La limule atlantique (Limulus polyphemus) est présente du sud du Canada au golfe du Mexique. Long de 70 centimètres, pesant 5 kilos, muni d’une étrange carapace et d’un long aiguillon, cet arthropode, présent sur la Terre depuis 400 millions d’années, est souvent qualifié de fossile vivant. © FRANCOIS GOHIER/ARDEA/BIOSPHOTO

Par Nathalie Couilloud - Les plus anciens fossiles de limules datent de 470 millions d’années, précédant de loin l’époque des dinosaures. Le sang bleu des limules détient un fabuleux pouvoir : il permet de purifier médicaments et vaccins… et rapporte des millions de dollars à l’industrie pharmaceutique mondiale. Prélevés abondamment, ces animaux emblématiques des lointains temps géologiques ne sont cependant pas préparés à un tel attrait de l’humanité à leur égard…

Les limules sont des êtres d’exception, dans le sens qu’aucun groupe vivant actuellement ne s’y rattache au point de vue zoologique. C’est aux ancêtres des araignées et des scorpions que ces curieux arthropodes, qui paraissent si étranges parmi notre faune actuelle, seraient plutôt apparentés. Aujourd’hui, seules quatre espèces, toutes côtières, demeurent les preuves vivantes d’une très ancienne lignée d’organismes définis comme l’ordre des Xiphosures. Elles habitent sur les rives occidentales de deux océans, dans l’hémisphère nord, et nulle part ailleurs : la limule géante (Tachypleus gigas) et celle des mangroves (Carcinoscorpius rotundicauda) en Asie du Sud-Est, Tachypleus tridentatus au Japon et Limulus polyphemus en Atlantique, du sud du Canada jusqu’au golfe du Mexique.

Gravure de Théodore de Bry représentant la pêche des Amérindiens, publiée dans l’ouvrage de Thomas Hariot, 
A brief and true report of the new found land of Virginia (1588), 
où l’on voit des limules au premier plan. 
Les pêcheurs attachaient au bout 
de roseaux ou de cannes leur aiguillon pour s’en servir de harpon. © ALBUM/BRITISH LIBRARY/ALAMY BANQUE D’IMAGES
Gravure de Théodore de Bry représentant la pêche des Amérindiens, publiée dans l’ouvrage de Thomas Hariot, A brief and true report of the new found land of Virginia (1588), où l’on voit des limules au premier plan.
Les pêcheurs attachaient au bout de roseaux ou de cannes leur aiguillon pour s’en servir de harpon. © ALBUM/BRITISH LIBRARY/ALAMY BANQUE D’IMAGES

Au XVIe siècle, quelques naturalistes européens commencent à en fournir les premières descriptions, à partir de spécimens rapportés par des explorateurs de retour des Indes orientales. L’écrivain anglais Sir Walter Raleigh découvre sur la côte de la Caroline du Nord l’un de ces animaux, dénommé seekenauk par les Amérindiens qui se servent de sa pointe pour armer leurs harpons. Naturaliste basé à Amboine, le néerlandais Georg Everhard Rumphius (1627-1702) décrit et donne la première plus belle figure d’une limule qu’il appelle crabe des Moluques (bien qu’elle n’ait rien à voir avec un crabe, zoologiquement parlant), et la nomme Polyphème en référence au Cyclope de la mythologie grecque, monstre à l’œil unique au milieu du front, fils de Poséidon. Au XVIIe siècle, à Anvers, des peintres de renom la subliment dans leurs représentations artistiques.

Gravure de Frederick Polydore Nodder (1751-1801) pour The Naturalist’s Miscellany de George Shaw (1790).© FLORILEGIUS/BRIDGEMAN IMAGES
Gravure de Frederick Polydore Nodder (1751-1801) pour The Naturalist’s Miscellany de George Shaw (1790).© FLORILEGIUS/BRIDGEMAN IMAGES

Au siècle suivant, la limule fait son entrée dans les collections des cabinets de curiosités européens, amateurs de spécimens « curieux et exotiques », tandis que les naturalistes restent perplexes sur ses affinités zoologiques. Dans la péninsule du Yucatán, la seule région du Mexique où vivent des limules, leur aspect étonnant a suscité l’imagination des voyageurs et des autochtones. Elles figuraient dans les récits des conquistadors espagnols et dans Popol Vuh, le texte sacré des peuples mayas. Elles y sont appelées guitarrita (« petite guitare »), cacerola de mar (« casserole de mer ») ou mex, un terme maya encore utilisé dans la péninsule.

