Les Immémoriaux

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Préface de Jean-Luc Coatalem Dans la leçon du Divers Trop tard. C’est le sentiment qui étreint vite le jeune médecin Victor Segalen, alors qu’il débarque en rade de Tahiti, en janvier 1903, dans l’intense réverbération du soleil vertical. Trop tard, oui. Paul Gauguin, exilé dans le Pacifique dès 1891, aux Iles du Vent puis dans les brumeuses Marquises, avait constaté la même chose.  Lire la suite

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Derrière le triomphal et le parfumé, le mythe s’était effrité, la réalité avait ranci. Véritable rouleau-compresseur, la colonisation européenne était passée par là : casernes et bases navales, négoce tous azimuts, christianisme virulent, lois et contraintes… propagation des virus. Tout allait être donc si banal, c’est-à-dire ressemblant ? Et qui, alors, sur cette poignée d’îles éparses et d’atolls, répondrait à leur quête ?

Avant lui, Gauguin, « Koké », dans la minuscule Hiva Oa, avait jeté l’éponge. N’envisageait-il pas de regagner l’Europe pour s’installer en Espagne ? Le comble après le vertige des mers du Sud ! Il finirait par crever tout seul, en mai 1903, dans son faré, alcoolique et morphinomane, dégoûté de tous, les femmes, les critiques d’art, les gendarmes, les missionnaires et les marchands, loin de ses illusions, celles du bon sauvage et d’une nature donnée, gratuite. Et si son œuvre solaire (où la Polynésie fut, au final, réinventée) allait rayonner à travers les capitales et les siècles, ce serait pareil à la lumière d’une lointaine étoile éteinte. Là-bas, la jambe pourrie et le ventre bouffé d’eczéma, jeté sur un bat-flanc de nattes, Gauguin avait fini par en mourir, détesté par beaucoup, aimé par si peu, en butte à la hiérarchie galonnée et à l’ineptie des médiocres. Seul comme celui qui a rompu avec tout, libre d’avoir osé, amer d’une joie évaporée. Seul comme ces chiens orange qu’il peignait aux angles de ses tableaux.

Il n’empêche ! Victor Segalen est plus jeune, plus ardent. Plus creusé peut-être. Nietzschéen. Passé quelques semaines d’euphorie où, rescapé de la fièvre typhoïde, l’esprit et le corps dès lors fortifiés, il fait son plein de sensualité et de sexe (« j’ai mal dormi de joie », écrira-t-il), le voilà qui annonce déjà tenir son livre, le premier. Foudroyé par une idée comme par l’éclair. Certes, durant les mois précédents, le Brestois s’était documenté, il avait lu tout ce qu’il avait pu sur l’ancienne Tahiti, se constituant « une formidable bibliothèque polynésienne », mais le thème s’est imposé à lui comme ce sera aussi le cas, en 1909, pour « Le Fils du ciel », sitôt posé sa botte cirée sur l’échiquier de Pékin. Du jour au lendemain : l’idée d’un texte. Une floraison. Une brûlure. « Les Immémoriaux », donc.

Son intention ? Prendre le contre-pied de la littérature de l’époque, coloniale et touristique, donner la parole aux Maoris. Passer de l’autre côté du regard. Remonter en arrière, aux temps anciens, juste avant les Blancs, réentendre les anciens Dires qui cristallisent le réel, rejoignant ce qu’il suppose, lui, avoir été un monde indemne, soit sans démon, sans faute, sans punition, mais au contraire guerrier, cruel, jouisseur et animal. Vivant. Atteindre aussi, à l’occasion, par un bel effet de boomerang, « le bout de son moi ». Et, pour l’écriture, s’en tenir résolument du côté du « Salammbô » (1862) de Flaubert, qu’il vénère, plutôt que du « Mariage de Loti » (1878) du coruscant Pierre Loti, qu’il finira par moquer, ou des récits trop convenus de Claude Farrère auréolé du Goncourt pour « Les Civilisés », en 1905.

Entre-temps, sa tournée sanitaire dans les Tuamotu (janvier-février), ravagées par un cyclone terrifiant, puis son pieux pèlerinage sur les traces de Gauguin (août), qui ne l’avait pas attendu pour mourir – ses pauvres choses d’art laissées sous la lumière crue –, allaient cimenter ses convictions. Devant les ruines des anciens cultes, les îles dépeuplées, assujetties, coupables depuis du péché originel (toutes ces robes- missionnaires empesant les corps d’ambre), le grignotage de la mémoire collective, la bêtise bureaucrate, le dressage de l’administré, il constatera que la colonisation avait tout aplati. Derrière sa fausse ingénuité, Loti avait constaté trente ans plus tôt la même agonie : « La civilisation y est trop venue, notre sotte civilisation coloniale, toutes nos conventions, toutes nos habitudes, tous nos vices… » Au bon père chrétien qui, sous l’ombrage de gros manguiers rose bronze, l’interrogera : « Vous cherchez toujours le dernier païen ? » Segalen répondra, amer : « Oui et je regrette de ne pas pouvoir le ressusciter. »

