. J’ai passé un test le 22 juin 1993 pour entrer chez Sodexo. On était deux cents et seulement quinze ont été pris ! On m’a appelé et je suis parti pour travailler sur une plate-forme pétrolière. 

J’avais vingt et un ans. C’était la première fois que je montais sur un bateau. Mon cœur battait énormément. J’avais peur ! On était transporté par un « surfeur », un petit bateau qui amène le personnel jusqu’à la plate-forme pétrolière. La première fois que tu es au beau milieu de l’eau, tu te dis mais où je m’en vais ! Ça bougeait, j’avais le mal de mer… Quand on est arrivés au pied de la plate-forme, un panier est venu nous chercher. J’ai commencé à transpirer ! Ça me donnait un peu le vertige. On était quatre personnes à monter sur ce panier accroché à la grue qui nous transportait sur la plate-forme. C’était compliqué. Quand on est monté sur la plate-forme, là c’était stable. Elle a quatre pieds, elle ne bouge pas. 

Sur la plate-forme, il y en avait qui faisaient toute la journée, midi-minuit, ou 18 heures-6 heures. On était soixante-dix personnes en tout, donc on était plusieurs cuisiniers. Il y avait des commis, des serveurs, des buandiers, qui s’occupaient du linge, des room-boys qui faisaient les chambres… On était mélangés, il y avait beaucoup de nationalités. Moi, je faisais la nuit, mais le cuisinier de jour, c’était un Roumain. Sur les plates-formes, tu n’as le temps de rien : le but c’est de finir ton boulot rapidement. Chacun est concentré. C’est toute une chaîne. J’ai fait ça pendant seize ans. J’ai arrêté en 2009. Ça m’a permis d’inscrire mes frères à l’école, et moi de me prendre en charge. 

À la suite de ça, en 2011, je voulais vivre une vie sur un bateau, voir comment ça se passait. J’avais envie de changer un peu et de voyager dans le monde. J’ai postulé chez Pélican Marine, une entreprise qui travaille avec plusieurs compagnies étrangères. J’ai été retenu après l’entretien et j’ai commencé à naviguer, avec un contrat ivoirien. 

Au début, j’ai commencé chez Bourbon [compagnie française intervenant sur les champs pétroliers, gaziers et éoliens, ndlr], et puis maintenant je suis à Jifmar [société française qui fournit des solutions d’ingénierie dans le pétrole, les travaux publics, les énergies marines renouvelables, l’aquaculture et la Défense, NDLR]. Mon rythme, c’est trois mois à bord et après je suis en congé un mois et demi.  

Au début, le mal de mer me fatiguait beaucoup. Ça affaiblit beaucoup, mais après on s’habitue. Je me sens marin. J’ai eu toute la formation sur la sécurité par exemple, donc je me sens de la marine marchande. La vie en mer, ça fait qu’on voyage beaucoup mais souvent on est un peu triste parce qu’on laisse la famille derrière. Je suis allé au Portugal, en Allemagne, en Hollande, à Londres… Et je connais la France comme ma poche, mieux que la Côte d’Ivoire ! Je suis allé à Marseille, Sète, Lorient, Brest, Bayonne, Cherbourg, Le Havre… 

Quand tu montes à bord, tu travailles tous les jours. Et dans le domaine où je travaille c’est vraiment tous les jours. Ceux qui sont sur le pont, le dimanche après-midi, ils sont relax, mais moi je suis dans la cuisine, c’est un peu différent des autres. Je me lève à 5 heures du matin. Je fais un peu de sport, le vélo, je vais sauter à la corde, je soulève un peu les poids… C’est une routine. Ensuite, je vais en cuisine préparer le petit déjeuner, puis à 7 heures j’attaque le plat de résistance pour le déjeuner. Le soir, je peux finir à 22 heures. 

Les gens aiment bien venir me voir en cuisine. On peut causer, rire, bavarder, mais quand je suis en plein boulot je veux pas qu’on s’approche ! Ma cuisine, c’est mon bureau. Elle doit être saine et propre. Je laisse personne rentrer dans ma cuisine en bleu crasseux. Tant que j’ai pas fait mon boulot, je sors pas de ma cuisine. Je suis concentré sur tous les plans, je veux pas faire d’erreurs : tout est calculé. Il faut que je sois prêt à l’heure pile. 

À Jifmar, on est seize à bord. Les premiers viennent manger à 11 h 30, souvent c’est le second commandant et puis après deux matelots à midi, et ainsi de suite. Quand le commandant mange, s’il bavarde, c’est que le plat est bon. Si tu les vois en train de murmurer c’est pas bon. Je dois assurer aussi toute la gestion des approvisionnements. Je prépare ma commande, je la remonte à la passerelle, c’est envoyé au shipchandler et une semaine après on a les vivres. 

« Toi, tu es la personne la plus importante du bateau », c’est ce que me dit souvent le commandant Maxime, qui est vraiment un commandant exceptionnel. Il me dit : « Hé Patoche, tu nous régales à tout moment ! » C’est quelqu’un de très humain, de très sensible. Il s’approche, en fait il te pose beaucoup de questions. « Comment ça va ? As-tu réussi à appeler la famille ? » Il te dit tout le temps : « Si tu es stressé sur un bateau, c’est pas bon, tu dois me dire si tu as le moindre problème. » 

Tu n’as pas de stress quand tu travailles avec ce commandant. Tu es tellement fier de lui ! Une fois, on était à Saint-Nazaire sur les éoliennes. Il devait décanter une situation, c’était énorme. Pendant trois jours, il ne dormait pas ; c’était beaucoup de stress. Quand il a décanté la situation, il est venu me voir dans la cuisine, il coulait les larmes. Ça m’a beaucoup touché. 