Les petits blindés de la côte atlantique

Longue de 70 centimètres pour un poids de 5 kilogrammes, la limule de l’Atlantique (Limulus polyphemus) est dotée d’une large carapace en forme de bouclier, bombée en dessus, excavée en dessous. Cette morphologie lui vaut le nom évocateur de crabe fer à cheval chez les Anglo-Saxons. Sa partie thoracique bordée d’épines protège ses pattes et ses branchies, aplaties en feuillets serrés. Ondulant rythmiquement, ces feuillets forment une large surface sur laquelle l’oxygène et le dioxyde de carbone sont échangés entre le sang de la limule et l’eau. Un long aiguillon pointu et rigide, ou telson, non venimeux, s’articule sur le dernier segment de la carapace. La limule l’utilise pour naviguer et se retourner en prenant appui sur le fond lorsqu’elle se trouve renversée sur le dos. Avec ses six paires d’appendices, articulées et terminées par de petites pinces, la limule déambule sur les fonds sableux, déchiquette et broie sa nourriture (vers et mollusques). Ses appendices abdominaux constituent de puissants appareils natatoires, qui lui permettent aussi de nager à l’envers.

À ses sept yeux rudimentaires (des ocelles) et sa paire de gros yeux latéraux, s’ajoute une série de photorécepteurs sur sa carapace et son telson. Ses yeux composés sont constitués chacun d’environ huit cents unités, ou ommatidies, sensibles à la lumière. Le nerf optique est suffisamment long pour être accessible et permettre d’étudier le fonctionnement électrophysiologique de l’œil. Les yeux de la limule constituent donc de très bons modèles de recherche en laboratoire pour étudier la structure, la physiologie et la fonction oculaire. En 1967, ils rapportèrent le prix Nobel de physiologie et de médecine au chercheur américain Haldan Hartline, qui découvrit le phénomène d’« inhibition latérale ». Les cellules photoréceptrices de l’œil sont interconnectées, de sorte que lorsque l’une est stimulée, celles situées autour d’elles sont désactivées, ce qui améliore le contraste visuel et facilite la perception des formes. La limule ne réagit donc pas aux changements globaux d’éclairage, comme cela pourrait se produire lorsqu’un nuage passe devant le soleil. Elle peut en revanche très bien détecter des objets sur le fond, et en particulier d’autres limules, notamment les mâles avec les femelles.

Sur une plage du Delaware, des chercheurs profi tent de la présence de limules, venues frayer à marée haute sur la plage, pour eff ectuer des comptages. © VICKI BEAVER/ALAMY BANQUE D’IMAGES

Les limules de l’Atlantique vivent au large des côtes, à quelques dizaines de mètres de profondeur. Au cours de la dernière quinzaine de mai et en juin, elles se rassemblent par milliers sur le rivage pour frayer, pendant la plus haute des marées des nouvelles et pleines lunes, en particulier dans la baie du Delaware, dont les niveaux de densité de limules sont uniques sur la côte atlantique. Quand l’immense armada arrive, les limules se bousculent, se cognent dans le déferlement des vagues, culbutant, luttant pour atteindre le rivage qui semble parfois mousser comme si une machine à laver déversait ses eaux bouillonnantes. Les femelles déposent leurs œufs, semblables à de petits pois verdâtres, dans des nids qu’elles creusent à une profondeur de 5 à 20 centimètres près de la ligne de marée haute. Elles peuvent pondre jusqu’à vingt mille œufs, répartis en plusieurs nids. Ils sont fécondés par le sperme libéré par un mâle agrippé à elle, et par un ou plusieurs mâles satellites qui se rassemblent généralement autour du couple nicheur.

Les œufs incubent dans le sable durant vingt-huit jours, et l’éclosion a lieu lors de la grande marée suivante. Le nid est inondé, et le sable agité par les vagues libère les larves qui se dispersent dans l’eau. Chaque œuf donne naissance à une larve longue d’un centimètre, rappelant étrangement, par sa forme, un trilobite, d’où le terme de « larve trilobite » (du genre Prestwichianella). Deux semaines plus tard, les larves se métamorphosent et ressemblent à de petits adultes. En grandissant, ils se déplacent progressivement vers le large. Une limule peut vivre une vingtaine d’années. Parmi ses rares prédateurs se trouvent la tortue caouanne, dont les mâchoires puissantes et le bec corné éclatent sa carapace, de grands alligators et des requins-léopards.