Par miracle, sur place, une vieille Marquisienne, à quelques pas du faré de Gauguin, acceptera, un faisceau de cordelettes ponctuées de noeuds pour aide-mémoire, de lui réciter les vieux Dires, « accroupie dans un coin, les yeux dans le vide, balançant d’un rythme égal sa main sèche, (elle) scande d’une oscillation chaque nom de sa longue dynastie », et voilà que se désenroulait « l’immémoriale histoire » sur plusieurs centaines d’années. Puis ce sera cette leçon du hors-la-loi de la « Maison du Jouir », dont il rapatriera tout ce qu’il pourra (des toiles, dont, comble de l’ironie, le « Village breton sous la neige », des bois sculptés, une liasse de dessins, des papiers, la vénérable palette), qui portera aussi ses fruits. C’était donc à lui de jouer, maintenant, puissant de sa force vitale. Passage de relais. De témoin. Écrire à son tour l’histoire de Térii le récitant, Paofaï le résistant, qui savent que « les mots sont des dieux eux-mêmes », que les oublier serait attenter à l’ordre de l’univers et donc à la place des hommes. Sinon comment répondre à la question que Gauguin avait martelée : « D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? » Oui, écrire pour renouer les fils et les clans, rallier les îles, trouver le courant pour les pirogues sous la chorégraphie des astres, éclairer la nuit originelle comme avec une torche de résine. Redonner à vivre ce qui fut, s’ouvrir au grand Divers qui jamais ne divertit mais, au contraire, condense et resserre. Ici et ailleurs en même temps que l’Autre – cet Autre à qui vous donnez visage et qui vous tend le vôtre. Bref, approcher le sacré.

Roman ethnographique a-t-on dit, au point que le texte rejoindra la prestigieuse collection « Terre Humaine », chez Plon (en 1956, ce sera le troisième titre, derrière Jean Malaurie et Claude Lévi-Strauss !), c’est surtout un grand poème hypnotique et crépusculaire au-dessus des balancements d’un océan peu pacifique. Encourageant, Saint-Pol-Roux, exilé dans sa thébaïde de tours, de brumes et d’embruns finistériens, avait conseillé : « Loti a conté le charme évidemment superficiel, peut-être même faux de là-bas, à vous de nous en rapporter l’épopée… 

L’histoire fonctionne en miroir, décentre le propos, se moque de la psychologie, jouant sur des rythmes. Elle n’est pas si aisée à lire (peu d’explications, aucune traduction, des néologismes, une poésie appuyée) mais se mérite comme une escale dans un long périple. L’ensemble en devient musical, quasi symphonique. La seconde partie, où nous assistons au déplacement inter-îles, est la plus éblouissante. L’obsession de la transmission, dans une culture orale, y est là aussi permanente. Ne pas se souvenir, soit ne plus savoir, ne plus donner, n’est-ce pas déjà ne plus vivre ? En marge du fantasme d’un paradis perdu, Segalen racontera l’étrangeté irrémédiable de ce monde de guerriers et de bardes couronnés de feuilles qui, juchés sur leurs pirogues ou à l’à-pic des pitons volcaniques, parlent… aussi de nous.

Au final, ce premier ouvrage de l’officier-médecin Segalen sera en publié en 1907, sous le pseudonyme de Max-Anély (réserve militaire oblige) au Mercure de France. Mille sept cents exemplaires payés à compte d’auteur pour lesquels le jeune auteur s’endetta auprès de ses pingres de parents. Si Segalen tenta d’obtenir le Goncourt, consentant à quelques visites auprès des éminents jurés (l’ayant mal évalué, Jules Renard dans son « Journal » persiflera : « L’air jeune, souffreteux, pâle, rongé, trop frisé… »), espérant en obtenir la manne financière qui l’aurait libéré d’une vie bourgeoise et laborieuse, l’ouvrage connut un retentissant fiasco. Critique indifférente, même hostile (« L’auteur a voulu se faire une âme, une intelligence de nègre, je crains qu’il n’ait excessivement réussi », persiflera un journaliste). Ventes dérisoires. Certes, le récit était hors-normes, inclassable, anti-colonial. Jugé aussi anti-chrétien donc amoral. N’ayant reçu aucune voix (qui se souvient du lauréat, Émile Moselly, et de ses « Terres lorraines » ?), Segalen conclut, pincé mais superbe : « Le Goncourt vient de ne pas m’être donné. » Gauguin avait prévenu, lui qui se fichait de la gloriole : « La conscience d’abord et l’estime de quelques-uns, les aristocrates qui comprennent : après cela, il n’y a rien… » Et, même si Debussy, Saint-Pol-Roux et l’influente Rachilde, ils étaient précieux ces amis-là, lui en firent compliment, il passera à autre chose. Dès 1909, revenu en Europe par un extravagant voyage puis reparti en Asie par la mer, ce sera l’empire de l’Orient, la vaste Chine, l’écriture de « Stèles » et de « Peintures ». En vapeur, en train, en jonque, à cheval ou à pied, Segalen, qui apprenait le chinois et tâtait sérieux de l’opium, allait avaler miles nautiques, kilomètres et dénivelés, mais aussi manuscrits anciens, relevés archéologiques et annales dynastiques, élargissant sans cesse le cercle dont il était l’épicentre. Loin. Très loin. À la recherche de tumulus et de licornes. Mais là encore, au plus près de lui, en un juste retour, par un bel écho, jusqu’à cet « empire de soi ». « Étant allé, je me reviens », reconnaîtra-t-il dans son grand poème final, « Thibet ». Oui, à en perdre haleine.

Un livre de poche de 288 pages.

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