Chez Jifmar, c’est des plus petits bateaux que ce que j’avais connu avant, donc tu vois l’équipage. On pose souvent des éoliennes en pleine mer. Me dire qu’après l’électricité passe sous la mer et arrive en ville, ça me rend content. Y a une bonne ambiance à bord, on échange beaucoup. Les officiers, ils sont pas restreints. Ils n’excluent pas l’équipage. C’est ce qui est bon, c’est l’harmonie. 

La vie à bord n’est pas toujours facile, parfois je peux travailler douze heures de suite. Si on doit rester dans le stress, tu n’es pas à l’aise, tu vas piquer des crises. Quand y a de l’ambiance, tu es content de travailler, ça te motive, tu vois pas le temps passer. Un jour, je suis arrivé à bord un matin pour remplacer une Française. Elle n’avait rien laissé, y avait le responsable des clients à bord. Le commandant m’a dit : « Tu descends, y a rien, faut aller rapidement ! » À 11 h 45, la bouffe était prête. Moi au pied du mur, je suis un vrai maçon ! Le commandant m’a remercié. Un bon capitaine, c’est celui qui s’occupe de son équipage, qui prête l’oreille, il vient en aide. 

Y a des capitaines qui sont un peu bizarres et qui ne s’occupent pas de leur équipage. Des gens qui sont un peu racistes. Ils ne veulent même pas voir un Noir. Je le ressens. Tu dis bonjour, ils te répondent pas, ils n’ont rien à foutre avec ton bonjour. Ils veulent même pas te voir. Mais quand tu travailles bien, là, ils sont coincés. En France, on a toujours la visite des inspecteurs. Ils viennent, parfois ça peut durer une demi-journée, et ils nous interviewent, ils contrôlent tout. Est-ce que ça va à bord, est-ce qu’on a accès à Internet, au téléphone… Et ils nous disent bien : si vous voyez une histoire de discrimination, faut le dire. 

Mais sur un bateau, on est obligé de s’entendre pour avancer dans le boulot, sinon c’est le désordre. Il faut avoir la maîtrise de soi. Si tu ne te libères pas l’esprit, tu ne peux pas travailler en mer. Moi, je suis tout le temps souriant. Il faut pas emmagasiner trop de choses dans son esprit. Être isolé pendant trois mois, c’est pas facile. Sur les bateaux, tu n’as pas de vie. T’as pas ta famille. Quand tu n’as pas d’enfant, tu t’en fous, mais quand on a des enfants... Heureusement, y a le Net à bord. On échange beaucoup avec la famille, ça nous rassure. Tous les soirs, j’appelle en vidéo. 

Les enfants ont besoin de me voir et on a l’habitude de se parler sur écran. J’ai trois filles et un garçon. Mon premiers fils a dix-neuf ans et la dernière a dix mois. Après, on a la joie au cœur, ça donne la force de travailler encore. Les enfants pleurent quand je m’en vais mais je leur dis toujours : si j’y vais, c’est pour votre avenir. Je peux pas payer la scolarité si je ne travaille pas. La scolarité coûte très cher. En mer, je gagne 1 500 euros par mois. Si je travaillais à Abidjan, le salaire serait de 500 euros, ça ne pourrait pas couvrir tous mes besoins. 

J’aménage un peu mon temps pendant les trois mois en mer. Quand je fais mes menus, je mets la date à tout moment. Quand je vois qu’on est à telle date, je me dis tiens, il reste plus qu’un mois, donc ça passe vite. Je vais sur le pont prendre un peu d’air pour dégager les poumons. Si j’ai le temps, je vais en passerelle, je bavarde un peu, vingt minutes… Je prie beaucoup dans ma cabine, ça m’aide énormément à tenir les trois mois sans stress et sans souci. Et le sommeil à bord est très important. Tu as besoin de beaucoup de repos pour tenir. 

J’aimerais bien un jour embarquer sur des bateaux énormes, comme des tankers. Je cherche tout le temps à découvrir de nouvelles choses, je pense qu’il faut toujours avancer dans la vie. Je continue de me former quand je suis chez moi, à Abidjan. Je fais des cours pour avoir encore plus de recettes. En ce moment je prépare un bts Hygiène-sécurité-environnement. J’habite dans un quartier pas loin du président de la République, à 600 mètres. 

Quand je suis en congé, je suis pas payé alors je fais des gâteaux pour des baptêmes, des mariages… Je préfère travailler un peu plus pour gérer les besoins de la maison. 

Ils ont réduit le temps d’embarquement pour les officiers français à un mois et demi. Je me dis bon, moi je m’occupe pas de ça. Je sais que les femmes françaises, elles veulent divorcer si le monsieur reste à bord trop longtemps. Moi, ma femme est chrétienne, comme moi. Quand je suis en mer, elle va beaucoup à l’église, elle prie pour moi et elle m’encourage. Si ta femme t’encourage pas, ça te casse le moral. »