Ses œufs nourrissent les oiseaux migrateurs

En revanche, les œufs, eux, font le régal de millions d’oiseaux de rivage, composées d’une cinquantaine d’espèces (bécasseaux maubèche et sanderling, huîtrier, tournepierre à collier, pluvier argenté, avocette…). Toutes ces populations d’oiseaux migrent au printemps et utilisent la baie du Delaware comme halte migratoire, se gavant d’œufs de limules, riches en acides gras, pour reconstituer leurs réserves avant de s’envoler vers le nord.

La baie du Delaware, sur la côte est des États-Unis, sert de halte migratoire à une cinquantaine d’espèces d’oiseaux qui prélèvent par millions des œufs de limules, riches en acides gras. © MINDEN/HEMIS.FR

Jusqu’à un million d’oiseaux de rivage s’y regroupe chaque année depuis 1980, date à laquelle des enregistrements ont commencé à être effectués pour la baie du Delaware. Ensemble, limules et oiseaux constituent l’un des écosystèmes les plus longs (plus de 16 000 kilomètres), les plus étroits (la zone de balancement des marées) et les plus éphémères (quelques semaines par an). La ponte des limules survient au moment même du pic de migration de ces oiseaux de rivage, et constitue la principale source d’énergie pour soutenir leur future migration marathon.

Ces oiseaux, dont certains hivernent en Argentine et au Brésil le long de la côte atlantique, suivent généralement des trajectoires de vol spécifiques au cours de leurs migrations vers le nord, parfois jusqu’en Arctique, s’arrêtant dans des zones-étapes. En passant par la baie du Delaware, ils parviennent à obtenir 30 pour cent de graisse corporelle à partir des œufs de limules, avant de continuer vers la baie d’Hudson, ou plus au nord, pour rencontrer l’éclosion estivale des mouches dans leurs sites de nidification au Canada.

Outre cet apport de nourriture pour les oiseaux migrateurs, les limules ont aussi un autre rôle écologique : leurs carapaces hébergent de lourdes cargaisons d’algues, de balanes et de crépidules, qui s’y incrustent en grand nombre.

Cependant, la fascination que les zoologistes éprouvent pour la limule ne réside pas vraiment dans sa morphologie, ni dans la nature de son sang bleu ou de sa vision que les physiologistes ont approfondie. Elle naît plutôt des questions qu’elle soulève en termes d’immensité de temps, d’espace et d’évolution. Connues pour leur apparent conservatisme morphologique, les limules ont acquis une notoriété de « fossiles vivants ». Il s’agit de formes remarquablement anciennes, ayant conservé des liens de parenté très rapprochés avec certaines formes fossiles, et n’ayant apparemment subi que peu de changements évolutifs.

À gauche : une limule – appelée en anglais horseshoe crab, « crabe fer à cheval » – rejoint l’eau après le frai, à Cape May, dans le New Jersey.
Ci-contre : en haut, des œufs nouvellement pondus ; au milieu, des œufs quasi prêts à éclore après deux semaines d’incubation dans le sable chaud ; en bas, une larve fraîchement éclose, qui va passer cinq à sept jours comme organisme pélagique en suspension libre dans les eaux
du Delaware. © JOHN CANCALOSI/ALAMY BANQUE D’IMAGES ; MINDEN/HEMIS.FR

Or, des analyses récentes ont montré que les Xiphosures ont eu une histoire évolutive écologiquement diversifiée, avec plusieurs groupes vivant dans des environnements non marins et développant des morphologies nettement différentes de celles des espèces actuelles. Comprendre la longue histoire évolutive des Xiphosures est essentiel pour interpréter la façon dont les espèces modernes peuvent réagir aux changements environnementaux et pour guider les efforts de conservation.

Les limules sont les parents vivants les plus proches des trilobites, des arthropodes marins apparus il y a 500 millions d’années et disparus 250 millions d’années plus tard. Avant que les Amériques ne se séparent de l’Eurasie et de l’Afrique et forment l’océan Atlantique, par le phénomène de la tectonique des plaques, avant les dinosaures, les oiseaux, les mammifères et les plantes à fleurs, les ancêtres des limules vivaient déjà. Ils ont survécu à plusieurs vagues d’extinction massives (les « Big Five »), y compris les changements catastrophiques d’il y a 65 millions d’années, qui ont marqué la fin des dinosaures et de tant d’autres espèces.

Aujourd’hui, c’est précisément cette caractéristique d’ancienneté qui intéresse les scientifiques et l’industrie pharmaceutique. Le sang des limules, ou hémolymphe, est riche en cuivre (et non en hémoglobine comme notre sang rouge) et contient une enzyme qui, lorsqu’elle entre en contact avec l’oxygène, prend une étrange couleur bleue. Ce sang détient une propriété qui vaut des millions de dollars à l’industrie pharmaceutique mondiale : le système immunitaire de la limule est si archaïque que son sang forme des caillots protecteurs quand il détecte des agents pathogènes externes, en particulier des endotoxines bactériennes (toxines de la paroi de certaines bactéries, libérées lorsqu’elles meurent), afin de ne pas contaminer le reste de son corps.

Ce type de bactéries est si nocif que même l’infiltration d’une micro-dose dans les médicaments injectables aux humains peut être fatale. C’est ainsi un système de détection très efficace, largement utilisé dans les tests de pureté des vaccins. La substance qui en est extraite, ou lysat d’amébocytes (LAL), est un composant-clé pour garantir la sécurité des médicaments et des dispositifs médicaux (valves cardiaques par exemple) destinés à des millions de patients chaque année. Un litre de sang de limule vaut jusqu’à 15 000 dollars aux États-Unis, où son extraction est légale…

Selon sa taille, un spécimen peut fournir, par ponction dans le cœur, entre 50 et 400 millilitres de sang. La plupart des limules sont remises à l’eau mais quelque 30 pour cent d’entre elles, ou plus, succombent à ce processus de « saignée », auquel s’ajoutent des manipulations successives et le stockage prolongé dans des bacs en plastique. L’industrie biomédicale capture environ cinq cent mille limules américaines chaque année. Pour bénéficier de cette technique biomédicale sans nuire aux populations de limules, des études visent à mettre au point des méthodes de culture in vitro d’amébocytes.

Capturées et broyées pour fertiliser les champs

La médecine utilise également une autre propriété de la limule : la chitine, provenant de sa carapace, qui entre dans la fabrication de sutures chirurgicales résorbables et de pansements pour les brûlés.

Mais l’intérêt de l’homme pour la limule ne date pas d’hier : au cours des années 1850-1960, les limules atlantiques ont été surexploitées, capturées, broyées en quantités colossales, pour fertiliser les champs ou alimenter le bétail. Comme le raconte George H. Cook en 1857, dans son Report on King Crabs (Geology of the County of Cape May), le littoral du New Jersey est remarquable pour le nombre immense de kingcrabs qui le fréquentent : cette année-là, 1,2 million de limules sont prises sur environ un mille terrestre (1,6 kilomètre). L’épaisseur des œufs accumulés le long du rivage est telle qu’ils peuvent être pelletés et ramassés par chargement de wagon. « Quand les œufs éclosent, le sable est comme vivant de ces petites créatures, poursuit George H. Cook. Il y a un an ou deux, un navire a pris une charge de sable sur le rivage et, en deux ou trois jours, tant de ces jeunes y sont apparus qu’ils ont été obligés de jeter le tout par-dessus bord. »

Les porcs mangent les limules avec avidité : leur abondance est telle, en effet, qu’elles sont séchées et broyées pour servir de nourriture concentrée pour le bétail… Il est également courant de rassembler les limules dans des enclos et de les laisser se putréfier pour former une sorte de composé à utiliser comme fumier, particulièrement pour la culture des céréales. La terre, si pauvre naturellement qu’on ne pouvait y cultiver de blé, a été tellement enrichie par l’application de ce compost que des récoltes de 20 à 30 boisseaux à l’acre ont été réalisées dans le New Jersey. « Certains ont érigé un moulin à Goshen à cette fin, écrit encore George H. Cook. Ils sèchent les crabes, les hachent aussi finement que possible et les mélangent avec une petite quantité de matière désodorisante. Ainsi préparé, le matériel est mis en sacs et vendu, sous le nom de cancérine, au prix de 25 à 30 dollars la tonne. » Plusieurs centaines de tonnes sont fabriquées et vendues, concurrençant par sa qualité le guano péruvien.

Le sang des limules est riche en cuivre et contient une enzyme qui prend une couleur bleue au contact de l’oxygène. Il détient des propriétés qui intéressent au plus haut point l’industrie pharmaceutique mondiale. Un litre de sang de limule vaut jusqu’à 15 000 dollars aux États-Unis, où son extraction est légale… © ARIANE MÜLLER

« La quantité de cancérine, qui peut être produite annuellement, n’est pas encore connue, précise George H. Cook. On sait si peu de choses sur les habitudes de la limule qu’on ne peut émettre aucune hypothèse sur la quantité de cancérine à prélever dans l’année qui suit une destruction massive des œufs sur les côtes. » Le Scientific American de 1869 précise que si les prélèvements qu’ils subissent annuellement ne réduisent pas définitivement leur nombre, la production de cancérine peut atteindre plusieurs milliers de tonnes chaque année.

En 1952, on pouvait encore lire dans la revue Oceanus, éditée par la Woods Hole Institution au Massachusetts : « En raison de son statut de prédateur de coquillages, le crabe fer à cheval est mal vu par la plupart des pêcheurs. Son utilisation comme appât pour les anguilles et les conques est donc considérée comme la “solution parfaite” pour débarrasser les eaux de la Nouvelle-Angleterre de ce “ravageur”. » Des écrits qui font froid dans le dos…

Aujourd’hui, l’intérêt pour la limule dans les domaines que nous venons d’évoquer remet en question la survie de certaines espèces : selon une évaluation récente établie par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), la limule d’Amérique (Limulus polyphemus) est sur la liste rouge, c’est-à-dire qu’elle risque de disparaître dans certaines régions de son aire de répartition où se trouvent de petites populations vulnérables.

Mené depuis une quinzaine d’années aux États-Unis, le projet Limulus a « taggé » des milliers de spécimens, permettant de mieux connaître leurs schémas de déplacement. Ces marques transmettent de nombreuses informations : sexe, taille, conditions d’accouplement, instructions aux baigneurs s’ils trouvent une limule (numéro de téléphone à appeler, référence d’identification, lieu et date de la recapture). Les nombreux défis liés au rétablissement des populations de limules, dans la baie du Delaware et ailleurs, ont suscité un intérêt accru pour la production aquacole de ces espèces, qui pourrait répondre à la demande biomédicale actuelle. Des efforts ont été déployés pour élever des limules en laboratoire, mais il s’agit généralement de projets à petite échelle, axés sur la recherche et non destinés à l’amélioration des stocks.

Pour rendre l’aquaculture plus efficiente, il faudrait pouvoir s’appuyer sur une description détaillée de la conception et des performances des systèmes de culture, et disposer d’aliments pour les stades juvéniles. D’où certains projets de recherche qui approfondissent sa biologie. Actuellement, les plus grandes récoltes de limules sont dues aux industries de la pêche : elles servent en effet d’appâts pour l’anguille américaine (Anguilla rostrata), la conque (Busycon) et le buccin.

La conservation des limules passera par une réglementation efficace des prises, mais leur rétablissement à long terme demeure incertain en raison de la perte et/ou la dégradation prévisible de leurs zones côtières de reproduction. Aujourd’hui, les risques qui pèsent sur leur capacité de survie sont de plus en plus menaçants. Si, dans l’époque géologique actuelle, nous permettons la disparition de ces animaux, issus de centaines de millions d’années d’évolution, cela suggère quelque chose de réellement inquiétant dans l’ordre de nos priorités. Car nous détenons un rôle déterminant sur leur avenir, et il ne tient qu’à nous de continuer à partager la planète avec les limules pendant… quelques autres millions d’années. ◼

ENCADRÉS

Consommables, médicinales ou toxiques

© ANIRUT RASSAMEESRITRAKOOL/ALAMY BANQUE D’IMAGES

Les trois espèces de limules qui vivent en Asie (Tachypleus gigas, Tachypleus tridentatus, Carcinoscorpius rotundicauda) entrent dans la composition de différents remèdes traditionnels ainsi que de substances liquéfiées pour les très recherchés « médicaments de vitalité ». Au goût âcre et salé, le broyat des carapaces a quant à lui plusieurs fonctions : « Il accélère le sang, dissipe la stase et détoxifie ; il est souvent utilisé pour traiter les blessures et les chutes, les coupures, les saignements, les brûlures et le zona » (Common Chinese Materia Medica, 2022). Malgré leur peu de chair disponible, les limules sont consommées dans de nombreuses régions côtières d’Asie du Sud-Est, et même considérées comme un fruit de mer délicat à Hong Kong et en Chine.

Toutefois, si la chair et les œufs non pondus de Tachypleus sont inoffensifs pour la santé humaine, ceux de Carcinoscorpius sont très toxiques, au moins durant la saison de reproduction. En consommer un demi-bol peut être fatal. Œufs, chair et viscères contiennent en effet de la tétrodotoxine (TTX), l’une des neurotoxines les plus violentes connues. L’intoxication a pour effet de bloquer la conduction nerveuse, provoquer des engourdissements, des paralysies musculaires, et parfois la mort par suffocation.

La TTX est présente chez de nombreux autres animaux marins : vers, gastéropodes, crabes, poulpes à anneaux bleus, poissons-globes, etc. En réalité, cette neurotoxine n’est pas produite par ces animaux, mais par des micro-organismes, bactéries et dinoflagellés, qu’ils ingèrent en même temps que leur nourriture. La toxine s’accumule ensuite dans leur organisme. On suppose que la TTX est impliquée dans un mécanisme de défense visant à protéger les œufs de limules des prédateurs. De même que les poissons-globes au Japon, les limules doivent être cuisinées par un expert.

Dans les années 2010, des limules importées d’Asie ont commencé à apparaître sur le marché américain de l’industrie des appâts pour la pêche commerciale de l’anguille (2 000 limules en 2011, 4 000 en 2012). Craignant une transmission de toxines et de parasites aux limules atlantiques, avec des effets potentiellement catastrophiques pour les ressources marines et les oiseaux de rivage en migration, l’Atlantic States Marine Fisheries Commission (ASMFC), à la demande de l’UICN, en a interdit toute importation. ◼ C. V.

Comment estimer le nombre de limules

La limule est encore mal connue, et les lacunes concernent notamment l’abondance de ses différentes espèces. Dans l’immensité de la région Asie-Pacifique, des études de répartition, à l’échelle des territoires, nécessiteraient une logistique et des investissements financiers considérables pour mener à bien un échantillonnage de terrain approfondi.

Cependant, l’utilisation des savoirs locaux pour collecter des données, en suivant la méthode dite Wisdom of Crowds (« Sagesse des foules »), pourrait permettre d’obtenir de bons résultats. Selon celle-ci, des acteurs locaux sont en mesure de produire, collectivement, des modèles environnementaux complexes, très similaires à ceux des experts.

Dans le cas des limules asiatiques, des pêcheurs, lors d’entretiens communautaires, fournissent de nombreuses données sur l’état historique et/ou récent des populations, la répartition des frayères et des nourriceries, les risques imminents auxquels elles sont confrontées. Les scientifiques, en particulier dans le domaine des pêches, reconnaissent ainsi le potentiel des connaissances écologiques locales pour combler les lacunes sur l’état des ressources. Les informations provenant d’un grand échantillon de population, une fois compilées, permettent d’estimer de façon étonnamment précise les quantités et la répartition des limules.

Bien que ces méthodes ne puissent remplacer une véritable quantification in situ, l’approche semble avoir une utilité en tant qu’évaluation préliminaire et outil pour déterminer l’état des menaces. Les causes de ce déclin – pêche non durable, pollution industrielle, artificialisation des côtes – pourraient être irréversibles, et les preuves disponibles devraient pouvoir inciter, notamment les autorités provinciales chinoises, à mettre en œuvre des mesures de gestion et de conservation. ◼ C. V.

Les mimi de l’île de Java

La limule à longues épines (Tachypleus tridentatus) est présente le long de la côte chinoise et vers le sud jusqu’à Bornéo et Java en Indonésie, et au Japon. La mer intérieure de Seto abrite d’ailleurs d’importantes

aires de reproduction de cette espèce, désignée comme monument naturel. Près d’Okayama, un musée et centre de recherche est spécifiquement dédié à la sensibilisation du public au kabutogani, le terme japonais désignant les limules (le kabuto est le casque porté par les samouraïs et gani signifie le crabe). La limule à queue ronde (Carcinoscorpius rotundicauda) se répartit quant à elle en Indonésie, Malaisie, Philippines, Thaïlande, Vietnam, golfe du Bengale.

SCENICS & SCIENCE/ALAMY BANQUE D’IMAGES

Ces deux espèces fréquentent les estuaires à mangroves, pourvus d’herbiers marins et de vasières sableuses, et ont besoin de trois types d’habitat pour leur cycle de vie : pendant la saison de frai, les couples creusent le sable des plages près de la ligne des hautes eaux, ou la vase le long des lisières des forêts de palétuviers, les juvéniles grandissent dans les zones intertidales de ces rives, et les adultes retournent vers des zones situées plus au large. Les limules sont importantes dans les écosystèmes côtiers, où elles servent à la fois de proies et de prédateurs, d’hôtes pour divers invertébrés et de bioturbateurs pour les échanges de nutriments entre eau et sédiments. Bien qu’elles soient répertoriées comme faune aquatique clé protégée dans quatre provinces de Chine, les populations de T. tridentatus sont fortement exploitées pour répondre à la demande croissante de production de lysat d’amibocyte et à la consommation alimentaire.

À cela s’ajoutent la destruction de leurs rivages de frai par des aménagements côtiers et des pollutions marines, comme notamment à Taiwan et Hong Kong. Du fait de leur morphologie épineuse, beaucoup de limules s’emmêlent dans les filets de pêche jetés le long du littoral pour récolter du poisson à marée descendante.

Les Javanais nomment Mimi la limule femelle, et Mintunola limule mâle. Dans leur philosophie, Mimi Mintuno est un symbole d’harmonie éternelle. Lors des noces traditionnelles, les parents donnent à leurs enfants qui se marient des conseils pour vivre toujours ensemble, comme Mimi et Mintuno, car il est dit que les limules sont monogames et s’accouplent pour la vie. Cette croyance repose sur des observations : les limules en train de s’accoupler ne peuvent pas être séparées au risque de mourir. Certains pensent également que si elles ne sont pas cuites en couple, elles sont toxiques… Ainsi, mini lan mintuno signifie « rester fidèle » (ou, littéralement, « attaché ») jusqu’à ce que la mort les sépare. ◼ C. V.

Les trilobites, mémoires de notre planète

© Corey Ford/Stocktrek Images/Biosphoto

Les trilobites ont été parmi les premières formes de vie à habiter les mers primitives de notre planète. Ces arthropodes ont émergé durant le Cambrien, il y a environ 521 millions d’années, et ont survécu jusqu’à la fin du Permien, 270 millions d’années plus tard. Au cours de cette période, des milliers d’espèces remplissaient pratiquement toutes les niches marines disponibles. Le terme « trilobite » vient des trois sections ou « lobes » qui composent transversalement leur corps. La plupart des espèces mesurent quelques centimètres de long, certaines atteignant jusqu’à 70 centimètres.

Les trilobites sont apparus au moment de l’explosion cambrienne, qui a débuté il y a environ 540 millions d’années. À ce moment-là, les premiers océans ont commencé leur formidable diversification de vie. Quelque 20 millions d’années plus tard – ce qui n’est pas grand-chose sur l’échelle des temps géologiques – , les trilobites ont « dominé » les mers. À cette époque, ils possédaient déjà des carapaces dures, en calcite, des yeux complexes, à facettes, et de puissants appendices pour se déplacer. Plus de vingt-cinq mille espèces ont été reconnues jusqu’à présent. Mais, selon certains scientifiques, c’est plusieurs fois ce nombre qui aurait réellement émergé au cours de leur demi-milliard d’années d’évolution.

Les trilobites ne vivaient que dans les mers, bien qu’il y ait des preuves scientifiques récentes indiquant que, même au début de leur développement durant le Cambrien, des espèces ont pu s’aventurer pendant de courtes périodes sur les zones côtières environnantes, soit à la recherche de nourriture, soit dans le cadre d’un rituel d’accouplement, un peu comme nous le voyons encore aujourd’hui avec les limules. Auraient-ils été ainsi les premiers de l’histoire de notre planète à errer hors des mers et à débarquer brièvement ? ◼ C. V.